La plus belle chose du monde/05

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V


Comment l’optimiste Lucette aurait-elle pu se plaindre de la vie ? Maintenant surtout, dans l’enchantement de ce paradis terrestre ?


En descendant du train en retard, à l’Anse du Cap, une Ford antique les avait emportées dans la nuit profonde. Rien ne se devinait du paysage, que l’ombre plus noire des montagnes. La lune avait disparu.

À un détour du chemin montueux, Lucette aperçut les lumières d’une rotonde. Un instant plus tard l’auto stoppait, cornait. L’interne, et deux jeunes filles en chandail blanc, dont le rire aigu sonnait étrangement dans l’obscurité, vinrent jusqu’à la grille au devant des voyageurs, s’éclairant d’une lanterne pour trente pas à parcourir dans l’allée caillouteuse.

Un poêle ronflait dans le salon gai. Du phonographe sortait un air de danse. Mais un jeune homme roux, qui jouait aux cartes avec une infirmière, se leva et Lucette s’aperçut qu’il boitait. À côté d’une jeune fille qui lisait traînaient des béquilles. Intimidée par tant de nouveaux regards posés à la fois sur elle, Lucette préféra monter tout de suite. Elle suivit l’escalier large et tournant, derrière une bonne qui portait la lampe. Elle guettait, curieuse, l’aspect de cette chambre qui serait sa première chambre en dehors du domicile paternel. Des murs blancs, bleutés dans l’ombre, deux lits de fer monastiques, une commode, une table à écrire en érable, et tout cela astiqué, frais, propre, plaisant à l’œil. Lucette soupira d’aise. Elle serait heureuse dans cette atmosphère.

Cinq minutes plus tard, elle dormait ; toute la nuit elle dormit bercée par le roulement du train.


Elle s’éveilla. Le soleil se levait. Ses regards fascinés, tout de suite s’attachèrent au grand Rocher blond. Debout sur la mer encore sombre, il se dressait sur le ciel rose, comme la gigantesque ruine d’une forteresse de féerie. Autour virevoltaient d’innombrables goélands aux cris plaintifs. Ce spectacle seul dépassait tout ce que Lucette avait imaginé. Pourtant, un immense et magnifique paysage encadrait cette merveille des merveilles, ce rocher percé d’une porte romane ouverte sur le bleu des flots et la ligne pourpre de l’aurore, ce rocher aux formidables proportions et aux violentes couleurs.

Bâti sur une élévation, au pied du Mont Sainte-Anne, le Sanatorium dominait tout : le village étagé jusqu’à la plage, les toits rouges, bruns, gris, éparpillés sur une pointe rongée de deux baies en demi-lune : la baie du Nord et la baie du Sud, entre lesquelles s’avançaient vers le rocher, la colline d’ardoise du Mont Joli.

Lucette extasiée, admirait tant de beauté prodiguée à un seul coin de pays. À l’extrémité de la baie du Nord, les falaises se relevaient en un massif fauve ; Le grand Père, — et en trois dents aiguës et verdoyantes ; — Les Trois sœurs. Et si Lucette jetait les yeux en face d’elle, à un mille du rivage, l’île Bonaventure, sous la forme bien définie d’une baleine à fleur d’eau, lentement sortait d’un mince nuage de brouillards que rosissait le soleil levant. Tout ce splendide tableau était brossé d’un coloris extraordinaire : la route se déployait rousse et sinueuse entre les verdures nuancées et fraîches des champs et de la montagne ; la rosée, mouillant les galets, mêlait des brillants à la couleur blonde de la grève. Pour accentuer l’apparence irréelle de ce monde nouveau, dans la clarté de plus en plus lumineuse, — une clarté de transfiguration, — volaient les goélands aux larges ailes éclatantes, si nombreux que Lucette étonnée se rappela un songe qu’elle avait eu autrefois.

Mais elle était bien éveillée. Par la fenêtre entra plus forte l’odeur saline de l’eau mêlée au parfum sucré, savoureux de la résine, qui venait de la montagne, et que le soleil déjà chaud épandait comme un encens. Le matin se levait sans vent, comme tous les beaux matins sur la côte. Plus tard, avec la marée montante, la brise viendrait bouleverser ce calme.


Grave, attendrie, les yeux mouillés, Lucette voua son cœur à ce pays. Jamais, nulle part au monde, elle ne pourrait découvrir un paysage plus magnifique et qui la comblerait davantage. Elle devinait toutes les joies qu’il lui donnerait ; livre immense dont chaque ligne se graverait dans sa mémoire. Ces routes, elle les parcourrait ; cette mer bleue la bercerait ; sur cette plage elle verrait passer les heures changeantes et belles ; des sommets qui l’entouraient et qu’elle gravirait, l'horizon s’étendrait encore ; et les matins, les midis, les soirs, les beaux, les mauvais jours modifieraient l’aspect de ce tableau vivant.

Malgré l’heure trop matinale, elle ne pouvait plus dormir. Une grande reconnaissance pour Dieu baignait son âme. Dieu avait tout créé et lui offrait toute cette splendeur.

Dans la salle à manger, une certaine timidité tempéra l’expression de son enthousiasme. Autour d’une longue table se groupaient les pensionnaires ; quelques jeunes filles, d’autres moins jeunes, cinq ou six hommes, et sa tante, en uniforme, l’air professionnel.

Le voisin de Lucette était père d’une famille de huit enfants ; il avait à peine trente-cinq ans. Amusant, moqueur, gai, sa maladie semblait une fable. Il confia plus tard à Lucette à quel point il souffrait de tenir ce rôle égoïste : vivre confortablement au Sanatorium, pendant qu’à Montréal, sa femme veillait sur les enfants. Elle avait de l’aide, mais ne prenait jamais de véritable repos, ne quittait jamais sa tâche un seul moment. Lucette médita sur le mariage : l’homme pouvait s’évader : la femme demeurait liée par les bras des petits.

Sauf Vincent Le Tellier, le jeune homme roux qui boitait, et un garçon brun, sauvage, timide à l’excès, Louis Lacasse, — qu’une épaule trop haute déformait. — aucun autre pensionnaire de la maison ne paraissait malade. L’interne prodiguait ses compliments à une jeune fille souffrant, malgré la parfaite fraîcheur de son teint, d’une invisible coxalgie. On taquinait en chœur un couple irlandais, amusant contraste, par l’opposition des caractères : lui, rond, rougeaud, irascible et grognon : elle, pâle, maigre, avenante et gaie. Ces repas en commun exigeaient une période d’acclimatation. Pour la première fois, Lucette vivait parmi des étrangers. Elle se sentit d’abord dépaysée. Chacun, cependant, se mettait vite à l’aise dans ce milieu hétéroclite. On y apprenait à ne pas s’occuper des autres : à être aimable sans dépenser d’énergie ; à subir les personnes moins agréables, en se moquant d’elles pour se dédommager ; à s’abandonner par ailleurs à de bien douces amitiés.

La veille, le train étant arrivé trop tard, personne n’avait apporté le courrier. L’interne proposa à Lucette de l’accompagner au bureau de poste. Elle accepta, impatiente de voir de plus près le village et le Rocher.

Pierre Frappier était-il, à vingt-deux ans, aussi sceptique et désabusé qu’il désirait le paraître ? La bouche marquée d’une moue amère, dans la jolie route blonde entre les champs verts et le long du grand champ bleu de l’océan, il parla à Lucette de la bêtise des gens parmi lesquels elle allait vivre.

— N’exagérez-vous pas un peu ? Ils n’ont pas l’air si sots, ils me plaisent presque tous, avoua naïvement Lucette.

— Attendez. Vous verrez mieux, quand vous les aurez observés pendant huit jours. Paquin, Letellier, Lacasse sont intelligents, mais nos Irlandais, comment les trouvez-vous ? et il y a en d’ autres du même calibre. Louise Lachapelle est bien jolie ; je lui fais la cour, vous vous en êtes aperçue ? Je me suis emballé comme vous avant les dix premiers jours d’épreuve. La beauté de ses yeux paraissait exprimer de l’intelligence. Eh bien, en arrière de ce front lisse, se cache le plus obtus des cerveaux.

Tout en bavardant, il signalait les points de vue, nommait les collines. Sans cette voix, Lucette aurait encore cru poursuivre un rêve extraordinaire. Ils s’arrêtèrent au bureau de poste, puis continuèrent jusqu’au quai sur la baie du nord. Là, l’Île Bonaventure ne barre plus l’horizon ; c’est le large qui attire, fascine. À gauche, très loin, se dessinent l’îlot plat du phare Saint-Pierre et la pointe de terre derrière laquelle se creuse le port de Gaspé.

Du quai, Lucette comprit la justesse de la comparaison souvent faite : le Rocher ressemblait à un navire à l’ancre. Il offrait bien la forme d’une proue fantastique se détachant cuivrée, dans la lumière du matin, sur le bleu dur de la mer.

— Vous n’êtes pas fatiguée, lui demandait Pierre Frappier, car ils marchaient depuis longtemps. Lucette répondait toujours non. Il l’aida à sauter du quai sur la plage et ils se dirigèrent vers les falaises du Mont Joli. La marée baissait ; la grève qui relie le rocher au rivage se découvrait. Les vagues accouraient des deux baies et se contraient, formant éventail. L’eau peu profonde luisait glauque, lumineuse. Des moules en grappes, du bleu foncé des raisins murs, se tassaient dans les anfractuosités de ce roc gris ardoise qui continue sous la mer, le mont qui se dresse au soleil. Des oursins, des crabes que la vague avait rejetés gisaient parmi les varechs.

Au quai des Robin, les pêcheurs venaient de rentrer, et sur les tables maculées de sang, éventraient les morues énormes, jetaient les têtes sur le sable. Des gamins s’en emparaient et d’un couteau agile, enlevaient les langues qu’ils iraient vendre aux hôtels. Les goélands si beaux cessaient d’être des oiseaux de rêve, et rapaces, poussant des cris, se précipitaient affamés sur l’amas des détritus sanglants.

Et cependant, vu d’un peu loin, quel spectacle plus émouvant que celui de cette multitude de blancs oiseaux, les ailes claquantes, volant, s’abattant en nuée dans un éblouissant tumulte.

Lucette admirait aussi les galets multicolores et Pierre essayait de découvrir pour elle quelque agate bien striée et scintillante.

Mais il leur fallut à la fin se hâter. Autrement, ils manqueraient finalement le bain, délice qui enchantait d’avance Lucette. Et ravie, vibrante, doutant toujours de la réalité, elle écoutait le chant continu de la vague.