Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 2/La mort de Vaka

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Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 2p. 51-73).


LA MORT DE VAKA.



Djanamédjaya dit :

« Après que les héroïques fils de Kountî furent venus à Ékatchakrâ, que firent donc ensuite, ô le plus vertueux des brahmes, ces fils de Pândou ? » 6103.

Vaîçampâyana répondit :

« Parvenus à Ékatchâkrâ, les héroïques fils de Kountî vécurent là assez peu de temps dans la maison d’un brahmane. 6104.

Admirant des forêts délicieuses et variées, les sites de la contrée, les rivières et les étangs, 6105.

Ils se mirent alors tous à circuler demandant l’aumône ; et les vertus, dont ils étaient doués, souverain des hommes, rendaient leur vue agréable aux habitants de la ville. 6106.

Ils remettaient le soir à Kountî l’aumône recueillie, et Kountî alors de leur distribuer à tous la part, que chacun avait à manger. 6107.

Les formidables héros mangeaient avec leur mère une moitié de l’aumône ; l’autre moitié du tout était mangée par le vigoureux Bhîma. 6108,

Tandis que ces magnanimes habitaient dans ce royaume, ils virent s’écouler, chef des Bharatides, un bien long espace de temps. 6109.

Les princes, un jour, s’en étaient allés mendier, mais par hasard Bhîma était resté à la maison avec Prithâ, sa mère. 6110.

Tout à coup dans la maison du brahme, elle entendit, Bharatide, un grand son de cris, poussé très-haut, effrayant, causé par la douleur. 6111.

Quand elle eut reconnu que ces hurlements étaient des plaintes, sire, sa bonne nature et sa compatissance ne purent les supporter. 6112.

Alors cette noble Prithâ dit à Bhîma d’un cœur agité parla douleur ces mots remplis de compassion : 6113.

« Nous habitons bien tranquillement, mon fils, dans la maison du brahme, honorés, exempts de chagrin, inconnus au fils de Dhritarâshtra. 6114.

» Mon esprit est continuellement occupé de cette idée : « Puis-je faire au brahme un plaisir, que lui ferait toute personne, reconnaissante d’une agréable hospitalité ? »

» Un homme tel que toi, en qui ne meurt pas la mémoire d’un service, doit surpasser tout ce que ferait un autre homme ! 6115-6116.

» Sans doute un malheur est tombé sur le brahmane. S’il en est ainsi dans cette maison, je dois lui prêter mon assistance : portons-lui secours ! » 6117.

« Sachons d’abord, lui répondit Bhîmaséna, quel est son malheur et quelle en fut la cause. Une fois instruit de ces choses, j’arrêterai une résolution, quelque difficile qu’en puisse être l’exécution. » 6118.

Tandis qu’il parlaient ainsi, reprit Vaîçampâyana, ils entendirent de nouveau les cris causés parla douleur, que jetaient le brahmane et son épouse. 6119.

À peine ouïs, telle que Sourabhî, liée à son veau, Kountî d’un pied hâté entra dans le gynœcée du brabme magnanime, accompagnée de Bhîmaséna. 6120.

Ils virent là ce brabme, tenant son visage baissé, dans la compagnie de son épouse, de son fils et de sa fille. « Honte, disait le brahmane, honte dans le monde à cette vie sans vigueur, inutile, dépendante, racine de chagrin et dont l’infortune est le souverain lot ! 6121.

» La vie est la plus grande des peines ; la plus grande des fièvres, c’est la vie ! Les maux arrivent infailliblement à fhomme, qui reste dans la vie. 6122-6123.

» Il est trois buts, que se propose une âme : le devoir, les richesses et l’amour. En est-elle séparée, sa peine est incomparable et sans fin. 6124.

» Aucun des trois, disent les sages, ne procure une libération suprême : l’acquisition des richesses enfante elle-même tout l’enfer du Naraka. 6125.

» La soif des richesses est un bien grand mal ; il en existe un plus grand dans les richesses obtenues ; et l’attachement, qu’elles ont fait naître, cause une douleur beaucoup plus vive encore dans la séparation. 6126.

» Je ne vois pas devant moi un seul moyen pour me sauver de l’infortune, à moins que je ne m’enfuie dans un pays, on je trouverai, le salut avec ma femme et mes enfants ! 6127.

» J’ai tenté jadis de faire ainsi, tu le sais, Brahmanî, de m’en aller du côté, où je voyais briller la sécurité ! mais tu ne m’as point écouté. 6128.

» À mes sollicitations renouvelées plus d’une fois, tu as répondu, insensée : « Je suis née ici, j’ai vieillie ici, et mon père également. 6129,

» C’est d’ici, après un long séjour, que sont allés au Paradis ton vieux père, et ta mère, et tes parents, et tes aïeux : quel besoin d’habiter ailleurs ? » 6130.

» Femme, que l’amour de ta famille poussait à fermer tes oreilles à mes paroles, tu fais une perte de parent bien douloureuse pour moi. 6131.

» Cette perte, c’est la mienne, car je n’aurai jamais en moi la force d’abandonner ma famille, comme un mortel sans humanité. 6132.

» Je ne pourrai jamais abandonner en toi une épouse de noble maison, douée d’un excellent caractère, toujours fidèle, ne blessant jamais, vertueuse dans toutes les choses de la vie, qui est la mère de mes enfants ; toi, qui suis le sentier du devoir, femme aux sens toujours domptés, qui es pour moi semblable à une mère, que les destins ont mise près de moi comme un ami et qui fus toujours ma voie suprême ; — toi, qui me fus unie par ton père et ta mère ; toi, que j’ai demandée, suivant l’étiquette, pour fiancée du maitre de maison ; toi, que j’ai épousée avec les formules consacrées des prières. 6133-6134-6135.

» D’où me viendra la force d’abandonner mon fils, un enfant, qui n’a pas encore atteint l’adolescence et sur le visage de qui la barbe n’est pas encore née ? 6136.

» Comment pourrai-je abandonner, après que je lui ai donné la vie moi-même, cette toute jeune fille, dépôt, que m’a confié le magnanime Brahma pour le remettre à son époux ; elle, par qui j’espère obtenir avec mes aïeux ces mondes, où conduisent les fils, nés d’une fille ? Tels hommes pensent qu’il existe dans le père un amour plus grand pour son fils. « C’est pour sa fille ! » croient tels autres. On peut dire que ces deux amours sont égaux en moi. 6137-6138.

» Comment puis-je abandonner cette innocente jeune fille, en qui résident à jamais les mondes à venir, ma postérité et mon plaisir ? 6139.

» Il y a plus ; quand je me serai délaissé moi-même dans mes enfants, le chagrin me consumera au sein de l’autre monde ; car ils ne pourront vivre, évidemment ! par ma faute, une fois que je les aurai abandonnés ! 6140.

» Peut-il être d’eux, à votre sentiment, un autre abandon aussi cruel, aussi infâme ? Une fois en effet que je me serai ainsi délaissé moi-même, ils mourront, hélas ! sans moi ! 6141.

» Tombé dans le malheur, je n’ai pas la force de traverser la mer de l’infortune : oh ! honte à moi ! en quel sentier vais-je marcher avec ma famille ? Mourir avec tous me serait un bonheur, car la vie m’est impossible ! »

« Le chagrin ne te sied pas, lui répondit la brahmane. En effet, cette heure du chagrin, elle ne doit jamais arriver pour toi, qui es versé dans les Védas. 6142-6143.

» Les hommes doivent aller tous nécessairement à la mort : il n’y a donc pas lieu de s’affliger ici-bas pour une chose, qui doit nécessairement arriver. 6144.

» On recherche tout en vue de soi-même : une épouse, un fils, une fille. Que ton sage esprit étouffe ce chagrin ; j’irai moi-même là où tu veux aller. 6145.

» Car la suprême, l’éternelle affaire de la femme dans le monde, c’est de procurer le bien de son époux, lui fallut-il sacrifier sa vie ! 6140,

» Ce dessein accompli doit t’apporter ici-même le bonheur : c’est une action impérissable dans l’autre monde et glorieuse dans celui-ci. 6147.

» Un impérieux devoir, que je vais dire, t’oblige envers ces enfants. Si l’on voit Km intérêt ici, on y voit aussi un devoir plus grand que l’intérêt. 6148.

» L’intérêt, qui t’avait poussé à me demander pour épouse, est satisfait : un fils et une fille ont payé ma dette envers toi. 6149.

» Tu es capable de nourrir et de protéger ces deux enfants ; mais la nature m’a refusé les moyens de les défendre et de les nourrir. 6150.

» Comment ces deux enfants si jeunes pourront-ils vivre, souverain maître du trésor de toute ma vie, si je suis privée de toi ? En effet, comment pourrai-je exister moi-même ? 6151.

» Veuve, sans appui, mère de si jeunes enfants, comment ferai-je vivre ce pauvre couple, sans abandonner la route, que suit la vertu ? 6152.

» Comment pourrai-je défendre cette mienne fille, si elle est recherchée par des gens orgueilleux, vains et qui ne sont pas convenables pour une alliance avec toi ? 6153.

» Tous les hommes se disputent une femme privée de son époux comme des vautours se disputent un morceau de viande, jeté sur la terre. 6154.

» Sollicitée, ébranlée par des gens pervers, je ne pourrai pas, ô le plus grand des brahmes, me conserver dans la route aimée des personnes honnêtes. 6155.

» Comment puis-je diriger dans le chemin de ta famille, de ton père et de tes aïeux cette jeune enfant, pure encore de tout péché ? 6156.

» Comment pourrai-je à l’égal de toi, qui as l’œil du devoir, inspirer à ton fils sans protecteur, abattu de toutes parts, les vertus désirées ? 6157.

» Tels que des çoûdras envient l’audition des Védas, tels des hommes sans valeur, vont, au mépris de moi, porter leurs désirs mêmes sur ma jeune fille, restée sans protecteur ! 6158.

» Si je refuse de leur donner cette faible enfant, que tes vertus auront fait croître, ils me la raviront par la violence, comme des corbeaux une offrande à l’autel ! 6159.

» Voyant ton fils sous la sujétion d’hommes vils, comme s’il n’était pas une image de toi-même, je verrai ma fille tombée aussi dans l’infortune ! 6160.

» Méprisée dans les mondes et ne me connaissant pas moi-même, je mourrai victime, brahme, le doute est impossible, des hommes orgueilleux. 6161.

» Abandonnés par toi et par moi, ces deux enfants, auxquels tu as donné la vie, il faut qu’ils périssent comme des poissons dans l’absence des eaux. 6162.

» Le troisième objet de ton amour périra ainsi de toute manière, assurément, s’il est privé de toi : après cela, veuille encore me délaisser ! 6163.

» La plus haute félicité des femmes, ont dit les sages, c’est en premier lieu de suivre la voie supérieure de leur époux ; ensuite, brahme, celle de leurs fils. 6164.

» J’abandonne ce fils et cette fille ; j’abandonne et mes parents et ma vie à cause de toi. 6165.

» La constance de l’épouse dans ce qui est utile ou agréable à son époux l’emporte sur toutes les sortes de sacrifices, de macérations, de jeûnes et d’aumônes. 6166.

» C’est là ce que j’ai envie d’accomplir, ce devoir, qui est regardé comme le premier : satisfaire à ce qui est dans les désirs et pour le bien de ta famille et de toi-même. 6167.

« Des enfants aimés sont des richesses, de chers amis ; mais une épouse, estiment les sages, est pour nous sauver dans les devoirs, que lui impose l’infortune. » 6168.

» Qu’un homme conserve ses richesses à cause de l’infortune, qu’il emploie ses richesses à conserver sa femme ; mais qu’il n’épargne jamais, ni sa femme, ni ses richesses pour la conservation de soi-même. 6169.

» Une épouse, un fils, des richesses, une maison, il faut acquérir tout cela pour la jouissance des choses visibles et invisibles : ainsi l’ont décidé les sages. 6170.

» D’un côté, sa famille entière ; de l’autre, son âme seule, ne sont pas du même poids dans la balance, incrément de ta race, ainsi l’ont décidé les sages. 6171.

» Fais ce que je propose de faire ; sauve-toi toi-même : donne-moi congé pour m’en aller chez l’anthropophage, noble brahme, et protège mes deux enfants. 6172.

» Les jurisconsultes ont déclaré en statuant sur les devoirs : « Il faut respecter la vie des femmes ! » Or, les Rakshasas eux-mêmes, dit-on, savent quels sont les devoirs : celui-ci ne me tuera donc pas ! 6173.

» La mort des hommes est assurée chez lui, mais celle des femmes est incertaine : partant, accorde-moi d’aller en sa demeure, ô toi, qui sais le devoir. 6174.

» J’ai trouvé ici la nourriture, j’y ai goûté des plaisirs, tu m’as rendu mère d’enfants chéris, j’aurai accompli un grand devoir : la mort ne me sera pas une peine. 6176. » J’ai donné l’être à des enfants, je suis vieille, mon unique désir fut toujours de faire ce que tu avais comme agréable : c’est la considération de toutes ces choses, qui m’inspire une telle résolution. 6176.

» En effet, quand tu m’auras laissée, tu prendras, noble brahme, une autre épouse, et le devoir continuera ensuite pour toi dans une seconde évolution. 6177.

» Car ce n’est pas une faute pour les hommes que d’avoir été l’époux de plusieurs femmes ; mais bien grande, éminente personne, est la faute des femmes, qui sautent d’un premier époux aux bras d’un autre. 6178.

» Considérant toutes ces choses et que trancher le fil de ses jours est un crime, hâte-toi de sauver ta vie aujourd’hui même, et ta race, et ces deux enfants. » 6179.

À ces mots, reprit Vaîçampâyana, son époux, l’ayant embrassée, fils de Bharata, saisi de la plus vive douleur, versa lentement des larmes avec elle. 6180.

Aussitôt qu’elle eut ouï ces paroles excessives de ses désolés parents, la jeune fille leur tint ce langage, son corps tout enveloppé de chagrin : 6181.

« Pourquoi vos révérences gémissent-elles, plongées dans la plus grande affliction ? Qu’elles écoutent mes paroles et fassent ce qui est à propos. 6182.

» Suivant la loi, je puis être abandonnée ; abandonne-moi donc, moi dévouée à l’abandon, et sauve tout avec la perte de moi seule. 6183.

» Pourquoi désire-t-on un enfant ? C’est que l’on dit : « Il me sauvera ! » Voici le jour venu, sauvez-vous par moi comme sur un navire. 6184.

(Un fils sauvera du malheur, ou dans ce monde ou dans l’autre ; il sauvera de toute manière ; c’est pour cela, Bharatide, que les savants appellent un fils poutra.) 6185.

» Tes aïeux espèrent à jamais dans mon sein des fils nés de moi, leur fille : mais je les sauverai eux-mêmes, en sauvant la vie de mon père. 6186.

» Après que tu seras passé dans l’autre monde, il ne s’écoulera pas un bien long temps avant qu’il meure, cet enfant, mon père, il n’y a là aucun doute. 6187.

» Une fois mon père entré dans le Swarga et mon frère puiné mort, le gâteau funèbre ne sera plus offert aux mânes de nos aïeux, et ce sera pour eux une douleur.

» Abandonnée par mon père, et ma mère, et mon frère ayant souffert un sort plus malheureux sans doute que le malheur même, il faudra que je meure, moi, qui n’avais pas mérité ce destin. 6188-6189.

» Mais toi, une fois mis hors de peine, affranchi de ta dette, ma mère, et mon frère encore si jeune, et ta race, elle gâteau funèbre des aïeux, tout, c’est indubitable ! persistera dans l’avenir. 6190.

» Un fils est un second toi-même, une épouse est un ami ; mais une fille n’est rien qu’un embarras : dégage-toi de cet embarras et pousse-moi dans le chemin du devoir. 6191.

» Encore dans l’enfance, malheureuse, sans appui, séparée de toi, mon père, en quelque lieu que j’aille, je serai toujours malheureuse. 6192.

» Ou je sauverai cette famille, et, quand j’aurai accompli cette œuvre difficile, j’en recueillerai la récompense ; 6193.

» Ou tu iras, ô le plus saint des brahmes, chez l’anthropophage, et je serai anéantie : veuille donc fixer tes yeux sur moi. 6194.

» Sauve-toi, homme vertueux, et pour nous, et pour le devoir, et pour ta race : abandonne-moi, puisqu’il t’est permis de m’abandonner. 6195.

» Ne laisse pas échapper ce moment pour l’exécution d’une chose qui doit nécessairement se faire. Toi une fois entré dans le Swarga, il nous faudrait, à nous infortunés, courir sans cesse à la ronde, sollicitant notre nourriture de la charité des autres, ce qui est la plus grande des souffrances ; mais, si je puis te mettre hors de peine et te sauver de cette infortune avec tes parents, moi, alors, comme une Immortelle dans le monde, je verrai le bonheur suivre mes pas ! 6196-6197.

« Grâce au sacrifice de ma vie, l’onde offerte par toi satisfera, comme il nous fut enseigné, les Dieux et les Mânes. » 6198.

Après qu’ils l’eurent ouï exhaler ces lamentations et d’autres encore de mainte sorte, continua le narrateur, le père, la mère et la jeune fille elle-même de pleurer tous les trois. 6199.

Alors ce petit garçon, les voyant tous fondre en larmes, dit avec une voix à peine articulée et ses yeux tout grands ouverts : 6200.

« Ne pleure pas, mon père I ni toi, mère ! ni toi, sœur I » En parlant ainsi, il s’en allait souriant vers tous, passant de l’un à l’autre. 6201.

Puis, ayant pris une touffe de gazon, il ajouta hardiment : « Cela me suffit pour tuer le Rakshasa anthropophage ! » 6202.

À ces mots de l’enfant, une grande joie naquit au sein des trois éplorés, tout enveloppés qu’ils fussent par la douleur. 6203.

Kountî, reconnaissant que c’était l’instant propice, s’approcha d’eux et leur tint ce langage, qui les ressuscita, pour ainsi dire, comme l’ambroisie rend la vie à des morts : 6204.

« Quelle est la cause de cette douleur ? je désire la connaître dans la vérité. Instruite, je l’écarterai de vous, s’il est possible de l’écarter. » 6205.

« Ces paroles sont de celles, qui siéent aux gens de bien, femme riche en pénitences, lui répondit le brahme : mais une main humaine n’est pas capable d’écarter cette douleur. 6206.

» Près de cette ville habite le Rakshasa Vaka, le vigoureux monarque de la cité et des campagnes. 6207.

» C’est un anthropophage, engraissé de chair humaine I Ce Rakshasa à l’âme méchante, plein de vigueur, ce puissant monarque des Asouras défend jour et nuit la campagne, la ville et toute la contrée : aussi n’avons-nous à craindre, ni le tchakra d’un ennemi ni aucune des créatures. 6208-6209.

» Une tonne de riz, deux buffles et un homme pour ses repas journaliers, c’est la solde, qu’on doit lui payer ; il vient les prendre et s’en va. 6210.

» Tous les hommes tour à tour contribuent à sa nourriture ; mais les années en s’accumulant ont rendu la cotisation difficile relativement à sa pitance d’hommes. 6211.

» En tous lieux, où certains habitants s’efforcent de se dérober à l’impôt, ce Rakshasa les tue et les mange avec leurs épouses et leurs fils. 6212.

» Ce roi à l’intelligence étroite dans sa maison de bambous ne met pas en pratique la science du gouvernement ; il n’y dirige pas son zèle à trouver quelque moyen d’assurer à jamais dès ce jour le bien-être de son peuple.

Ainsi traités et sans cesse en butte aux alarmes, nous, qui habitons sur la terre de cette âme faible, nous sommes allés vers ce mauvais roi : 6213-6214.

« De qui les brahmes sont-ils les sujets ? De qui, lui dîmes-nous, dépendent ceux, dont rien n’arrête la marche ?

En effet, allant où ils veulent par les dons, qu’ils ont reçus, les brahmes habiteraient dans les airs, comme des oiseaux. » 6215.

« Qu’un homme obtienne un roi d’abord, nous fut-il répondu ; ensuite, une épouse ; après cela, des richesses : c’est par la réunion de ces trois objets qu’il sauvera ses parents et ses fils. » 6216.

» J’ai acquis ces trois choses toutes à mon détriment : aussi, tombés dans cette infortune, en ressentons-nous les plus cruelles atteintes. 6217.

» C’est à moi que vient maintenant d’échoir ce tour, destructeur des familles : c’est à moi de lui payer ce tribut d’un homme pour sa nourriture. 6218.

» Je ne possède aucune richesse pour acheter un homme quelque part ; et je n’aurai jamais la force de lui abandonner une des personnes, que j’aime. 6219.

» Je ne vois pas un moyen d’échapper à ce Démon, et je suis plongé dans une profonde mer de chagrins bien difficile à surnager. 6220.

» Je m’en irai donc aujourd’hui chez le Rakshasa avec toute ma famille, que voici ; et ce vil Démon va nous dévorer tous de compagnie. » 6221.

« Il ne faut nullement te laisser abattre à la pensée de ce danger, lui répondit Kountî. J’entrevois ici un moyen pour toi d’échapper à ce Rakshasa. 6222.

» Tu n’as qu’un seul fils, en bas-âge, une seule fille, vouée à la pénitence : je n’approuve pas que tu ailles le livrer avec tes enfants et ton épouse. 6223.

» J’ai cinq fils, brahme ; un d’eux ira pour toi et s’offrira en tribut au méchant Rakshasa. » 6224.

« C’est, répondit le brahmane, ce que je ne souffrirai pas, quelque désir que j’aie de la vie : je ne sacrifierai jamais à mon intérêt l’existence d’un brahme, mon hôte !

Ne voit-on pas dans les âmes vulgaires, ne voit-on pas dans celles, qui ne sont pas des plus vertueuses, un homme sacrifier sa vie et même celle de son fils pour sauver un brahme ? Ce d’abord à quoi il me faut penser, voilà mon sentiment, c’est au salut de mon âme. 6225-6226.

» Périr sous les coups de l’anthropophage vaut mieux pour moi que mourir de ma main ou causer la mort d’un brahme. Le brahmanicide est le plus grand des crimes : il n’est rien, qui puisse l’expier. 6227.

» Le suicide même est préférable, s’il n’est point accompagné d’une pensée de suicide. Je n’ai aucune envie de trancher moi-même le fil de mes jours, noble dame ; mais je ne suis en rien coupable d’une mort, qui m’est donnée par un ennemi. 6228.

» Au contraire, je ne vois aucune expiation pour cette mort, que j’aurais donnée intentionnellement à un brahme : ce serait une chose basse et cruelle. 6229.

» Rejeter de sa maison un malheureux, qui est venu s’y réfugier, donner la mort, à qui sollicite une assistance, dont il a besoin, est une cruauté blâmée par les sages.

» On ne doit jamais faire une action blâmable, ni rien de cruel, disent nos magnanimes devanciers, qui ont parlé sur les choses permises dans l’infortune. 6230-6231.

» Je ne consentirai jamais à la mort d’un brahmane : mieux vaut périr moi-même aujourd’hui et mon épouse avec moi ! » 6282.

« Voici quel est mon sentiment immuable, répondit Kountî : il faut sauver la vie des brahmes ! Si j’avais cent fils, il n’y en aurait pas un, que je n’aimasse pas.

» Mais ce Démon n’est pas capable de porter la mort à mon fils ; car mon fils est vigoureux, plein de force, possédant les mantras dans la perfection. 6233-6234.

» Il donnera toute sa nourriture au Démon et saura bien se tirer de ses mains : telle est ma ferme opinion. 6236.

» Jadis il a vu des Rakshasas aux grands corps, à la grande force ; ils ont combattu vaillamment avec lui et son bras en a tué plus d’un. 6236.

» Il ne faut répéter ces choses, brahme, à qui que ce soit ; car les gens, qui manquent de science, pourraient bien tourmenter mes fils par curiosité. 6237.

» Veuille bien l’agréer. Que mon fils ne prenne point sur lui cette affaire, comme un homme, qui prendrait une science sans l’agrément du maître : ainsi pensent les sages. » 6238.

À ces mots de Prithâ, le brahme joyeux d’honorer avec son épouse ce langage tel que l’ambroisie. 6239.

Ensuite le brahme et Kountî parlent ainsi de concert au fils du Vent : « Fais ! » et celui-ci répond : « Oui ! »

À peine Bhîma, reprit Vaîçampâyana, avait-il articulé cette promesse : « Je le ferai ! » que tous les Pândouides reviennent, fils de Bharata, apportant les aumônes recueillies. 6240-0241.

Youddhishthira, le fils aîné de Pândou, ayant deviné qu’il s’agissait d’une grande affaire à l’expression des visages, fit cette question à sa mère, après qu’il se fut assis en particulier seul avec elle : 6242.

« Quel est cet exploit, que veut accomplir Bhîma à la force épouvantable ? A-t-il désiré faire cela de lui-même ? Ou ta grandeur lui en a-t-elle inspiré le désir ? » 6243.

« C’est d’après mon conseil, reprit Kountî, que Bhîma, terrible aux ennemis, s’est chargé de cette grande affaire pour le salut du brahme et la délivrance de la ville. »

« Quelle est cette haine violente, amère, que ta grandeur a conçue, repartit Youddhishthira ? Les hommes de bien ne donnent pas des éloges à la mère, qui abandonne son fils. 6244-6245.

» Comment veux-tu sacrifier ton fils pour le fils d’un autre ? Ce renoncement d’une mère à son fils est une violation des lois du monde ! 6246.

» Lui, sous le bras de qui nous reposons tous paisiblement et par qui nous voulons reconquérir ce royaume, que des princes vils ont usurpé ; 6247.

» Ce héros, à la force sans mesure, de qui la vigueur, infectant leur âme de chagrins, empêche de reposer toutes les nuits Douryodhana et Çakouni ; lui, par l’énergie duquel nous avons été sauvés de cette maison de laque, où furent consumés Pourotchana et d’autres scélérats ; 6248-6249.

» Lui, grâce à la valeur de qui nous regardons comme déjà terrassés les fils de Dhritarâshtra et comme déjà conquise elle-même cette terre, si pleine de richesses ?

» Quelle pensée te pousse à sacrifier ton fils ? Est-ce que les chagrins ont altéré ton intelligence au point cpie tu en as perdu l’esprit ? » 6250-6251.

« Youddhishthira, lui répondit Kountî, il ne te faut concevoir aucune inquiétude à l’égard de Vrikaudara : la faiblesse de mon esprit ne m’a point inspiré cette résolution. 6252.

» Mon fils, nous avons habité exempts de soucis, heureux, bien traités, inconnus aux fils de Dhritarâshtra, dans cette maison du brahme. 6253.

» J’ai vu que c’était le moment de lui témoigner ma reconnaissance. Un homme tel que nous, me suis-je dit, eu qui ne meurt pas la mémoire du service rendu, fera plusieurs fois plus que tout ce que ferait un autre en pareille occasion. J’avais déjà vu l’héroïsme de Bhîma dans la maison de laque ; mais la mort de Hidimba éleva au point où elle est ma confiance en Vrikaudara. Il est en effet dans le bras de Bhîma une grande force, égale à celle d’une myriade de Nâgas ; 6254-6255-6256.

» Bhîma, qui vous emporta, vous semblables à des éléphants, loin de Vâranâvata ! Il n’existe pas un autre homme égal en vigueur à Bhîma, qui triompherait dans une bataille de Vishnou même, le plus grand des Dieux.

» Jadis, à peine né, il tomba de mon sein sur une montagne ; et le poids de son corps mit en poudre le sommet sous ses membres solides. 6257-6268.

» Quand l’expérience m’eut fait connaître ainsi, fils de Pândou, la force de Bhîma, je pris la résolution de témoigner par un service ma reconnaissance au brahme.

» Ce ne fut ni l’avarice, ni l’ignorance, ni la folie, qui m’inspira cette détermination ; car, avant d’arrêter ma résolution, j’ai fixé ma pensée sur le devoir. 6259-6260.

« Elle aura comme résultat ces deux choses, Youddhishthira : la reconnaissance de l’hospitalité reçue et l’accomplissement d’un grand devoir. 6261.

» Le kshatrya, auquel il est arrivé un jour de porter secours au brahme dans ses besoins, obtient les mondes purs : tel est mon sentiment. 6262.

» Le kshatrya, qui sauve la vie d’un kshatrya, acquiert une vaste gloire sur la terre et dans l’autre monde. 6263,

» Le kshatrya, qui prête assistance au vaîçya dans la nécessité, se concilie infailliblement l’affection des créatures dans tous les mondes. 6264.

» Sauve-t-il un çoûdra, qui vient demander sa protection, le kshatrya obtient de renaître ici-bas dans une famille convenable, excellente, honorée du roi. 6265.

» C’est ainsi que jadis m’a parlé ce vénérable Vyâsa à la science inaccessible : c’est là ce qui m’a donné l’envie de faire ce que j’ai fait. » 6266.

« La chose, que tu fais par compassion pour ce brahme tombé dans le malheur, elle te sied, mère, lui répondit Youddhishthira, cette chose, que précéda la réflexion.

» Bhîma, j’en suis certain, reviendra, victorieux de l’anthropophage, grâce à la pitié, que tu ressens de toute façon pour ce deux fois né. 6267-6268.

» Mais il faut parler au brahme et t’efforcer de lui fermer la bouche, afin que les habitants de la ville ne sachent rien de cette affaire. » 6269.

Ensuite, quand la nuit se fut écoulée, le fils de Pândou s’étant chargé des vivres, Bhîmaséna de s’acheminer vers la demeure du mangeur d’hommes. 6270.

Parvenu au bois du Rakshasa, le vigoureux Pândouide l’appela de son nom : « Vaka ! Vaka ! » pour lui donner sa réfection. 6271.

Irrité à la voix du héros, le Démon arriva, plein de colère, aux lieux, où l’attendait Bhîma. 6272.

Rakshasa au grand corps, à la grande vitesse, rompant la terre, pour ainsi dire, sous ses pieds, les yeux couleur de sang, les dents saillantes, la barbe et les cheveux rouges, horrible à voir, les oreilles en forme de conque, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, contractant ses deux sourcils l’un à l’autre unis comme une courbe à trois pointes, mordant ses lèvres, quand il vit Bhîmaséna lui manger son festin, il ouvrit ses yeux avec colère et dit ces mots : 6273-6274-6275.

« Qui est celui-ci, mangeant là sous mes yeux un repas servi pour moi ? l’insensé il veut donc aller dans les demeures d’Yama ! » 6276.

Bhîmaséna entendit ces paroles en ricanant, fils de Bharata, et, n’ayant aucun souci du Rakshasa, il continua, sans tourner la tête, à manger. 6277.

L’anthropophage de pousser un épouvantable cri, et, levant ses deux mains, de courir sur Bhîmaséna pour le tuer. 6278.

Cependant l’immolateur des héros ennemis regardait avec dédain ce Rakshasa, et le Pândouide au ventre de loup n’en continuait pas moins à lui manger sa nourriture. 6279.

Tout rempli de courroux, le Démon s’avança par derrière et fit tomber ses deux mains sur le fils de Kountî au ventre de loup. 6280.

Frappé violemment par ce coup du vigoureux Démon, Bhîma ne tourna pas même un regard vers lui et ne suspendit pas son déjeûner. 6281.

Encore plus irrité, le puissant Rakshasa empoigne un arbre et s’élance de nouveau sur Bhîma pour l’en frapper. 6282.

Ensuite quand Bhîma, le prince aux vastes forces, eut fini de manger sans hâte et lavé sa bouche, il se tint déterminé au combat. 6283.

Le robuste Bhîma reçut de sa main gauche, en souriant, fils de Bharata, cet arbre lancé avec colère. 6284.

Alors enlevant de nouveau mainte espèce d’arbres, le vigoureux Démon les envoya au fils de Pândou, et Bhîmaséna lui en adressa d’autres. 6285.

Cette bataille à coups d’arbres, que se livraient à la ruine des arbres ce prince des Rakshasas et ce prince des hommes, présentait, auguste monarque, un aspect épouvantable. 6286.

Ayant proclamé son nom, Vaka fondit sur le fils de Pândou ; il étreignit dans ses bras le vigoureux Bhîmaséna. 6287.

Le fort Bhîmaséna aux longs bras, ayant embrassé lui-même ce Démon aux longs bras, l’entraîna de force, malgré sa résistance. 6288.

Traînant le Pândouide et traîné par Bhîmaséna, l’anthropophage s’affaissait dans une accablante lassitude. 6289.

La terre alors de trembler sous leur fougue immense ; eux, alors, de réduire en poudre les arbres aux troncs énormes.

À peine vu que l’anthropophage Rakshasa avait perdu sa force, Vrikaudara le frappe de ses deux genoux et le broie sur la terre. 6290-6291.

Puis, de lui appuyer fortement un genou sur le dos, d’entourer son cou avec la main droite, de charger avec la gauche sur les reins à l’endroit ceint du langouti[1] ; et le Rakshasa de pousser deux fois un hurlement, qui résonna d’une manière épouvantable. 6292-6293.

Ensuite, monarque des hommes, écrasé sous Bhîma, l’horrible Démon vomit le sang par la bouche. 6294.

Après qu’il eut exhalé son dernier souffle dans cet effroyable cri, Vaka, le corps et les flancs brisés, resta immobile comme le mont Himâlaya. 6295.

Épouvanté à ce hurlement du Rakshasa, son peuple, maîtres et suivants, de se précipiter hors de leurs habitations. 6296.

Le vigoureux Bhîma de rassurer ces Démons effrayés, la tête perdue, et de leur imposer cette loi : 6297.

il Gardez-vous de faire jamais du mai aux hommes, car tout malfaiteur serait bientôt frappé de mort, comme celui-ci ! » 6298..

« Qu’il en soit ainsi ! » répondent à ces paroles entendues, les Démons, acceptant cette loi ; 6299.

Et dans cette ville, rejeton de Bharata, les Rakshasas désormais se montrèrent inoffensifs aux hommes, qui habitaient au sein de cette cité. 6300.

Ensuite, ayant pris le corps de l’anthropophage expiré, Bhîma le jeta sur le seuil de sa porte et s’en revint, n’ayant pas été vu par aucun des citadins. 6301.

Quand ils virent ce Vaka, que son effroyable vigueur avait rempli d’orgueil, les parents du monstre s’enfuirent[2] çà et là, égarés par la crainte. 6302.

Le Rakshasa mort, Bhîma revint à l’habitation du brahme et raconta, sans rien omettre, toutes les circonstances de son aventure au monarque Youddhishthira. Ensuite des hommes sortis de la cité virent le Rakshasa expiré sur la terre, baigné dans le sang, incapable de percevoir jamais, ni les sons, ni les couleurs. 6303-6304.

À l’aspect du terrible Démon étendu comme la cime renversée d’une montagne, les citadins restèrent là tous, le poil hérissé d’étonnement. 6305.

Revenus dans Ékatchakrâ, ils répandirent cette nouvelle dans la ville. Tous les habitants alors, sire, femmes, vieillards, enfants, sortent par milliers pour fixer leurs yeux sur le Rakshasa mort. À la vue de cet exploit surhumain, ils adressent tous, monarque des hommes, leurs actions de grâces aux Dieux. 6306-6307.

Puis, ils supputent : « À qui donc échéait le tour de porter au Démon sa nourriture ? » et, trouvant que c’était au brahme, ils se rendent tous chez lui et l’interrogent.

À ces questions réitérées, l’éminent brahme, sans écarter le voile des Pândouides, tint ce langage à tous les citadins : 6308-6309.

« Un certain brahme à la grande âme, consommé dans les mantras, me vit pleurer avec ma famille l’ordre, qui m’était échu de fournir son festin au Rakshasa. 6310.

» II commença par m’interroger sur l’infortune, qui désolait cette ville, et, m’ayant rassuré en souriant, cet homme, le plus vertueux des brahmes, dit ces mots ; « Eh bien ! c’est moi, qui porterai son repas au mauvais Esprit : n’aies sur moi aucune crainte ! » 6311-6312.

» S’étant donc chargé des vivres, il s’en est allé au bois de Vaka, et c’est par lui sans doute que fut accompli cet exploit dans l’intérêt du monde. » 6313.

Ensuite tous les brahmes et les kshatryas au comble de l’admiration, les vaîçyas et les çoûdras dans la joie, offrirent tous un sacrifice à Brahma. 6314.

Et, quand ils eurent assouvi leurs yeux par la vue de cette merveille, tous les citadins s’en revinrent à Ékatchakrà, où les fils de Prithâ continuèrent d’habiter. 6316.




  1. Ceinture ou pièce d’étoffe, qui passe entre les cuisses et entoure les reins, sans nulle autre partie de vêtement.
  2. Tous les Dictionnaires et même Westergaard donnent au verbe pratigantum la signification de redire : il est évident ici que le composé a quelquefois le même sens que le mot simple.