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La plus belle chose du monde/07

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VII


Au début, Nicole ne s’aperçut pas de la grande transformation : ne plus se suffire, son bonheur suspendu à un coup de téléphone, à une lettre, son calme perdu, un état de fièvre, de surexcitation, un inconscient mépris des contingences. La chaleur sévissait sans l’affecter. Elle ne regrettait ni le lac, ni les bois, ni la campagne.

De Percé, Lucette lui écrivait son enthousiasme. Nicole ne songeait pas un instant à l’envier, trop absorbée, trop heureuse, trop occupée… Sa religion seule n’en souffrait pas ; pour le reste, quelle métamorphose. Sa nature auparavant positive, pratique, se dissolvait en rêverie perpétuelle.

Elle assistait toujours à une messe matinale. Au retour, en déjeunant, le nez dans sa tasse, elle guettait avec anxiété le bruit des lettres glissant dans la porte ; alors, elle abandonnait tout et courait s’enfermer dans sa chambre pour dévorer la longue épître d’Alain.

Ce n’était pas une lettre d’amour, non. Mais quelle douceur dans la certitude de recevoir chaque jour et de déchiffrer la même écriture ! Quelle douceur de divaguer à deux, sur les charmes d’une amitié toute neuve et émerveillée ! d’échanger des opinions, des confidences, des souvenirs, des impressions. De parler du pessimisme, de l’optimisme, et de quoi encore ? de psychologie, de logique, de poésie, de roman ! Puis, Alain s’évertuait, à définir Nicole, et Nicole s’évertuait à définir Alain. Elle lui reconnaissait l’âme d’un chef, exaltait son ambition.

Alain lui écrivait le soir, mettait sa lettre à la poste à onze heures. Elle la recevait le matin, répondait tout de suite, jetait son enveloppe dans la boîte du coin avant la levée de midi ; Alain la trouvait à cinq heures en rentrant du cours. Même s’il devait voir Nicole le soir, il répondait sans retard.

Ils fréquentaient rarement le cinéma. Ils assistaient à des conférences, à des cours, à quelque concert. Le dimanche ils allaient se promener dans les sentiers de la montagne. Fut-il jamais automne plus splendide ? A-t-on vu depuis des érables plus flamboyants, des merisiers couverts d’un plus bel or végétal ?

La mère de Nicole s’inquiétait un peu. Elle donnait un avis, un conseil, sa fille souriait avec assurance et l’embrassait. Elle ouvrait les yeux, étonnée ; qu’était-il arrivé à sa sage Nicole ? Aucune, surveillance n’était nécessaire ; elle s’alarmait en vain. Ils se promenaient ravis, souriants, mais causant avec la tranquillité satisfaite et calme de l’amitié. Ils en avaient ainsi décidé : leur sentiment ne serait que de l’amitié. De l’amitié ? Mais ce sentiment possède-t-il toujours un tel émoi, cette secrète et merveilleuse exaltation ? Quelle joie complète d’être ensemble, avec tant d’idées en commun, une telle abondance de bonheur ! Quel enchantement de marcher du même pas vif et léger, en observant le ciel, le vol des feuilles d’automne ! De surveiller l’horizon d’où vient l’avenir, de trouver soudain si touchante la moindre brise ondulant l’herbe jaunie, ou remuant le pâle et tenace feuillage des trembles !

De grands sentiments naissaient en eux pour leur patrie. Après un cours d’histoire plus émouvant que de coutume, ils discutaient à haute voix, se confiaient leurs ambitions, leurs inquiétudes : l’espoir qu’ils mettaient pourtant en certains professeurs d’énergie ; tout finissait en résolution de courage. Il fallait édifier sa vie pour qu’elle fût belle et utile à son pays. De rares fois, Nicole un instant se ressaisissait, pensait à Alain tel qu’elle l’avait vu au début, se souvenait de ses impressions, lorsque, à ses côtés, elle était revenue de la campagne, envahie de ressentiment parce qu’il s’attachait à ses pas, s’imposait à elle. Car, ce soir déjà lointain, elle lui avait dit tout juste bonsoir, ne l’avait pas invité quand il l’avait quittée à sa porte.

Mais une fois dans sa chambre, son sentiment s’était brusquement modifié. Un instant éperdue, elle avait pensé : si tout était fini. Poussée par une subite angoisse, elle lui avait écrit sur l’heure.

Le lendemain, il veillait avec elle et lui disait :

— Ma résolution était prise, vous l’avez bien senti. Je ne serais pas venu. Trop souvent vous m’avez donné l’impression de n’avoir aucune amitié pour moi. Comment pouvez-vous afficher des airs si détachés, si indifférents ?

— Je suis un peu maladroite ; je suis trop habituée à être seule. J’aime à être seule. Je n’ai que de rares amies. Il ne m’en faut pas plus.

— Vous n’avez pas besoin de moi ?

— Je n’avais pas besoin de vous.

Ce temps du verbe, elle hésita avant de l’employer, elle descendit au fond d’elle-même pour l’arracher, lui semblait-il, avec effort ; c’était une trahison, un abandon, une renonciation, c’était une fin ; mais c’était aussi un commencement.

— Alors ?

— J’ai dit : je n’avais pas ; comprenez-vous ?

Je n’avais pas… Elle égrenait ces mots avec une espèce de rage, comme si elle piétinait quelque chose de cher. — Sauvage Nicole, douce et sauvage Nicole, pourquoi regretter ? Je ne vous ferai point de peine.

Elle ne leva pas les yeux, redoutant la douceur du regard d’Alain, honteuse de renoncer pour lui à ce qu’elle avait été, d’abandonner son être, sa jeunesse solitaire, pour devenir une autre, pareille à toutes les jeunes filles.


Le lendemain, Alain lui avait écrit. Elle avait aussitôt répondu. La nouvelle vie avait commencé. Le téléphone sonnait. La voix d’Alain venait des profondeurs lointaines, chaude, émue, modifiée par les vibrations de l’appareil.

Ils passèrent ensuite fidèlement, trois ou quatre soirées ensemble par semaine. Nicole était occupée. Quand ses amies à leur tour reviendraient de la campagne, Nicole aurait de nouvelles raisons d’être mystérieuse, de ne pas dire où elle allait, en compagnie de qui elle sortait.

Rien que cette formidable correspondance pouvait remplir ses jours. Elle cherchait à donner aux phrases même les moins importantes, un sens particulier, et les mots de tendresse voilée se gonflaient d’une secrète signification.

Une fois, Alain l’appelait : Ma douce amie. Une autre : mystérieuse Nicole, souvent : sauvage Nicole. Puis, avant de signer, il écrivait : à vous.

À vous. Fallait’il interpréter les mots dans leur sens littéral ? C’était bon, c’était délicieux, cet état d’âme qu’elle se gardait d’analyser, perdue dans les pensées qu’entraînait un sentiment aussi absorbant, aussi fertile, comportant tant d’imprévu.

Était-ce cela, la plus belle chose du monde ?

Nicole rêveuse, secrètement enchantée, brillait à son insu d’une lumière qu’elle croyait toujours bien voilée.