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La plus belle chose du monde/06

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VI


« She had thought in the past, that the highest bliss a human being can experience is perhaps of being quite, quite alone. »
D. H. Lawrence


Lorsque Nicole Lafricain se rappelait cet après-midi où elle avait connu Alain Dorval, elle s’étonnait de revoir la scène si nettement. Elle avait alors bien cru que le jeune homme ne produisait sur elle aucune impression. Elle l’avait trouvé laid. Elle ne s’était pas avancée comme les autres jeunes filles, pour lui serrer la main. Cachée par ses compagnes plus empressées, elle était restée silencieuse. Elle avait souri, mais l’attention ailleurs, loin de ce groupe qui l’entourait.

Pourquoi se rappelait-elle maintenant que lui la regardait avec insistance, pendant que le train démarrait ? Le salut, le sourire d’Alain au départ, pourquoi s’étaient-ils imprimés dans sa mémoire ? Elle avait eu hâte de quitter la gare, de retourner au camp, au lac, où elle désirait se baigner encore avant le repas du soir. C’était un beau jour de l’été précédent. Les autres jeunes filles avaient préféré goûter en arrivant, et renoncer au bain. Nicole, avec son indépendance accoutumée, s’en était allée seule en barque, sur le lac brillant, et du tremplin, à deux cents pieds de la rive, elle avait plongé. Puis elle avait nagé sur le côté, fière de ses gestes rythmés, corrects, aisés comme de grands pas. L’eau était froide. Multipliant les mouvements rapides, elle eut tout de suite chaud dans cette onde fraîche, et se sentit heureuse de sa solitude.

Pour se reposer, elle flottait ; et ses paupières fermées mettaient un rideau rose entre elle et le monde. Le soleil brûlait son visage, son corps. Elle avait une façon chrétienne de vivre cette béatitude physique et, tout bas, remerciait Dieu. Elle aurait du reste crié tout haut sa reconnaissance. Jamais aucun doute n’altérerait sa foi. Où serait le sens de la vie, sans une divinité pour recueillir nos larmes, et nous préparer un ciel ? Elle savait l’existence tissée de maux, d’ennuis, et ne la redoutait pas ; on accumule lentement des mérites, on reçoit toujours à temps les secours surnaturels.

Mais si Nicole n’avait aucune crainte de la vie, elle la considérait avec gravité. Puritaine par tempérament, elle méprisait les plaisirs, les frivolités, dédaignait la danse, les mondanités, le cinéma ; elle lisait de l’histoire, de la philosophie, de l’apologétique.

Sa jeunesse un peu austère retrouvait son élan dans les sports. Ses profondes réflexions la suivaient bien quelquefois même au bain ; la pensée ne s’éteint jamais ; mais Nicole redevenait vite jeune. Elle éprouvait un orgueil enfantin pour ses brasses rapides, et du plaisir à voir en plongeant, le fond boueux du lac. Le jour où elle avait connu Alain, délivrée de la présence de ses compagnes, de leurs exigences, elle avait nagé longtemps, puis, fatiguée, elle était remontée dans la barque.

Elle se souvenait de tout.

Cette année, Alain était revenu. Au début, il s’approchait souvent du groupe dont elle faisait partie. Persuadée qu’elle ne l’intéressait point, Nicole disparaissait chaque fois sous un prétexte quelconque. La solitude lui plaisait ; elle n’éprouvait pas comme ses compagnes le besoin d’une amitié masculine. Elle s’esquivait pour obéir à sa sauvagerie naturelle. Une coquette avérée n’aurait pas mieux servi ses intérêts.

Déçu, Alain la regardait partir. C’était elle qu’il recherchait. Il n’aurait pas su dire pourquoi ce gracieux visage brun, ces dents blanches, ce sourire rare et cette indépendance l’attiraient. Il ne savait rien d’elle ; mais elle lui avait plu de loin, l’année précédente. Quel plaisir plein d’orgueil que celui d’apprivoiser cette farouche ? Et il se rappelait certain soir d’hiver, à la Galerie des Arts. Elle avait passé, elle l’avait vu, lui, Alain, elle s’était faufilée entre les groupes et elle avait disparu. Maintenant tous les jours il venait pour elle et elle fuyait. Il organisa une excursion en yatch ; cette fois, elle ne pourrait se dérober ; une excursion pour aller voir coucher le soleil au pied d’une certaine montagne. Il amena trois jeunes gens. Il les présenta aux autres jeunes filles et retint Nicole pour compagne. Quand le moteur en mouvement couvrit les voix, il lui dit :

— Maintenant, vous êtes captive, mademoiselle Nicole.

— Mais non, vous oubliez ; que je sais plonger.

— Eh bien, alors, avant de disparaître, regardez-moi bien : je ne veux plus subir l’humiliation de vous rencontrer et de n’être pas même reconnu.

— Mais je vous reconnaissais ! Seulement, je supposais que vous pouviez bien, vous, m’avoir oubliée…

Nicole, ne pouvant fuir, et de bonne humeur sans savoir pourquoi, parla. Le soleil disparut derrière le cercle des montagnes. Le ciel d’un rose intense se reflétait dans l’eau. Le yatch longeait le rivage d’une petite baie charmante et sauvage. Nicole admirait. Elle fit pourtant cette réserve :

— C’est beau, mais le moteur fait trop de bruit, l’eau est trop agitée, mes amies rient trop fort ; il nous manque le silence, la solitude, le canot.

— Seriez-vous venue seule avec moi, si je vous en avais priée ?

— Je ne sais pas, je ne sais pas.

— Venez demain ?

Elle hésita, soudain soucieuse, puis elle consentit :

— Je veux bien.

Nicole s’aperçut bientôt qu’Alain lui plaisait. Sans s’en rendre compte, elle sortait de sa réserve, parlait avec autant de volubilité qu’avec ses amies intimes.

Pour sa part, de plus en plus, le jeune homme était convaincu que Nicole Lafricain ne ressemblait à aucune autre jeune fille. Les gens que l’on se prépare à aimer ne sont jamais comme les autres.


Nicole séjournait encore quinze jours au camp. Ensuite ses vacances seraient finies. Dès la mi-août, elle rentrait à Montréal. En pleine chaleur ; mieux valait ne pas y songer. Le lendemain, dans la matinée, un gamin vint porter à Nicole, de la part d’Alain, un livre accompagné d’une lettre. Une jeune fille s’exclama :

— Il est piqué, votre admirateur. Vous écrire, quand il vous a vue hier et vous verra tout à l’heure…

Nicole rougit. Elle ressentait un secret plaisir à examiner l’écriture ferme, à l’analyser, à lire les deux pages un peu étranges qu’il lui adressait. Elle se répétait : « Mais il est fou ! » Et tout de même, elle songeait avec émoi à l’insistance des regards du jeune homme posés sur elle.

Alain était fou, en effet. Tous les jours, il vint. Tous deux tournaient en canot au large du lac ; ils ne sentaient pas le soleil brûlant. Ils parlaient, ils exploraient leurs âmes et leurs esprits avec ivresse ; de leur être intime, ils extrayaient souvenirs, pensées, émotions. Alain et Nicole discutaient aussi les livres qu’ils venaient de lire, la littérature canadienne, le nationalisme. Avec cette ardeur de leurs jeunes opinions, ils espéraient bien changer la face du monde.

Le matin du départ, Nicole s’attendait à voir Alain à la gare : il viendrait lui dire au revoir. Elle l’aperçut avec ses bagages. Lui aussi retournait à la ville. Mais Nicole regrettait déjà son lac, la forêt, le canotage ; et triste de partir, envahie par une sourde mauvaise humeur, elle se dit :

— Pourquoi me poursuit-il ? Pourquoi est-il sur mon chemin ? Pourquoi tient-il à ce que je sois son amie ? Je ne veux pas me marier, moi, je ne veux pas, je ne veux pas.

Et malgré elle, elle commençait à aimer les yeux gris d’Alain, les paupières lisses comme de la cire, les cils épais et longs. La bouche lui plaisait moins, et le dogmatisme du jeune homme dans le domaine des idées l’agaçait parfois.

Le train roula dans la campagne chaude, calme, odorante. Nicole n’écoutait presque pas Alain. Angoissée, en proie à une soudaine obsession, elle se répétait :

— Pourquoi se trouve-t-il à mes côtés ? Que me veut-il ? J’étais heureuse sans lui.

Et déjà, vaguement, elle craignait l’émoi profond que lui communiquait ce regard masculin, le plaisir de répéter ce court nom : Alain, la souffrance intime d’un bouleversement.