La plus belle chose du monde/10

La bibliothèque libre.


X


Lorsque Claire obtint de sa mère la permission d’acheter un secrétaire pour sa chambre, elle ne constata pas elle-même tout de suite la valeur du cadeau qu’elle recevait.

Depuis cinq ans, que d’heures de paix, de solitude heureuse, Claire devait à ce petit meuble. Elle pensait souvent au jour où elle l’avait choisi, dans un magasin en liquidation de la rue Amherst. Il était couvert de poussière et abandonné dans un coin. Elle en avait demandé le prix. On le vendait pour la moitié de la somme que sa mère lui avait allouée. Impulsive, elle avait dit aussitôt : « Je le réserve, » et sans en regarder d’autre avait demandé qu’il fût immédiatement expédié.

Ce jour-là, elle revint chez ; elle inondée d’une profonde félicité. Elle savait ce qu’elle ferait de sa vie ; jamais elle n’avait révélé ce grand secret à personne. Ce meuble l’aiderait. Elle l’installa en biais, près de la fenêtre. De là, elle apercevrait les deux arbres de la cour et un coin du ciel ; paysage réduit mais suffisant. Sur le secrétaire, elle posa l’Enfant-Jésus d’Hoffman, dans un cadre sur pied, et un mince vase de cristal dans lequel elle gardait toujours une ou deux fleurs.

Elle se privait souvent de prendre le tramway, pour acheter quelques roses avec le prix de ses billets.

Au début, les casiers du petit meuble ne continrent que des enveloppes, quelques feuilles de papier, un cahier cartonné, son journal, sa plume. Aujourd’hui, il regorgeait de paperasses, de cahiers de cinq sous où Claire écrivait. Secrètement, elle préparait un volume de vers. Elle avait beaucoup étudié. Le fruit de tant d’années passées dans la lune mûrissait. Elle écrivait facilement, avec joie ; sans cesse, quelque poème germait dans sa tête blonde. Elle ne savait pas si son travail valait quelque chose, mais elle était confiante. Écrire lui donnait une sensation d’ivresse, celle de posséder les raisons les plus profondes de vivre, de ne pas exister en vain.

Quand elle affirmait : « Je suis trop laide, on ne m’aimera pas, » elle révélait le tourment de son adolescence. Après sa sortie du couvent, à la campagne, un été, un voisin lui avait fait la cour. Puis, une jeune fille était survenue, grande, les cheveux blonds, les yeux noirs caressants. Pour elle, le jeune homme avait abandonné la pauvre Claire au misérable sourire. Depuis, elle vivait avec cet affront, comme avec une blessure incurable Elle conçut du mépris pour les jeunes gens, décida de se renfermer en elle-même, où d’ailleurs elle pouvait n’être jamais seule.

Elle étudiait avec ardeur. Tout le temps qu’elle passait dans sa chambre, elle lisait. Sully Prud’homme, Samain, Louis Mercier, la comtesse de Noailles, Verlaine, Nelligan, Lozeau lui apportaient leurs gerbes de délices. Elle apprenait par cœur des arts poétiques, des manuels de versification, et elle tentait ensuite d’exprimer ses sentiments subtils, son amour de la nature, de la solitude, du rêve.

Elle ne s’ennuyait pas. Comment s’ennuyer si l’on applique toutes ses forces à un but ? Elle se ferait peut-être un jour une réputation de grande poétesse ; en attendant, elle travaillait dans l’ombre, le mystère, sans avoir besoin d’encouragement, sans faire de confidence. Son exaltation intérieure la soutenait. Souvent, elle s’étonnait, se souvenant du cours de l’Université, de ces études littéraires entreprises par amour pour Poupon Rose. Ce consciencieux professeur avait maintes fois manifesté son enthousiasme pour les poètes qu’il commentait, mais s’était-il douté qu’il allumait ainsi parmi ses élèves une lampe qui jamais plus ne s’éteindrait ? Claire le sentait, elle aurait toujours la poésie pour sœur, pour amie ; l’important pour elle dans la vie, ce sera toujours d’écrire et de lire ; écrire sera primordial, passera avant toute chose.

Déjà, elle négligeait parfois de donner signe de vie à Nicole, à Monique, à Lucette. Celle-ci s’en plaignait, voulait savoir pourquoi Claire devenait invisible. Mais le secret de Claire demeurait sous scellés.

Elle choisit un jour un pseudonyme qui ressemblait beaucoup à un nom véritable, adressa sa meilleure pièce de vers à un écrivain qu’elle admirait et qui dirigeait un journal du dimanche. Elle y ajouta ce mot :

— Si ces vers vous plaisent, publies-les et je vous en ferai parvenir d’autres. Mais je ne veux dire à personne qui je suis.

Le dimanche suivant, elle acheta l’hebdomadaire ; dans la rue, tout de suite, elle le parcourut avec un fébrile espoir. Rien. Bravement elle refoula sa déception. D’ailleurs avait-elle réellement espéré qu’ils paraîtraient ?

Huit jours plus tard, elle parcourait le même journal avec ennui ; tout à coup, elle les aperçut, là, devant elle, en haut de la Page Féminine, soulignés d’un bel encadrement et de caractères spéciaux. Elle rougit, trembla. Elle aurait pleuré à la fois de bonheur, d’orgueil et d’une tristesse inexplicable. Vibrante, elle les relut comme s’ils n’avaient pas été les siens. Ils lui parurent beaucoup meilleurs qu’en manuscrit ; mais elle se sentait nue, devant le public, elle avait honte, elle brûlait.

Tout de même, puisqu’on les avait publiés, ils possédaient une certaine valeur, une certaine force ? Elle détenait en elle-même quelque don précieux. Merveille, subite et resplendissante beauté de la vie. Et tout en continuant de souffrir, elle ne savait au juste de quoi, elle remerciait le Ciel de ce don qu’elle estimait plus que la richesse, plus même que l’amour.

Ensuite, chaque fois que quelqu’un, dans la famille, prenait le journal, elle s’effrayait : il fallait à tout prix que personne ne sût qu’elle avait composé ces vers. Son être secret, elle tenait à le dissimuler à tous. Du reste, elle aurait désiré disparaître, ne plus exister que par ses écrits, demeurer invisible. Elle sortait de la pièce, redoutant que devant elle on lût son poème.

Elle éprouvait pourtant le lourd besoin des louanges. Elle tenterait à l’occasion de les supporter sans broncher, sans se trahir. Bientôt elle fut comblée ; quatre dimanches de suite, elle eut, dans la même page du journal, quelque sonnet ou quelque fantaisie. Un jour, elle s’en allait à la bibliothèque avec Lucette, et celle-ci lui dit :

— As-tu vu ces vers qui paraissent depuis quelque temps sous la signature de Jacqueline André ? Ils me plaisent beaucoup. On dirait que l’une de nous les a écrits : c’est notre jeunesse, ce sont nos impressions, ce sont nos amours. Mais nous, nous ne saurions les exprimer aussi bien…

Claire bredouilla et fit au plus tôt dévier la conversation. Avec Nicole, elle se fût trahie. On détournait plus facilement l’attention de l’optimiste Lucette.

Désormais, Claire eut confiance en elle-même ; ce mince éloge inachevé lui suffisait comme stimulant. Elle travaillait sans répit. Enivrée, trépidante, elle vécut la période la plus heureuse à la fois et la plus solitaire de son existence.

Cependant, ses amies se disaient entre elles :

— Claire devient étrange ; elle ne veut plus jamais sortir ; si nous voulons la voir, il faut forcer sa porte. On dirait qu’elle ne tient plus à nous, qu’elle préfère rester seule !

Était-elle seule, en vérité ? Elle se penchait sur son secrétaire aussi joyeuse et transfigurée que pouvait l’être Nicole lisant les douces lettres d’Alain. Sa plume glissait, courait, ailée, rapide, vivante. Elle travaillait dans la béatitude ; l’inspiration comble la jeunesse, les impressions font vibrer des nerfs neufs.

Claire se croyait la première à découvrir le monde avec un tel émoi.