La plus belle chose du monde/11

La bibliothèque libre.


XI


D’un voile d’amitié j’ …jusques à ce jour,
D’un voile d’amitié j’ai couvert mon amour.

Racine


Nicole n’avait pas souhaité ressentir cette tendresse profonde qui est une capitulation du vouloir, la suppression de toute liberté. Inapte aux travaux du ménage, croyant que ses goûts de sport étaient incompatibles avec le rôle d’épouse, elle s’était tracé, à vingt ans, un plan de vie très net. Elle resterait célibataire et conserverait son indépendance. Des voyages, de longs séjours à la campagne, de l’étude, des lectures rempliraient son existence qu’elle comblerait en plus de prières et de bonnes œuvres.

Jusqu’à ce dernier été, jamais elle n’avait accordé une seule de ses pensées à un homme. Quand Poupon Rose était devenu l’étoile du quatuor, Nicole avait protesté avec franchise. Elle n’imitait pas les autres, elle n’aimait pas son professeur ; elle s’amusait, se moquait.

Mais maintenant sa nature de femme se vengeait : Alain s’était doucement insinué dans sa vie. Les projets antérieurs perdaient leur netteté dans un brouillard. L’homme qu’elle avait auparavant enveloppé de son mépris enfantin et chaste reprenait ses droits. Il se transformait, en la personne d’Alain Dorval, en un être excessivement attachant, précieux, intelligent et bon.

Avec Alain, lui semblait-il, elle pourrait sans fin échanger des idées dans la félicité et le ravissement. Ils abordaient tous les sujets, avec une gravité qui s’égayait en éclairs de grands éclats de rire ; pour un quiproquo ; pour une phrase dépassant la pensée de l’un ou de l’autre ; pour un superlatif exagéré de la part de Nicole qui perdait, dans l’exaltation du moment, beaucoup de son habituelle pondération.

Le facteur continuait à jouer dans leur vie son grand rôle. L’après-midi en rentrant, Nicole avant d’allumer la lampe devinait dans l’ombre, sur sa table, le carré blanc de l’enveloppe d’Alain. Elle la gardait dans ses mains un moment avant de l’ouvrir. Douces impressions ; le sentiment presque jamais n’apparaissait, mais il baignait les pensées comme de l’eau, une éponge. Et ses réponses s’imprégnaient de même façon d’un amour caché mais puissant.

Avec ardeur, Alain enseignait à Nicole comment les doctrines nationalistes de Barrès pouvaient s’appliquer au Canada français. La jeune fille abandonnait les livres de Bordeaux, de Bourget, pour Colette Baudoche, Au service de l'Allemagne, Les amitiés françaises, et les énormes volumes de la trilogie où, en Sturel, Nicole désirait retrouver Alain. Ils étudiaient des choses bien graves, mais ils les illuminaient d’une mutuelle et subtile tendresse.

Un Alain marivaudeur n’aurait pu conquérir Nicole. Mais cette virilité d’esprit, cette passion pour les idées, cette droiture la saisissaient. Il parlait religion, patrie, lettres. Il apportait un article de journal, signalait une revue, quelque nouveau mouvement national. Et puis, ensemble, ils méprisaient les opinions qu’ils ne partageaient pas.

Nicole n’avait pas négligé les sports. Deux fois par semaine, l’après-midi, elle allait nager à la Palestre Nationale, alors toute neuve. Dans l’eau glauque de la piscine, ses mouvements rythmés, égaux, berçaient sa rêverie comme une musique : Alain habitait constamment sa pensée. Elle se disait :

— Il est au cours. Il a reçu ma lettre. Il pense à moi, lui aussi. Il sait où je suis.

Une pareille certitude donnait de la plénitude à son amour. Sans cesse un feu de joie flambait en elle. Une chanson délicieuse et imprécise chantait dans son âme ; quelque fée présidait d’ailleurs à l’arrangement de leurs jours. La ville si grande semblait rétrécir ; et lorsqu’elle faisait des courses, au début d’une après-midi, Nicole, ravie, rencontrait Alain par hasard. Elle l’apercevait devant elle, en personne, au moment où justement elle tenait avec lui une conversation intérieure. Et les yeux d’Alain, dans l’étonnement du premier regard, enchantaient son cœur. Soudain la vie s’illuminait, s’affirmait aussi belle que le plus incroyable des rêves.

Considérant cette rencontre inespérée comme l’indication d’une volonté providentielle, ils passaient ensemble l’après-midi.

Alain soutenait que le cours qu’il devait suivre n’avait pas d’importance ; il se libérait sans remords des devoirs dont la gravité disparaissait lorsque Nicole était là.

Ils s’en allaient alors, indifférents aux autres, sans éprouver la fatigue de leurs pas, sans souffrir du froid, sans voir la rue boueuse ; leur cœur et leur intelligence n’avaient plus qu’une passion : se découvrir, se confier. C’était l’automne et la nuit tombait vite et tristement.

Même si l’animation de la ville parvenait à les tirer de leur rêve, les édifices et les choses sans couleur et sans beauté prenaient un visage transfiguré, une apparence heureuse ; avec ce moment de bonheur imprévu qui leur était accordé gratuitement, la rue s’éterniserait désormais dans leur souvenir comme une partie de leur infinie félicité.

Ils achevaient doucement l’après-midi devant une tasse de café chez Kerhulu. Alain bravait son Université. Nicole n’était plus la sévère Nicole. Ses devoirs cessaient d’être aussi rigoureusement des devoirs ; elle avait oublié une ou deux des courses qu’elle comptait faire. Qu’importait ? Appuyés à la petite table, ils se regardaient, se parlaient avec la même miraculeuse volubilité. Nicole goûtait à peine les gâteaux qu’elle mangeait, tant la saveur de leur accord mutuel et enchanté abolissait tout ce qui était matière et réalité.

Après de pareilles heures, quand Nicole rentrait, elle appliquait toute sa volonté à empêcher ses yeux de briller, et à bien entendre ce que, à la maison, on pouvait lui dire ; car en réalité elle n’était pas encore rentrée en esprit, elle repassait les chers instants, elle rêvait éveillée ; elle aurait bien pu sourire sans cause.

Il ne fallait pas que les autres voient. Il ne fallait pas que les autres sachent. Mais elle en avait la fièvre…

Elle prenait un livre et courait au plus tôt s’enfermer dans sa chambre ; seulement, au lieu de lire, elle se rappelait qu’elle avait oublié de dire une chose à Alain, ou que telle de leurs paroles appelait des développements. Elle lui écrivait. Alain lui téléphonait. Leurs deux esprits, leurs deux cœurs de plus en plus se pénétraient, s’emmêlaient, la douceur souveraine de l’amour sournoisement s’était emparée d’eux.


Pourtant, ils parlaient toujours de leur amitié.

Puis, un soir, Alain hésita plus que d’habitude à quitter Nicole. Il ne pouvait se décider à partir, éprouvant tout à coup violemment qu’il désirait toujours demeurer auprès d’elle. Il disait : « Il faut que je m’en aille, » mais sans bouger. Souvent, il avait tenu la main de Nicole dans la sienne, mais comme distraitement, et sans cesser de parler. Ce soir-là, soudain, il ne pouvait plus parler. Avec des yeux humides, changés, trop tendres, il regardait Nicole, que le même émoi envahissait et qui se détourna, rougissante.

Alors, enhardi et confus à la fois, il attira sous ses lèvres le doux visage féminin. Il s’était attendu à voir une petite main s’interposer, mais Nicole cédait emportée par sa propre impulsion, par son sentiment qui se démasquait et se montrait dans sa force et sa vérité.

Leur amitié, leur douce, leur tranquille, leur rêveuse, leur sereine amitié, c’était donc de l’amour ? Et pendant qu’elle répondait à ce premier et émouvant baiser, une angoisse sourde s’insinuait et se mêlait au bonheur que ressentait Nicole.