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Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 2/La mort de Hidimba

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Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 2p. 32-50).


LA MORT DE HIDIMBA.



Vaîçampâyana dit :

Tandis qu’ils étaient couchés là, un Rakshasa, nommé Hidimba, descendit d’un shorée, arbre, qui n’était pas éloigné de ce bois, et s’approcha d’eux. 5927.

C’était un monstre féroce aux formes épouvantables, mangeur de chair humaine, plein de valeur, plein de force, noir comme le nuage de la saison pluvieuse, les yeux d’un jaune passant au noir ; 5928.

La bouche large, les dents saillantes, la croupe énorme, le ventre bombé, les cheveux et la barbe rouges, le tronc et le cou tels qu’un grand arbre, les oreilles comme deux conques. Épouvantable, avide de chair, dévoré par la faim, il vit avec joie les héroïques fils de Pândou. 5929-5930.

Difforme, affreux, horrible à voir, avide de chair, pressé de la faim, il regarde avec délice cette proie de ses yeux, où le jaune se déteint sur le noir. 5931.

Il leva son doigt, agita en se grattant ses rudes cheveux ouvrit sa grande bouche, et les regarda mainte et mainte fois. 5932.

Joyeux de trouver ce festin d’hommes, l’anthropophage au grand corps, à la grande force, ayant flairé l’odeur de la chair humaine, dit à sa sœur : 5933.

« Ce repas, qui m’arrive en ce moment après une si longue attente, m’est tout à fait agréable. Ma langue se promène autour de ma bouche et semble y faire couler déjà les gouttes de la graisse. 5934.

» Je vais donc enfin plonger mes huit dents au tranchant bien acéré, au choc irrésistible, en des chairs grasses et des corps appétissants ! 5935.

» Je vais prendre à belles dents ces corps d’hommes, rompre la veine et boire leur sang nouveau, fumant, écumeux, coulant à flots ! Va ! Sache quels hommes sont venus au bois se coucher là ! Ce riche fumet de viande humaine délecte mes narines, 5936.

» Égorge tous ces enfants de Manou, apporte devant moi leurs cadavres ; endormis sur une terre, qui est à nous, ils ne peuvent te causer d’effroi. 5937.

» Nous ferons un repas à deux avec ces chairs dépecées à notre fantaisie : hâte-toi d’exécuter ma parole.

» Et, bien repus à satiété de cette viande humaine, nous danserons nous deux, la paume de l’un battant mainte fois la cadence sur la paume de l’autre ! » 5938-5939.

À ces mots de l’ogre Hidimba, la rakshasi Hidimbâ, connaissant la volonté de son frère, s’en alla d’un pied hâté, généreux Bharatide, au lieu où étaient les Pândouides. Arrivée là, elle vit les héros, qui dormaient avec Prithâ, mais Bhîma l’invincible, qui veillait auprès d’eux.

À la vue de ce Bhîmaséna d’une taille aussi élevée qu’un jeune shorée et d’une beauté incomparable sur la terre, la Rakshasi en devint amoureuse. 5940-5941-5942.

« Plaise à Dieu, se dit-elle, que ce jeune homme à la grande splendeur, au teint d’azur, aux longs bras, aux épaules de lion, aux yeux de lotus bleu, au cou marqué de trois lignes comme la conque, veuille être mon époux !

» Je n’exécuterai jamais cette parole assaisonnée de cruauté, que j’ai reçue de mon frère. L’amour de son époux est plus fort que n’est l’amitié pour son frère !

» Si je tue ces hommes, ma faim et celle de mon frère n’en seront guère apaisées qu’un instant ; mais, si je les épargne, ma joie peut subsister des années éternelles. » 5943-5944-5945.

La Rakshasî, qui pouvait revêtir à son gré toutes les formes, se fit un corps humain d’une beauté supérieure et s’approcha insensiblement du vigoureux Bhîmaséna.

La séduisante femme, ornée d’une céleste parure et rougissante de pudeur, tint à Bhîmaséna ce langage, que précédait un sourire : 5946-5947.

« D’où viens-tu, ô le plus éminent des hommes ? Qui es-tu ? Et qui sont-ils ces hommes couchés là, qui ont la beauté des Dieux ? 5948.

» Qui est cette dame grande, au teint d’azur, aux formes bien délicates, qui, arrivée dans ce bois, y dort sous ta garde avec autant de sécurité, homme sans péché, que si elle était dans sa maison ? » 5949.

» Elle ne sait pas que cette forêt épaisse est fréquentée des Rakshasas. En effet, c’est ici qu’habite un Démon à l’âme cruelle, nommé Hidimba. 5950.

» Je suis envoyée par ce Rakshasa, mon frère, à l’esprit méchant, qui veut manger votre chair, ô vous, qui ressemblez à des Immortels. 5951.

» Mais, à la vue de ta splendeur égale à celle d’un enfant des Dieux, je n’ai plus aucune envie qu’un autre soit mon époux : je te le dis en vérité. 5952.

» Maintenant que je t’ai fait cet aveu, suis une conduite assortie à mon égard : aime-moi comme je t’aime, moi, de qui l’amour a blessé le corps et l’âme. 5953.

« Je te sauverai du Rakshasa anthropophage ; nous habiterons sur les flancs inaccessibles des montagnes : sois mon époux, homme sans péché ! 5954.

» Je vole au milieu des airs ; je me promène où il me plaît : jouis donc en tous lieux d’un bonheur incomparable avec moi. » 5955.

« Comment abandonnerais-je ma mère, lui répondit Bhîmaséna, mon frère aîné et ces trois autres, que voilà endormis ? Est-il un homme puissant, Rakshasî, qui pourrait commettre ici dans un tel moment un tel abandon ?

» Est-il dans ma condition un homme, qui s’en irait, comme hâté par l’aiguillon de l’amour, livrant aux festins du Rakshasa sa mère et ses frères endormis ? » 5956-5957.

» Je ferai ce qui t’est agréable, repartit la Rakshasî. Réveille-les tous ! je veux bien les sauver de ce Rakshasa, qui mange les hommes. » 5958.

« Rakshasî, lui dit Bhîma, la crainte de ton frère à l’âme cruelle ne me fera point réveiller ma mère et mes frères, qui goûtent dans ce bois les douceurs du sommeil.

» En effet, les Rakshasas, femme timide, ne sont pas capables de résister à ma vigueur, ni les enfants de Manou, ni les Candharvas, ni les Yakshas, dame aux yeux charmants. 5959-5960.

» Va-t-en ou reste, noble femme, ou fais ce que tu désires, ou même envoie ici, dame aux formes délicates, ton frère l’anthropophage. » 5961.

Voyant qu’elle tardait à revenir, Hidimba, le monarque des Rakshasas descendit de l’arbre, où il était monté, et s’avança d’un pied hâté vers les Pândouides ; 5962.

Monstre épouvantable, aux longs bras, à la grande bouche, aux yeux couleur de sang, aux cheveux hérissés, au corps semblable à une masse de nuages ! 5963.

À peine eut-elle vu accourir le Démon à l’aspect repoussant, Hidimba effrayée dit ces mots à Bhîmaséna :

« Voici le mangeur d’hommes à l’âme méchante, qui accourt, plein de colère ; fais avec tes frères ce que je vais te dire. 5964-5965.

» Je me transporte en quelque lieu qu’il me plaise d’aller ; je suis douée de toute la puissance des Rakshasas : monte sur ma croupe, et je t’emporterai à travers les airs.

» Réveille ta mère avec tes frères endormis ; je vous prendrai tous, immolateur des ennemis, et je vous ferai voyager par les airs. » 596(5-5967.

» Ne crains pas, lui répondit Bhîma, femme à la belle et large croupe ! Qui que ce soit n’est capable de tenir en face de moi. Je le tuerai sous tes yeux mêmes, dame à la taille gracieuse. 5968.

» Ce vil Rakshasa n’est pas égal à ma vigueur, fille craintive ; tous les Rakshasas mêmes ne pourraient sup porter mes coups dans une bataille. 5969.

» Vois ces deux bras si bien arrondis et semblables à des trompes d’éléphant ! Vois mes cuisses pareilles à des massues 1 Vois ma poitrine vaste et solide ! 5970.

» Tu verras à l’instant, charmante, que ma force est égale à celle d’Indra. Ne veuille pas me dédaigner, femme séduisante, parce que tu penses ici de moi ; a Ce n’est qu’un homme ! » 5971.

« Je ne te méprise pas, ô le plus éminent des hommes, toi, qui portes la beauté des Dieux, lui répond Hidimbâ ; mais j’ai vu la force du Rakshasa exceller sur les hommes. »

Le Rakshasa anthropophage, reprit Vaîçampàyana, entendit avec colère, fils de Bharata, les paroles de Bhîmaséna, causant avec sa sœur. 5972-5973.

Hidimba, voyant cette forme humaine, dont elle s’était revêtue, son visage aussi beau que la lune en son plein, sa touffe de cheveux, remplie de fleurs et de rubans, Les charmes de ses sourcils, de son nez, de ses yeux et de sa chevelure, la robe du tissu le plus délié, qu’elle portait, associée à toutes les parures, 5974-5975.

Et les séductions, qu’elle avait réunies dans ses formes humaines, soupçonna qu’elle désirait fasciner un amant ; et l’anthropophage s’en irrita. 5970.,

Le mauvais Génie, épanouissant ses grands yeux, adressa donc à sa sœur, ô le plus vertueux des enfants de Kourou, ces paroles de colère : 5977.

« Qui est cet insensé, qui met un obstacle à mon envie de manger ? Ne crains-tu pas, évanouie de terreur, l’explosion de mon courroux, Hidimbâ ? 5978.

» Honte à toi, méchante, libertine, qui agis pour me déplaire et jettes le déshonneur à tous nos aïeux, les rois des Rakshasas ! 5979.

» Je vais tuer avec toi sur le champ tous ces hommes, que tu es allée trouver afin de me causer un si grand déplaisir ! » 5980.

À peine dits ces mots, Hidimba, les yeux rouges de sang et frottant ses dents contre ses dents, s’élança pour les tuer. 5981.

À la vue du géant, qui fondait sur lui, Bhîma, le vigoureux et le plus vaillant des guerriers, le menaça : « Arrête ! cria-t-il, arrête ! » 5982.

Voyant le Rakshasa irrité contre sa sœur, Bhîmaséna lui dit, en riant, ces paroles : 5983.

« Hidimba, qu’as-tu besoin de réveiller ces hommes, qui dorment tranquillement ? Hâte-toi de combattre avec moi, stupide mangeur d’hommes ! 5984.

» Lutte ici contre moi et ne veuille pas tuer une femme, surtout quand l’offense t’est venue d’un autre et non d’elle. 5985.

» Cette jeune fille, en effet, n’a pas suivi pour m’aimer un mouvement de sa propre volonté, mais l’impulsion de l’amour, qui s’est glissé dans son cœur. 5986.

» Être abject, la honte des Rakshasas, c’est par ton ordre que ta sœur vit ici ma personne ! 5987.

» Elle m’aime : ce n’est pas t’offenser. S’il y a faute, l’amour en est coupable ; n’en fais donc pas im reproche à cette âme craintive ! 5988.

» Méchant, ne veuille pas tuer une femme, quand je suis face à face de toi. Combats avec moi, seul contre seul, mangeur d’hommes. 5989.

» Je vais à l’instant, moi seul, t’envoyer dans la demeure d’Yama ! Que broyée maintenant sous ma force, ta tête soit brisée, comme si elle était foulée sous le pied d’un vigoureux éléphant ! Aujourd’hui les ardées, les vautours, les chacals vont traîner joyeux sur la terre les membres de ton corps, tué de mon bras dans cette bataille ! Aujourd’hui je vais dépeupler en un seul instant de ses Rakshasas cette forêt, que naguère tes festins d’anthropophage souillaient à tout moment ! 5990-5991-5992.

» Aujourd’hui ta sœur me verra traîner plus d’une fois ton corps semblable à une montagne, comme un lion traîne un grand éléphant ! 5993.

» Quand je t’aurai fait mordre la poussière, vil Rakshasa, les hommes, qui fréquentent les bois, pourront désormais errer dans cette forêt, sans craindre aucune de tes atrocités. » 5994.

Hidimba lui répondit : « Pourquoi ces vaines paroles ? À quoi bon ta jactance, enfant de Manou ? Quand tu auras accompli tout cela, glorifie-toi de cette prouesse ! Fais sans tarder que tu saches par expérience si je suis fort et si j’ai de la vigueur. Quand tu auras combattu avec moi, tu sauras que je te surpasse en force. 5995-5996.

» Je ne tuerai pas maintenant ces hommes ; qu’ils donnent paisiblement ! c’est toi, que je vais tuer à l’instant pour les paroles blessantes, insensé, que tu m’adresses ! 5997.

» Quand j’aurai bu ton sang, ruisselant de tes membres, j’immolerai tes compagnons mêmes ; eux morts, je tuerai cette femme, pour avoir fait une chose, qui me déplaît ! » 5998.

À ces mots, reprit Vaîçampàyana, l’anthropophage leva son bras avec colère et fondit sur Bhîmaséna, le dompteur de ses ennemis. 5999.

Au moment, où le Démon arrivait d’une course rapide, Bhîma à la force épouvantable saisit vite par-dessous en riant ce bras envoyé sur lui. 6000.

Maître de son bras, Bhîma de l’entraîner hors de ce lieu malgré sa résistance à huit portées d’arc, comme un lion entraîne une faible gazelle. 6001.

Mal-mené par la vigueur du Pândouide, le Rakshasa irrité de saisir à bras le corps Bhîmaséna et de pousser un cri épouvantable. 6002.

Mais Bhîma à la grande force l’entraîna de nouveau malgré lui : « Que ce bruit, pensa-t-il, n’aille pas réveiller mes frères plongés dans un tranquille sommeil ! »

Ces deux champions aux prises s’entraînaient par leur force tour à tour : Hidimba et Bhîmaséna déployèrent une vigueur suprême en cette lutte. 6003-6004.

Ils cassaient alors tous les arbres, ils arrachaient alors toutes les branches ; on eût pensé voir deux éléphants, âgés de six années, dans la colère et dans l’ivresse. Le vaste bruit de ces combattants réveilla les princes et leur mère ; ils virent Hidimba debout vis-à-vis d’eux. 6005-6006.

Voyant au réveil cette beauté plus qu’humaine de la Rakshasi, les princes et Prithâ même en furent tous émerveillés. 6007.

Alors, saisi d’admiration à l’aspect d’une beauté si accomplie, Kountî lui adressa lentement ces douces paroles, que précédait un mot caressant : 6008.

« De qui es-tu fille, toi, qui ressembles à un enfant des Dieux ? ou qui es-tu, femme d’une illustre condition ? Quelle affaire t’amène en ces lieux, et de quel pays viens-tu ? 6009.

» Dis-moi si tu es la Déesse de cette forêt, ou si tu es une Apsara. Conte-moi tout cela : pour quel motif demeures-tu ici debout ? » 6010.

Hidimbâ lui répondit : a Ce grand bois, que tu vois semblable à de sombres nuages, est l’habitation du Rakshasa Hidimba et la mienne également. 6011.

» Sache, noble épouse, que je suis la sœur de ce roi des Rakshasas et que je suis envoyée ici par mon frère, qui désire vous donner la mort, à toi et à tes fils. 6012.

» Sur l’ordre du Génie à l’âme cruelle, je suis donc venue en ce lieu, où j’ai vu ton fils à la grande force, au corps tel que l’or nouveau. 6013.

» Ici, poussée par l’Amour, belle dame, qui sait pénétrer dans le cœur de tous les êtres, je suis devenue l’esclave de ton fils. 6014.

» J’ai choisi ensuite et demandé pour mon époux, j’ai essayé d’emmener avec moi ton vigoureux fils ; mais je n’ai pu l’y résoudre. 6015.

» Alors, voyant que je tardais à revenir, l’anthropophage est accouru lui-même pour égorger tes fils jusqu’au dernier. 6016.

» Mais il a été entraîné de force loin d’ici, broyé dans les mains du magnanime, ton sage fils et mon amant.

» S’entretirant avec une grande fougue et s’invectivant l’un l’autre, vois là-bas cet homme et ce Rakshsa aux prises dans un combat ! » 6017-6018.

À ces mots de la Rakshasi, Youddhishthira de se lever, et Arjouna avec lui, et Nakoula, et le vigoureux Sahadéva. Ils virent ces deux lutteurs attachés l’un à l’autre, s’entraînant de leurs mutuels efforts et désirant également la victoire, comme deux lions, enivrés de leur vigueur. 6019-6020.

Comme ils s’étaient pris l’un l’autre à bras le corps, s’entretirant d’ici et de-là, ils rendirent la poussière de la terre semblable au feu dans l’incendie d’un bois mort.

Pareils à deux montagnes et couverts des poudres de la terre. Ils resplendissaient aux yeux comme deux monts, revêtus de gelée blanche. 6021-6022. <nowik/>

Quand Arjouna vit Bhîma harassé de fatigue par le Rakshasa, il jeta ces paroles à son frère, en les accompagnant d’un rire assez lent : 6023.

« Ne crains pas, Bhîma aux longs bras, dans la fatigue, qui t’accable : nous ne savions pas que tu en étais venu aux mains avec un Rakshasa aux formes épouvantables.

» Je me tiens ici pour te seconder, fils de Prilhâ : je ferai mordre la poussière à ce Rakshasa, tandis que Nakoula et Sahadéva resteront à la défense de notre mère ! » 6024-6025.

« Assieds-toi et regarde, lui répondit Bhîma ; n’aies aucune peur, car c’en est fait à jamais de la vie pour ce monstre, qui est venu s’engager dans mes bras ! » 6026.

« À quoi bon, reprit Arjouna, laisser vivre plus longtemps ce criminel Rakshasa ? Il est impossible de s’arrêter en chemin, quand il faut marcher, ô toi, qui domptes les ennemis ! 6027.

» Avant que l’orient ne rougisse, avant que l’aurore ne commence, c’est le moment terrible, où les Rakshasas ont le plus de force. 6028.

» Hâte-toi, Bhîma ! ne badine pas : tue l’épouvantable Rakshasa ! Avant qu’il ne déploie sa magie, mets en œuvre la vigueur de tes bras. » 6029.

À ces mots d’Arjouna, Bhîmaséna, flamboyant, pour ainsi dire, de colère, usa d’une force égale à celle du Vent dans la destruction du monde. 6030.

Il enleva dans sa fureur le corps de ce Démon pareil aux nuages et le fit rouler dans l’air précipitamment une centaine de fois. 6031.

Bhîma dit : « Le crime t’a nourri de chair humaine, le crime t’a engraissé, le crime est ta pensée, le crime t’a mérité la mort : tu vas cesser d’être à l’instant pour le crime !

» Je ferai en sorte de rendre le bonheur à ce bois, délivré de sa cruelle épine. Quand je t’aurai tué, Rakshasa, tu ne mangeras plus les hommes ! » 6032-6033.

Arjouna dit :

« Si tu penses que ce Démon soit d’un poids difficile à porter dans un combat, j’unis mon bras au tien : qu’il soit promptement abattu ! 6034.

» Ou je le tuerai moi seul, Vrikaudara. Tu as accompli ta tâche, tu es fatigué : eh bien ! repose-toi maintenant. »

Ces mots entendus portent au plus haut degré la colère de Bhîmaséna, qui, broyant sous le poids de sa force le Démon sur la terre, lui donna la mort comme à un vil bétail. 6035-6036.

En exhalant son âme arrachée par Bhîmaséna, il poussa une vaste clameur, qui, semblable au bruit d’un tambour mouillé, remplit alors toutes ces forêts. 6037.

Il prit dans la chaîne de ses bras le Rakshasa, qu’il brisa par le milieu du corps ; et la vue du monstre ainsi tué répandit la joie dans ses frères. Satisfaits alors, ces héros de féliciter le tigre des hommes, ce Bhîmaséna, qui avait dompté leur ennemi. 6038.

Ces devoirs accomplis envers le magnanime Bhîma à la force épouvantable, Arjouna tint de nouveau ce langage à Vrikaudara : 6039.

« Il y a, je pense, une ville non loin de cette forêt, seigneur : allons-y promptement : prenons garde que Souyodhana ne vienne à savoir que nous sommes encore vivants. »

« Oui ! » répondirent tous les héroïques princes, qui se mirent en route avec leur mère, la Rakshasi Hidimbâ marchant elle-même avec eux. 6040-6041.

« Les Rakshasas se rappellent, dit Bhîma, chemin faisant, une ancienne inimitié, quand ils peuvent recourir aux armes de leur magie fascinante : va donc aussi, toi, Hidimbâ, dans le sentier, que suit maintenant ton frère ! »

« Bhîma, ne tue pas une femme dans la colère même, reprit Youddhishthira : observe le devoir, fils de Pândou, qui est supérieur à la conservation de ta personne. 6042-6043.

» Tu as tué le robuste Démon, qui nourrissait des pensées de mort ; tu en avais le droit : mais, quant à la sœur du Rakshasa, que peut-elle faire contre nous dans sa colère même ? » 6044.

Alors Hidimbâ, les paumes de ses mains réunies au front, saluant Kountî et le fils de Kounti, Youddhishthira, leur tint ce langage : 6046.

« Noble dame, tu sais que l’amour est dans ce monde le malheur des femmes : je suis tombée dans cette infortune, où m’a poussée Bhîmaséna, illustre dame. 6046.

» Le temps est venu pour moi de souffrir cette affliction suprême ; mais j’espère que le temps fera lever aussi pour moi l’astre du plaisir. 6047.

» J’ai abandonné mes amis, mes parents, les devoirs de ma condition pour choisir le prince, ton fils, comme époux, illustre dame. 6048.

» Si le héros me repousse, ou toi, femme à la haute renommée, il est impossible que je vive : je te le dis en vérité. 6049.

» Pense de moi : u Ou c’est une folle ! » ou : « C’est un cœur, qui aime ! » ou : « C’est ma servante ! » et daigne avoir compassion de moi, femme de caste supérieure.

» Marie-moi avec cet époux, ton fils, dame éminente ; donne-le moi : que je m’unisse à lui au gré de mes désirs. Je te ramènerai ce mortel, qui a toute la beauté d’un Dieu : me confiance en moi, noble dame. 6060-6051.

» Par le seul effort de ma pensée, je vous conduirai sans cesse hors des malheurs ; je vous ferai traverser tous les précipices et les monts infranchissables. 6062.

» Quand vous aurez envie d’abréger la route, je vous porterai sur mon dos. Accordez-moi votre ; bienveillance et que Bhîmaséna réponde à mon amour. 6053.

» L’homme, qui obéit librement au devoir, ne doit-il pas accomplir dans toute son étendue ce devoir, qui soutiendra sa vie dans la traversée des infortunes ? 6054.

» Celui, qui garde sa vertu dans les malheurs, est le plus grand des hommes instruits dans la vertu. En effet, il n’y a que la chute de la vertu, qui soit dite un malheur pour les gens vertueux. 6055.

» La vertu soutient la vie ; la vertu est dite la donatrice de la vie : il n’existe rien à blâmer dans aucun de ceux, qui soutiennent la marche du devoir. » 6056.

Youddhishthira lui répondit : « Il en est ainsi que tu l’as dit, Hidimbâ ; il n’y a ici nullement à douter : il te faut rester dans la vérité, comme tu l’as dit, femme à la taille charmante. 6057.

» Aime depuis l’apparition du soleil à l’orient jusqu’à sa descente au mont Asta, noble dame, Bhîmaséna, sortant du bain, quitte des obligations du jour, ayant prononcé les paroles saintes pour le bonheur du mariage. 6058.

» Mobile comme la pensée, amuse-toi avec lui, pendant le jour, au gré de tes désirs ; mais ne manque jamais à ramener ici la nuit notre Bhîmaséna. » 6059.

Elle promit qu’il en serait ainsi, et Bhîmaséna lui dit ces mots : « Écoute, Bhîma, une convention, que je t’annonce en toute vérité. 6060.

» J’irai avec toi, noble dame, aussi long-temps qu’il sera nécessaire, femme à la jolie taille, pour donner l’être à un fils. » 6061.

« Soit ! » répondit la Rakshasî Hidimbâ ; et, pour donner l’être à ce fils, elle de s’unir ensuite à Bhîmaséna.

S’étant fait une beauté à nulle autre pareille, causant d’une voix pleine de charme, ornée de toutes les parures, elle enivra de plaisir le Pândouide, 6062-6063.

Sur les cimes amœnes des montagnes, dans les demeures enchantées des Dieux, résonnantes de toutes parts des gazouillements de l’oiseau et des braiements de la gazelle ;

Dans les secrets azyles des bois, sur des plateaux ombragés d’arbres fleuris, en des lacs délicieux, tapissés de lotus et de nélumbos, 6064-6065.

Dans les jolies îles des rivières, sur des plages sablées de lazuli, dans les bassins des bocages, en de suaves tîrthas, dans les ruisseaux des montagnes ; 6066.

En des forêts admirables, pleines de lianes et d’arbres en fleurs, dans les grottes variées de l’Himâlaya, où grimpaient des plantes embaumées ; 6067.

En des lacs aux ondes limpides, aux nénuphars épanouis ; sur des rives de mer sablées d’or et de pierreries ;

En de riants viviers, en des bois de grands çâlas, en des forêts pures, célestes, et sur les plateaux des montagnes ; Dans les habitations des Gouhyakas et dans les retraites des saints anachorètes, en des lacs agréables, captivant l’âme par des fleurs de toutes les saisons.

Portant une beauté incomparable, elle rassasia le Pândouide de ces voluptés. Tandis que, se transformant avec la rapidité de la pensée, elle enivrait çà et là Bhîma de plaisirs, 6068-6069-6070-6071.

La Rakshasî conçut de Bhîmaséna, et mit au monde un fils épouvantable, difforme, à la grande vigueur, à la bouche vaste, aux oreilles semblables à des conques,

À la voix effrayante, aux lèvres bien rouges, aux dents acérées, à la grande force, aux grandes flèches, à la grande énergie, à la grande âme, aux longs bras, 6072-6073.

Dompteur des ennemis, à la grande vitesse, au grand corps, à la grande magie, au grand nez, à la vaste poitrine, au cou-de-pied fortement lié ; 6074.

À la célérité épouvantable, lui, immensément robuste, qui, né d’un homme, n’était pas un homme et surpassait de beaucoup le reste des Rakshasas, mangeurs de chair.

Dès son enfance, à peine arrivé aux jours de l’adolescence, monarque des hommes, le vigoureux héros était parvenu à une excellence supérieure dans toutes les armes humaines. 6075-6076.

Car un seul instant suffit aux Rakshasîs pour concevoir et mettre au monde leurs fruits, auxquels se prête l’universalité des formes et qui peuvent revêtir à volonté toutes les formes quelconques. 6077.

Le héros en bouton s’épanouit tout à coup, se prosterna, embrassa les pieds de son père et ceux de sa mère ; ceux-ci alors de lui donner un nom. 6078.

« Ah ! lui dit sa mère, ta bouche ressemble à une cruche[1], entourée de barbe[2] ! » Il fut donc appelé par elle Ghatautkatcha. 6079.

Il suivit le parti des Pândouides ; et, toujours aimé par eux, il resta jusqu’à la fin ce qu’il s’était montré d’abord.

Ensuite Hidimbâ tint ce langage aux Pândouides ; « Le temps de ma cohabitation avec Bhîma est expiré. » Et, la condition se trouvant accomplie, elle obtint de se retirer.

« Au temps des alarmes, j’accourrai, leur dit Ghatautkatcha, à la rescousse de mes pères ! » Et, leur ayant fait ses adieux, le meilleur des Rakshasas dirigea ses pas vers la plage septentrionale. 6080-6081-6082.

Évité par le magnanime Maghavat à cause de sa force, il se présenta comme un digne adversaire à Kama d’une vigueur incomparable. 6083.

Vaîçampâyana reprit ainsi le fil de sa narration :

Les cinq héros s’en allèrent par ce bois dans un autre bois, immolant de nombreuses bandes d’animaux, et, sortis de là, ils s’avancèrent d’un pied hâté 6084.

À travers le pays des Matsyas, des Trigarttains, des Pântchâlains et des Kîtchakas, contemplant sur leur chemin des forêts charmantes et des lacs aux ondes fraîches. 6085.

Les cheveux rattachés en djatâ, revêtus d’un habit d’écorce ou d’une peau d’antilope noire, en hommes, qui ont dompté leur âme, tous ces magnanimes portaient avec Kountî l’extérieur des ascètes. 6086.

Tantôt, accélérant la marche, ces héros de porter leur mère ; tantôt, cheminant en liberté, ils s’avançaient de nouveau avec plus de vigueur. Eux, qui avaient lu entièrement la sainte Écriture, le Véda et les Védângas, étudié le Traité de la politique, ces princes savants en toute chose aperçurent leur pieux aïeul, qui vint s’offrir devant leurs yeux. 6087.

Ils se prosternent aux pieds du magnanime Krishna-Dwaîpâyana, et, portant les paumes réunies aux tempes, les guerriers invincibles se tiennent tous debout avec leur mère en sa présence. 6088.

Nobles enfants de Bharata, leur dit Vyâsa, j’ai appris naguère ce malheur, que vous étiez envoyés dans un injuste exil par les fils du roi Dhritarâshtra. 6089.

» À cette nouvelle, je suis venu, désireux de vous procurer ce qui est le plus grand des biens. Ne vous laissez pas effrayer de cette disgrâce : tout cela doit tourner à votre satisfaction. 6090.

» Vous êtes tous identiques à moi-même, il n’y a nul doute ici : les hommes prennent de l’affection pour le malheur ou l’enfance ! 6091.

» Ces deux causes réunies ont ajouté par conséquent à mon amitié pour vous ; cette amitié est donc le principe, qui m’inspire de chercher à vous procurer le bien : écoutez ceci : 6092.

» Il est non loin de ces lieux une charmante ville, exempte de maladies : habitez là, bien cachés, dans l’attente de mon retour. » 6093.

Après que le fils de Satyavatî, le noble Vyâsa eut ainsi relevé leur courage, il vint à Ékatchakrâ et consola Kountî : 6094.

Mère de fils vivants, lui dit-il, ce magnanime prince Youddhishthira, ton fils, qui n’abandonne jamais le devoir, triomphera de la terre avec justice et donnera ses lois à tous les potentats du globe, comme le roi de la justice.

» Conquis par le bras d’Arjouna et de Bhîmaséna jusqu’à la ceinture de ses mers, il jouira de l’univers entier, il n’y a là aucun doute. 6095-6096.

» Les héros, tes fils, et les fils de Mâdrî, l’âme toujours dans la joie, jouiront tous du plaisir, chacun dans son royaume. 6097.

» Ces tigres dans l’espèce humaine, victorieux de cette terre, célébreront des râdjasoûyas, des açva-médas et les autres sacrifices, riches de présents honorifiques. 6098.

» Quand ils auront comblé de faveurs l’ordre entier de leurs amis par des festins, de la puissance et des plaisirs, tes fils jouiront eux-mêmes de ce royaume de leur père et de leurs aïeux. » 6099.

Ces paroles dites par le sage entré dans la maison du brahmane, le rishi Dwaîpâyana adressa les suivantes à l’aîné des Pândouides : 6100.

« Attendez-moi ici, je reviendrai dans un mois. La connaissance, que vous avez du temps et du lieu, vous remplira d’une joie suprême. » 6101.

« Qu’il en soit ainsi ! » répondirent tous les Pândouides en réunissant aux tempes les paumes de leurs mains ; et le vénérable Vyâsa, l’éminent rishi de s’en aller, puissant monarque, comme il était venu. » 6102.




  1. Gbata.
  2. Utkatcha.