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La plus belle chose du monde/08

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VIII


« Aux chrétiens, il n’est pas permis de pleurer les morts, ils sont nés à la vie véritable, ils ne sont pas morts ; ils dorment dans l’attente de la résurrection. »
Saint-Augustin


Marchant dans le nimbe de son rêve, Nicole ne s’apercevait pas des pressions atmosphériques ; mais Monique pestait contre la chaleur. Pourquoi ne possédait-elle que son balcon pour partage, quand Lucette se rafraîchissait à la mer, quand Claire lui écrivait de Saint-Jérôme qu’elle passait les journées à lire au fond du jardin, au bord de la plus jolie rivière du monde !

L’eau qui coule, coule, coule ! Rien que cette image emplissait Monique d’une violente nostalgie de la campagne, du silence, de l’air pur. Sur son balcon, elle ne respirait que de la poussière : les feuilles des arbres en étaient toutes grises, comme devaient l’être ses pauvres poumons. L’asphalte chauffait autant qu’une fournaise. L’atroce, ô l’atroce chaleur.

L’eau qui coule, coule, coule. Elle voyait une rivière très bleue, scintiller entre des berges vertes ; elle imaginait une bordure de peupliers très hauts, bruissants, et le murmure du courant, et le parfum d’un champ de foin d’odeur...

— Si j’étais Claire, je ne lirais pas, je me baignerais. Moi, je lis parce que je n’ai aucune autre consolation.

À quoi comparer le délice de nager dans de l’eau fraîche ? Le sort s’affirmait injuste : être pauvre ; ne recevoir aucune invitation pour la campagne, habiter sans répit la ville déserte et chaude. Monique, d’ennui, eut soudain les yeux remplis de larmes.

Au début de l’été, Jacques Préfontaine avait été enlevé par la conscription, et déjà, il voguait vers l’Angleterre. Tout le pays canadien-français avait été bouleversé par ce nouvel ordre du gouvernement.

Si Monique rencontrait un régiment en route pour Valcartier, où les troupes s’entraînaient, son cœur débordait de pitié. Elle n’aimait pas Jacques, mais elle avait été affligée par ce qu’il lui avait écrit de ce camp. Il vivait avec des hommes sans éducation, ramassés sur les chemins. Il devait obéir à des officiers mal disposés. L’antipathie séculaire entre les deux races fermentait, et quelquefois éclatait. Monique soupira. La guerre durerait-elle toujours ? Elle écouta sonner cinq heures : elle lissa les plis de sa fraîche robe de mousseline, puis elle vit rentrer du travail, des jeunes filles qui gagnaient leur vie comme dactylographes. Travailler par des jours pareils, c’était plus dur que de flâner sur un balcon ; mais le lendemain, samedi, elles seraient payées. Monique n’avait jamais un sou. Pire que cela, elle entendait répéter tout le long du jour que l’argent manquait. Pourquoi ses parents avaient-ils ce préjugé ridicule : trouver déshonorant que les jeunes filles embrassent une carrière ? Pourquoi poussaient-ils les hauts cris quand Monique parlait de chercher un emploi ? Elle n’attendrait pas indéfiniment le mari riche ; l’un après l’autre ses rêves tombaient. Pourquoi ne pas donner des leçons particulières ? À l’automne, elle chercherait des élèves. À quoi bon ses beaux yeux, ses cils longs et noirs, ses cheveux blonds ? Personne ne l’aimait, personne ne lui offrait de royaume. Elle aspirait au bonheur et le bonheur ne venait pas. S’il allait ne jamais paraître ? Si jamais cette soif qu’elle sentait brûlante en elle n’était désaltérée ?

La sonnerie du téléphone retentit. Elle entra pour répondre, avec cet habituel empressement qu’elle apportait à courir au-devant de l’imprévu. On demandait sa mère ; mais avant qu’elle eût achevé de dire : « Un instant, s’il vous plaît », on lui parlait à elle. Madame Chênevert pouvait-elle se rendre tout de suite à l'Hôpital Notre Dame ? Un accident était arrivé à Monsieur Chênevert. Oui, un accident d’automobile. Peut-être rien de grave. On ne pouvait encore se prononcer.

Elle ne sut jamais comment elle annonça cette nouvelle. Ensuite, elle demeura immobile, assise sur le sopha du salon, à côté du téléphone, à attendre. Elle ne pensait plus à son bonheur, tout entière absorbée par l’espoir que l’épreuve suprême leur serait épargnée, que la vie ne serait pas plus cruelle. Elle ne pleurait pas, raidie dans une tension nerveuse, les yeux fixes.

Si le téléphone sonnait de nouveau, son cœur bondissait : elle essayait de se rassurer. Lucette ne prétendait-elle pas que, lorsqu’elle s’inquiétait beaucoup, tout tournait bien ? Or, l’horreur, la peur rongeaient Monique.

On l’avait laissée seule à la maison. Ses sœurs et sa mère étaient parties sans vouloir l’emmener, mais en lui recommandant :

— Appelle une de tes amies. Nous te donnerons des nouvelles.

Le soir tomba ; elle n’avait songé ni à allumer, ni à manger, quand elle entendit rentrer ses sœurs avec son beau-frère. Ses sœurs l’embrassèrent en pleurant. Son père était mort. Il était mort.

Il avait quitté la maison à deux heures, vigoureux, si vivant. Et maintenant, c’était fini. Il ne parlerait plus, il ne lui reparlerait plus jamais. Jamais, en entrant, il n’entourerait les minces épaules de Monique, en la baisant au front ; jamais, en riant, il ne l’attirerait sur ses genoux, en l’appelant sa plus petite. Car elle était sa plus petite, celle qu’il avait choyée plus longtemps. Tant qu’elle l’avait eu, elle ne s’était pas donné la peine d’évaluer ce bonheur acquis, solide, dont elle ne s’apercevait plus. Et maintenant, c’était fini. Fini. Mort, les yeux fermés, le corps comme du marbre. Des yeux fermés qui ne s’ouvriraient plus. Monique soudain étouffait de douleur. Et tout de suite ce sentiment honteux l’envahissait qu’au chagrin moral se greffait la mesquine préoccupation d’avoir perdu avec son père, le gagne-pain de chaque jour. L’argent avait manqué, certes, mais il s’en trouvait pour l’essentiel. Maintenant, il n’y en aurait plus. La mort. La misère. Monique priait mal. Elle ne pouvait croire que Dieu l’entendît, qu’il s’occupât de nous. Car, comment, comment permettrait-il de pareilles douleurs ?

La mauvaise nouvelle avait couru. Des tantes, des cousines arrivèrent pour peupler ce cauchemar, s’emparer de la maison, forcer Monique à monter à sa chambre, à prendre du thé. Monique se taisait, épiait les bruits. Tout à l’heure, il reviendrait mort, et sa pauvre maman ploierait sous cette peine. Quand la porte d’entrée grinça, et que Monique entendit les pas gênés des hommes montant un fardeau, enfin sa douleur éclata et ses larmes coulèrent pressées.


Bien plus tard, elle descendit. Les cierges étaient allumés. Déjà des fleurs entouraient la tombe où il semblait dormir, rêver peut-être. Le front luisait, blanc, et sous la moustache blonde la bouche souriait. Ce sourire heureux, jamais elle ne l’avait vu à son père. Monique pensait amèrement à toutes les fois où elle l’avait harcelé par ses besoins d’argent. Il ne s’était jamais reposé et malgré tout, son salaire suffisait à peine. Eh bien, il dormait enfin délivré. Il y avait un ciel. Monique envia son sourire heureux, comblé. Oui, elle gagnerait sa vie et tout serait pour le mieux. Elle se sentit subitement visitée par une paix extraordinaire, une paix presque surnaturelle. Pour un moment, cette paix anéantit ses doutes. Ce sourire de son pauvre père mort lui redonnait confiance en Dieu, en sa miséricorde et elle pensa qu’il était sage de prier. Mais elle vit entrer sa mère si changée, si douloureuse, que de nouveau elle se révolta. La vie se tissait de cruautés. Sa pauvre maman, la voix défaite, les yeux lavés, abîmés par les larmes. Ils avaient été unis comme Monique désirait être unie à l’homme qu’elle épouserait. Ils avaient ri ensemble comme au temps de leur jeunesse. Jamais Monique n’avait entendu sa mère blâmer son père ; et voilà que pour toujours, et brusquement, ils étaient à jamais séparés. Mais sa mère, doucement, lui disait :


— Quelle grâce, au moins, qu’il ne soit pas défiguré, qu’il nous laisse ce bon souvenir. Ma pauvre petite, ce serait insupportable, au-dessus de mes forces, mais il a pu me parler, me dire adieu. Il a prononcé ton nom. Il est mort résigné. Ne pleure pas. Il nous aidera. Il me l’a promis. Monique qui tamponnait ses cils mouillés de son mouchoir en boule, cessa de sangloter pour scruter de nouveau ce sourire énigmatique de la mort. Ce sourire si rassurant, si plein de paix. Son père vivait-il déjà dans l’Éternité ? Puisqu’il semblait goûter un subtil bonheur, savourer le repos, et comprendre enfin et l’exprimer, avec le pli de sa lèvre à jamais silencieuse. Il avait promis de l’aider. L’aider à quoi ? À trouver ici-bas la félicité dont elle avait soif ? Elle toucha les mains jointes sur le crucifix : toucher aux morts chasse la crainte que l’on peut avoir de leurs fantômes. Elle savait cela, mais elle touchait les doigts de cire par tendresse. En les caressant, elle remarquait à quel point ils avaient la forme des siens. Les jours suivants, à table, Monique constatait qu’elle allongeait la main sur la nappe comme elle l’avait vu faire à son père. Elle s’était toujours assise près de lui. Quand il étendait ainsi le bras, son repas fini, il frôlait l’assiette de Monique et la gênait un peu. Sans s’en être jamais aperçue, elle répétait le même geste. Gênerait-elle aussi ses enfants, plus tard ?


Tout de suite le soir, Nicole était venue. Lucette écrivit de Percé une grande lettre tendre, et Claire, de Saint-Jérôme. Toutes les deux participaient à l’épreuve de Monique ; elles préféraient peut-être exprimer leur peine par écrit. Il est si difficile de dire de vive voix la sympathie que l’on ressent.

Nicole négligeait Alain pour être auprès de Monique. Elle l’accompagna dans les pénibles courses qu’entraîne un deuil, la réconforta surtout de sa présence, de sa chaude amitié.

Longtemps ensuite, le soir ramena le souvenir vif des jours où son père reposait dans son cercueil. Le salon avait repris son aspect de tous les jours, mais elle ne s’y habituait pas. Tout faisait lever en elle les images funèbres. Elle ne pouvait plus supporter l’odeur d’une bougie ; le moindre bruit ressemblant à des pas d’hommes portant un lourd fardeau, la remplissait d’une douleur renouvelée. Quelle révolte surtout de recommencer à vivre comme si rien n’était arrivé ; de manger, de dormir ; de parler et de rire encore, malgré le chagrin, si une chose amusante survenait. Elle ne s’accoutumait pas surtout à voir ses frères dans le fauteuil de son père. Ce fauteuil où tous les soirs il lisait son journal, fumait sa pipe, ce fauteuil, qu’il occupait toujours quand il demeurait à la maison. La nuit venue, Monique passait avec un frémissement devant cette chaise ; il lui semblait qu’invisible, son père mort s’y assoyait encore.

Monique constatait avec une joie mystique que tout allait mieux qu’autrefois. Les événements donnaient raison à la foi de sa mère. Une vieille tante qui vivait seule vint habiter avec eux ; elle les aida avec sa modique pension. Monique trouva deux ou trois élèves. Elle commença les leçons en septembre, et ne fut occupée que l’avant-midi. Le reste de la journée lui appartenait comme auparavant. Tout en conservant des loisirs, elle gagnerait assez d’argent pour ses dépenses personnelles.

Ayant sondé l’irrémédiable de la mort, elle se sentait transformée, plus âgée mais en même temps plus jeune, puisqu’elle éprouvait un plus vif désir de protection. L’amitié vigilante, dévouée de Nicole, lui mettait aux yeux des larmes de reconnaissance.

Des masques, voilà ce que représentaient toutes les attitudes frondeuses qu’elle avait adoptées jusqu’ici. Au fond, elle était comme les autres, douée d’une vive sensibilité, et dévorée d’une grande soif d’affection.