La plus belle chose du monde/09

La bibliothèque libre.


IX


Après s’être attardée sur la grève, Lucette remontait seule vers le Sanatorium, par un sentier taillé à même la falaise. À mi-hauteur, elle s’arrêta.

Le ciel bleu pâle s’appuyait à l’horizon sur la mer plus foncée ; le grand rocher roux barrait cette nappe turquoise. Les barques rentraient de la pêche, suivie par les goélands affamés dont les cris rauques animaient l’air. Les doux et souples mouvements des grandes ailes blanches ajoutaient leur grâce au paysage.

Lucette ne s’habituait pas à ce pays magique, dispensateur de beautés. Ce séjour, quel splendide prélude à sa vraie jeunesse, — sa vraie jeunesse qui ne commencerait, pensait-elle, que le jour où elle aimerait.

Après la montée abrupte au flanc de la falaise, le sentier descendait une pente herbeuse, et au fond d’un petit ravin, enjambait un ruisseau sortant de la montagne. La route, en haut, traversait cette coulée sur un pont de bois juché sur des poutres entre lesquelles s’encadraient des verdures. Frémissante, Lucette écoutait chanter en elle la joie de vivre, et buvait l’air à grands coups. Le ruisseau argenté, susurrant, coupait la sente. D’un saut elle aurait bien pu le passer, mais ayant ses souliers de bain, elle s’y engagea un moment. Avec cette sensation d’eau froide sur ses jambes nues, des heures de son enfance remontaient à sa mémoire. Elle revit un champ inondé après une pluie diluvienne, où elle avait connu la joie rare de canoter sur des planches. Cependant, que représentait l’étroit horizon de son enfance, au prix du présent magnifique ?

Elle aurait flâné plus longtemps. Mais regagner le Sanatorium l’amusait aussi. Certaines personnes l’intéressaient. Comme tous les jours, le dîner allumerait autour de la table, un feu roulant d’histoires et de moqueries joyeuses. L’interne serait revenu du bureau de poste. Peut-être recevrait-elle des lettres ? Elle constatait un peu scandalisée, qu’elle ne regrettait rien, ni personne ; mais recevoir des lettres lui plaisait toujours.

Elle ne discernait pas bien pourquoi tant de gens maugréaient contre la vie. De bon cœur, elle aurait pardonné à Vincent Le Tellier de se plaindre. Il marchait péniblement, ne pouvait jamais suivre les autres, souffrait des journées entières. Parfois, sa tristesse se manifestait ; le plus souvent il l’emprisonnait, restait gai, bon compagnon, plein de verve, d’esprit, d’entrain. Lucette lui comparait Pierre Frappier qui, sans raison écrasait le monde de sarcasmes.

Elle fit claquer la barrière du jardin, allongea le pas pour monter l’allée caillouteuse. Vincent, de sa chaise longue au coin le plus ensoleillé de la galerie, la vit venir ; elle aurait voulu lui confier ses impressions. Mais non, il ne fallait pas étaler sa joie de vivre devant celui qui ne pouvait pas posséder le bonheur.

Doué d’une grande finesse, il la devina :

— Ne redoutez pas de me chagriner avec votre gaieté. Si vous étiez malade, vous désireriez comme moi que les autres ne le soient point. Votre bonheur, je voudrais vous l’attacher solidement dans les bras pour qu’il ne tombe jamais.

Depuis longtemps le soleil avait séché sur elle son maillot de bain, et sa robe de chambre épaisse l’habillait comme un manteau. Elle pouvait rester un peu et causer. Elle se laissa choir sur la chaise à côté de lui. Il continuait, répondant sans s’en douter aux réflexions qui, un instant auparavant, occupaient la pensée de Lucette :

— Oh ! Je passe de mauvais moments ; mais aujourd’hui, ils ne persistent plus. On trouve toujours plus à plaindre que soi. En somme je suis heureux d’être bien soigné, sans que personne de ma famille ait à supporter des dépenses exorbitantes. Cette existence vagabonde possède son charme. Je vais d’un sanatorium à l’autre, suivant les saisons, traînant après moi mes journaux et mes livres. Bien portant, aurais-je pu satisfaire ce goût ? J’en doute, si j’observe mes frères. Ils sont absorbés par les affaires, les obligations matérielles. Et partout, dans mes voyages, je rencontre des gens qui me plaisent ; je m’attache un peu ; rien qu’un peu. C’est le côté le plus pénible de mon état. Il faut toujours se surveiller, guetter son cœur. Ne pas s’attendre à être comblé, comme vous vous y attendez, sans doute, mademoiselle Lucette…

— Qui vous dit que je m’y attends ?

— Au fait, vous ne vous y attendez pas, vous l’êtes. Vous riez. Tout vous enchante. Vous dites cent fois par jour, sans vous en apercevoir : c’est amusant. Alors, sans être prophète, je suis tout de même certain qu’un jour votre bonheur aura plus d’envergure, de meilleures raisons d’exister. Tandis que le mien, allez…

— Quelles nouvelles aujourd’hui ?

— Mais vous avez des lettres, mademoiselle Lucette. Dans la boîte j’en ai vu deux ou trois pour vous. Je ne vous le disais pas… Il avait eu raison de ne pas le lui dire, puisque maintenant, elle bondissait, le quittait en lui criant au revoir.

Elle entra. Elle attendait des nouvelles de Monique, de Nicole, de Claire, mais ce fut une écriture inconnue qu’elle aperçut d’abord. Elle ouvrit l’enveloppe, commença la lecture sans comprendre. Puis, une exclamation lui échappa. C’était une réponse imprévue de Jean Sylvestre. Il avait été entre la vie et la mort ; il ne marcherait plus qu’avec des béquilles. Il avouait son grand besoin de consolation. La gifle que Lucette lui avait autrefois donnée, lui brûlait encore la joue, mais il promettait de pardonner si elle voulait bien lui écrire quelquefois.

De la pitié, et une subite affection pour Jean, envahirent le cœur disponible de Lucette. Une âme blessée de plus, battit des ailes dans son jardin. Elle répondit huit longues pages, douces et tendres, à son insu ; elle exaltait, voulait répandre la consolation sur le monde, semer son bonheur à tout vent. Elle ne se calma que lorsque l’enveloppe lourde reposa entre les mains du grand monsieur Thuso, maître de poste. Et encore, pendant que celui-ci, — vieux gentilhomme aux cheveux gris, que l’on reconnaissait de loin sur les routes de Percé, parce qu’il portait tout l’été un pantalon blanc, — lui faisait quelque compliment, elle calculait en imagination, le temps que prendrait cette lettre à parvenir à sa destination, et le temps que prendrait la réponse à venir.

Tous les après-midi, les pensionnaires du Sanatorium partaient en caravane : en chemin, des différents hôtels, d’autres groupes se joignaient à eux, pour l’ascension du Mont Sainte-Anne, ou du Mont-Blanc, ou du Pic de l’Aurore.

Ainsi Lucette, qui ne connaissait jusque-là, que les promenades dans les rues ou sur les routes bien tracées, Lucette découvrit les sentiers verts, pointillés par les fleurs blanches des « quatre-temps », puis colorés, à mesure que s’avançait l’été, par les baies rouges, et par le cercle magique des frais champignons jaunes. Lucette savoura l’air parfumé du bois, subit son charme pénétrant. Entre les arbres, toujours une éclaircie laissait voir la mer, ou un aspect nouveau du Rocher, mais Lucette aima la forêt pour elle-même, sa grandeur, sa richesse, son odeur, sa vie ; pour ses sentes en voûte, couloirs ombragés qui s’entrecroisaient aux carrefours ; ses sentes aux destinations d’abord mystérieuses, et qu’elle apprit bientôt à connaître et à choisir ; sente entre les deux montagnes, sente de la grotte, des Donjons, de la Crevasse, de l’Observatoire, de l’Ermitage ; et les sentes qui ne conduisaient nulle part, qu’à travers la brousse fleurie de verges d’or, d’immortelles, où apparaît soudain un porc épie effaré, lourd et gauche qui s’enfuit en se dandinant.

Tout de suite, dès que Lucette mettait le pied dans la montagne, la forêt l’ensorcelait. Si des ennuis, de vagues humeurs tristes l’avaient inquiétée, la forêt, comme l’eau puissante d’un torrent emportait tout, submergeait tout ; il ne subsistait plus en elle que la joie de respirer, de voir, de vivre. Elle marchait parmi les arbres comme parmi des amis silencieux, aspirait l’air parfumé ; et de ses yeux attentifs et admirateurs, elle notait les lignes et les beautés, les résineux variés, les arbustes aux mille fleurs, les ramures fantaisistes, les bouleaux minces et la pointe fine des épinettes qui montraient partout le ciel. Lucette brisait machinalement le bout d’une branche de sapin, en frottait la paume de ses mains, et cette odeur, toute sa vie sans doute, agirait sur elle comme l’appel de la forêt, ou son souvenir nostalgique.

Des gens qui marchaient auprès d’elle nul ne pouvait rompre le charme, la distraire, l’enlever au délice des bois. Ce royaume était le sien, entièrement, profondément. Les autres le traversaient sans le posséder.

Une pitié plus forte l’envahissait pour Vincent Le Tellier resté presque seul au Sanatorium ; une pitié attendrie pour Jean Sylvestre qui languissait dans son hôpital. Ne pas fouler ces sentiers odorants, ne point écouter la forêt murmurer, n’était-ce pas la misère du monde la plus lamentable ?

Cette pitié seule tempérait son bonheur excessif.