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La plus belle chose du monde/03

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III


Le temps passe et parfois ne change rien.

Les vingt ans de Nicole, de Lucette, de Claire, de Monique sonnèrent les uns après les autres. Elles avaient espéré un enchantement brusque, parfait, et seules des puérilités motivaient encore leurs grandes joies. Aucune porte d’or ne s’ouvrait.

Lucette s’impatientait. Malgré ses amies, ses livres, son piano, que de jours perdus, perdus pour l’émotion, le sentiment. Rien d’essentiel ne se tramait pour elle dans les jours qui fuyaient. Le vide de sa calme existence lui pesait. Souvent, elle ne croyait plus assez à son talent musical pour bien travailler. Elle laissait sans progrès nouveau couler des heures. Un intérêt un moment éveillé la remplissait d’ardeur et cette ardeur, l’instant d’après, elle l’oubliait.

Un jour, à midi, une voisine monta chez elle en passant, une carte postale à la main. C’était une reproduction de tableau. Lucette désira la voir. Pendant qu’elle l’admirait, son amie lui expliquait :

— C’est Raoul qui envoie un mot à ce pauvre Jean Sylvestre. Sais-tu qu’il est très malade dans un hôpital de Rawdon ?

Jean Sylvestre ! Bien des années auparavant, Lucette avait eu avec Marie Sylvestre, une querelle qui s’était terminée par des coups. Le lendemain, elle s’était trouvée face à face avec Jean, — de six ans au moins plus âgé qu’elle, — il lui avait barré la route et lui avait déclaré sur un ton menaçant :

— Si tu as le malheur de toucher encore à Marie, petite méchante, tu verras…

Elle était méchante, évidemment, car sans réfléchir, d’un mouvement irrésistible, elle l’avait giflé et s’était enfuie à toutes jambes.

Jamais elle ne l’avait revu de près. Tant qu’ils étaient demeurés voisins, elle avait fui en l’apercevant. Lui pensa sûrement qu’elle avait peur ; en vérité, elle avait honte. Impulsive, elle demanda :

— Raoul serait-il fâché, si j’écrivais sur sa carte ?

— Il ne le saura même pas.

Alors, Lucette griffonna cinq lignes de badinage, rappela l’odieux souvenir, demanda pardon, signa de tout son nom. Ensuite, elle cessa d’y penser et pour une excellente raison. Quelques jours après, un événement imprévu s’annonça qui romprait enfin l’uniformité du temps. Sa marraine l’amenait passer avec elle trois mois à Percé.

Il fallait absolument que, tout de suite, Lucette vît son amie Claire pour lui apprendre la grande nouvelle. Elle dégringola quatre à quatre l’escalier, courut sans dignité vers l’avenue Laval. Quittant la rue Saint-Denis, elle tourna en biaisant à travers la rue Rachel encore étroite, oublia de regarder, à la librairie Pinault, les boîtes de papier à lettres français qui la retenaient d’habitude si longtemps en admiration.

Son cœur battait. Quelle merveille que la vie ! C’était inespéré, trop beau, aller passer tout un été à Percé.

Elle verrait enfin la mer, puis toute cette Gaspésie dont on lui avait tant parlé. Marchant toujours plus vite, pressée de communiquer sa joie, elle fut soudain prise de panique. Mieux valait se sentir moins heureuse. Sans cela, quelque obstacle surgirait et elle manquerait ce voyage.

Entrant chez Claire elle se jeta dans le fauteuil vert, essoufflée, lasse, s’épongeant.

— Dis-moi vite ce qui t’arrive. Jean Sylvestre t’a répondu ?

Jean Sylvestre ! Elle pensait bien à Jean Sylvestre !

— Je pars pour Percé avec tante Aline, le 28 juin, et j’y resterai jusqu’au premier octobre.

— Lucette, tu en as une veine…

Elles eurent un moment d’excitation, d’enthousiasme partagé…

— Moi qui croyais m’ennuyer tout l’été boulevard Saint-Joseph, parce que marraine avait vendu la maison de Sainte-Agathe…

— Et sans l’espoir de revoir « Poivre et Sel ! »…

— « Poivre et Sel ! » Je ne l’aime plus. Lui non plus, ma pauvre Claire. Encore une fois, ce n’était pas sérieux. En ce moment, je m’en moque, l’amour m’est souverainement indifférent. Tiens, je préférerais, je crois, voyager toute ma vie. Ah ! Dieu, que je suis contente. Mais je voudrais que ce soit immédiatement, demain, le départ. Trente jours à attendre, tant de choses peuvent se produire. Je ne dormirai pas, je ne mangerai pas, l’impatience me dévorera, ce sera un martyr, la rançon de ce trop grand bonheur…

— Oh ! toi, avec tes rançons… Le temps, ça passe toujours, tu sais bien. Et tes préparatifs t’occuperont.

Les préparatifs, elle n’y avait pas pensé. Tout d’une haleine, emballée, Lucette énuméra ce qu’elle achèterait.

Un maillot de bain, un manteau de tweed, des souliers de sport, et beaucoup de robes. C’était non seulement magnifique, Percé, mais très animé. On allait paraît-il, marcher tous les jours dans la montagne, et l’on se promenait en barque sur la mer. La mer, la mer, la mer… La mer qu’elle n’avait jamais vue, Lucette naïvement l’imaginait en furie, avec d’immenses vagues qui déferlaient avec fracas. Et ce fracas la comblait d’aise.


Le soir du départ vint enfin. À la gare Bonaventure, la longue chenille du train attendait. Le bruit régnait souverain, les voix humaines se cherchaient dans les voix métalliques des wagonnettes chargées de bagages lancées à toute vitesse sur le quai, et dans le halètement des locomotives toutes prêtes.

Monique et Nicole venaient dire adieu à leur amie, et ne trouvaient à répéter que cette unique phrase :

— Que tu as de la chance.

Monique, dans un accès de rage feinte, comme elle en avait eu si souvent au couvent ajouta :

— Non, mais je voudrais te pincer. Qu’as-tu fait de plus que nous pour mériter pareille joie ?

— Des neuvaines.

Monique allait bondir, mais Aline de Villemure s’approchait, et l’élan de Monique s’arrêta. Elle l’accueillit de son plus joli sourire.

Elle redevenait bien élevée, et elle dit :

— Lucette en a de la veine, Mademoiselle, d’avoir une fée pour marraine.

— Mais je voudrais bien pouvoir vous amener aussi, ô heureuse jeunesse.

D’un œil amusé, Aline de Villemure contemplait la fraîcheur de ces teints, l’éclat de ces yeux, la vivacité, l’intensité de ces expressions. Elle était jolie elle-même malgré la quarantaine entamée, et très élégante. Était-elle infirmière par goût, par vocation ? ou, parce que, tout de même, le célibat n’est supportable qu’avec son indépendance assurée ? Lucette n’en savait rien.

Sa tante Aline émettait bien, à l’occasion, des idées combattives, elle se permettait des réflexions malicieuses sur les hommes, mais sans aigreur. Elle prétendait du reste aimer beaucoup mieux ceux-ci que les femmes.

— Les femmes sont si méchantes et si sottes parfois, disait-elle à Lucette.

— Pas moi, ma tante ?

— Tu n’es pas une femme, tu n’es qu’une petite fille et j’espère que tu seras une exception.

— Comme vous ?

— Comme moi, si tu veux.

— Les hommes, que sont-ils ? demandait Lucette, qui désirait s’instruire.

— Oh ! la plupart demeurent enfants toute leur vie, c’est pour cela qu’ils sont égoïstes et qu’on leur pardonne tout de même.

Enfants et égoïstes, et il fallait leur pardonner. Lucette avait de quoi méditer.


Des voyageurs montaient sans cesse. Le moment du départ approchait. L’impatience de Lucette croissait. Elle ne vivait plus. Nerveuse, elle désirait prendre le train tout de suite. Sa montre ne marquait pas encore l’heure, mais elle redoutait de rester sur le quai. À bord, elle se sentirait sûre du voyage. Jusque-là il pouvait toujours survenir quelque chose.

Enfin, du balcon à l’arrière du wagon, elle se pencha vers ses amies. Une vague de bonheur la soulevait.

— D’ici, je vais me voir partir.

— Et nous abandonner, égoïste !


Elle les vit agiter leurs mouchoirs, puis la voie tourna et elle ne les vit plus. Le train commença son roulis sonore et régulier. Lucette poussa un soupir profond. Elle partait ! elle était partie !

Ce n’était plus un rêve, un simple projet. Le rail s’allongeait, brillant d’un éclat qu’elle trouvait magique. Le soleil se couchait. Sous le ciel coloré, le train traversait un quartier sordide. Des maisons aux briques enfumées la regardaient, lui semblait-il, avec envie. Juchés sur les palissades, des enfants de la main lui faisaient signe ; elle leur répondait ; elle en avait tellement pitié. Puis surgit le pont Victoria, et la ville s’éloigna derrière le port tout proche. Les clochers dominaient l’agglomération des maisons montant à l’assaut du Mont-Royal. Les lumières s’allumaient. Tous ces gens qui vivaient enfermés dans cette grande ville, pensait Lucette, et qui moins heureux qu’elle n’en sortaient pas. Quelques-uns mouraient sans doute en ce moment, d’autres souffraient peut-être de la faim. Comment pouvait-on aussi facilement oublier ? Et la guerre qui sévissait depuis si longtemps et à laquelle on s’habituait.

Les stations défilaient : Bélœil, Saint-Hilaire, puis Saint-Hubert. Il fit bientôt tout à fait noir. Mademoiselle de Villemure vint la rejoindre.

— J’ai demandé de préparer les lits. Demain, nous serons éveillées avant le jour, tu verras. Dès qu’on atteint le bas du fleuve, l’air saisit. Il est tellement plus fort.

En pleine nuit, entre une heure et deux heures du matin, Lucette leva le store pour savoir quel était cet arrêt prolongé. Quand elle le sut, — c’était Lévis, — elle attendit pour contempler au départ les lumières de Québec, sur l’autre rive. Après elle se rendormit, se réveilla à l’aube pour apercevoir, ravie, que le train suivait le Saint-Laurent devenu mer. Elle aspira à pleins poumons la forte odeur de varech qui entrait par la portière.

Une fine vapeur blanche montait de l’eau sous le soleil déjà brillant. Lucette admira le village du Bic, avec sa bordure étrange d’îles rondes et vertes. Après Rimouski, elle vit descendre vers l’océan un grand paquebot. Des collines s’avançaient vers le fleuve comme des bêtes énormes.

Le train s’enfonça dans les terres et la forte senteur des résineux se substitua à l’odeur du goémon. La voie courait entre les montagnes, au bord de la rivière Matapédia rapide, claire sur son lit de cailloux, et qui parfois s’élargissait en lac. Çà et là, un moulin gris se dressait ; des piles de planches embaumaient.

Lucette, du balcon observatoire, regardait. Elle avait encore dans le souvenir les rues brûlantes de la grande ville, les maisons tassées, poudreuses, les arbres clairsemés, maigres et poussiéreux, et elle ressentait jusqu’au plus profond de l’âme la beauté de cette campagne, la joie de respirer cet air pur.

Le « noir » vint annoncer le déjeuner. Lucette, suivant sa marraine entra dans la salle à manger, la tête haute, souriant avec une inconsciente assurance nouvelle. Son enthousiasme s’alimentait de tout. À travers les larges fenêtres elle apercevait les champs déserts et sauvages : de minces fumées jaillissaient des foyers pauvres et isolés. Lucette, par contraste, se sentait plus heureuse. Elle but trop de café, s’exalta davantage.

À Matapédia, elles descendirent. L’énorme train continua sa route et elles se dirigèrent vers la ligne de la Baie des Chaleurs où attendaient trois wagons et une vieille locomotive. La gare, en bois rouge, avec ses entrecroisements de rails, se nichait au creux de montagnes aux formes rondes, richement boisées et vertes, du vert profond des résineux. L’atmosphère changeait : là commençait ce pays de repos où toute existence coulait au ralenti.

Dans le wagon défraîchi, les fauteuils des voyageurs étaient retenus du côté de la mer. Elles y trouvèrent des amis, que dans le rapide elles n’avaient pas rencontrés : un peintre qu’Aline de Villemure connaissait : un abbé qui avait enseigné le catéchisme à Lucette à Saint-Léon. Ils se rendaient eux aussi à Percé.

Lucette déjà trop vibrante, exprimait sa hâte de voir plus loin.

Ceux qui repassaient par cette route lui recommandaient :

— Ménagez votre enthousiasme, ce que vous avez vu n’est rien, à côté de ce que vous verrez.

Mais le train ne partait pas. Les montres dépassaient l’heure du départ depuis une quarantaine de minutes et ce train ne bougeait toujours pas. Il ne semblait pourtant rien attendre de précis.

Enfin, un vague mouvement précurseur se produisit. La locomotive souffla plus fort, sonna, cria deux fois, hésita de nouveau, puis lentement démarra.

Tous les wagons craquaient, penchaient d’un côté, puis de l’autre. Lucette s’amusait des soubresauts que ces mouvements brusques imposaient aux voyageurs et à leurs bagages. L’abbé Désaulniers lui dit alors :

— Ce n’est rien, vous verrez tout à l’heure, quand le train passera au bord de la falaise et que nous ferons cette gymnastique dans le vide, au-dessus de la mer.

Le train suivait la Restigouche au cours tumultueux coulant entre les montagnes aux dômes variés, inégaux, sous le ciel bleu. C’était l’entrée de l’avenue de forêts et d’eau que tout le jour les voyageurs allaient parcourir.

Tout de suite, l’émerveillement commençait. Une toute petite pointe de la baie des Chaleurs se montrait entre les rives escarpées, une pointe encore étroite comme la rivière. Le train se mirait dans cette onde précieuse et azurée qui reflétait le firmament : et ensuite, capricieux, il s’enfonçait dans les bois, montait en haletant les côtes. Aux descentes, l’élan donnait l’impression de la rapidité. Par les fenêtres entrait gaiement l’été : l’air vibrait dans les rayons de soleil.

Puis le train poussif surgit du bois profond en haut de la falaise. La baie apparut, élargie, sans borne, et merveilleusement bleue, ondulée de vagues qui couraient joyeuses vers la grève blonde. L’odeur saline, rafraîchissante comme un breuvage, envahit le wagon. Trois petites barques, au large, tendaient au vent leurs voiles blanches, et quand Lucette aperçut en plus les premiers goélands, elle constata que tout était plus beau que ses rêves. Elle ne quitta plus la mer du regard. D’avance, elle se l’était représentée grandiose et grise ; elle lui apparaissait souriante, calme, nonchalante, heureuse, roulant avec paresse ses vagues éblouissantes.

De nouveau le train abandonnait le rivage pour la forêt, et Lucette, sortant de son extase, eut faim. Pendant qu’à belles dents elle dévorait des sandwiches, elle se remit à la fenêtre pour ne rien perdre du spectacle.

Toute la journée, la voie côtoya la rive. L’odeur saline plus violente frappait au visage comme un bon vent. Le tortillard s’amusait à contourner le feston fantaisiste que les vagues ont creusé dans la terre rousse. Bonaventure, New-Carlisle, Paspébiac, Petit et Grand Pabos ; caps, grandes ou petites baies, montagnes penchées sur l’eau, barachois blonds, rochers, îlots… À Port Daniel, le soleil couchant embrasait la mer, bordant d’un trait clair la ligne des monts assombris, aux pieds desquels luisait une anse où dormaient des barques de pêche. Lucette n’aurait pu définir ce qu’elle éprouvait. Ce petit train s’avançait comme un train de rêve. Le film coloré s’enroulait féerique dans sa mémoire émerveillée ; des montagnes sans fin à côté de la mer soyeuse ; des falaises fauves prolongées par des rochers aux formes bizarres sculptés par les vagues ; des champs d’iris mauves, des villages calmes et poétiques, où, en juin, les lilas fleurissaient encore ; sur un bout de grève déserte que la marée en baissant découvrait, des hérons méditaient, immobiles sur leurs longues pattes.

Le film semblait s’achever. Lucette, maintenant seule sur le balcon-observatoire, bravait le froid qui montait avec la nuit. Le soleil tomba brusquement derrière les montagnes ; et celles-ci devinrent noires sous la bande rougeoyante du ciel. Un petit feu s’alluma sur la mer sombre et la lune sortit pareille à un prodigieux ballon pourpre. Elle monta, pâlissant, rayant l’eau d’une colonne vermeille, et, lorsqu’elle fut mieux suspendue, incrusta dans l’encre des flots calmes une immense plaque d’argent.

Lucette avidement observait ces somptueuses transformations du décor. Puis elle s’éveilla de ce rêve pour sentir qu’elle grelottait de fatigue et de froid.

Elle entra, mais à la lumière fumeuse des lampes du wagon toutes ces beautés continuaient à tourbillonner devant elle.