Le Salon de Lady Betty/La Précieuse

James Kirke Paulding

La Précieuse

Traduction par Marceline Desbordes-Valmore.
Le Salon de Lady Betty, Éditions Charpentier

, 1836

, volume 2 (p. 1-212).

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collectionLa PrécieuseJames Kirke PauldingMarceline Desbordes-ValmoreÉditions Charpentier

1836

Cvolume 2La PrécieuseDesbordes-Valmore - Le Salon de Lady Betty, tome 2, 1836.pdfDesbordes-Valmore - Le Salon de Lady Betty, tome 2, 1836.pdf/71-212

La Précieuse.

CHAPITRE I.

de l’inconvénient de lire les journaux
avant déjeuner.

À dix heures du matin, par une brumeuse journée de septembre, M. Forster et sa fille, miss Jenny, attendaient patiemment l’instant où le déjeuner serait servi, l’un en parcourant le dernier numéro du Times, l’autre en lisant la livraison la plus nouvelle de la Gazette littéraire.

M. Forster, les lunettes sur le nez, enfoncé jusqu’aux oreilles dans une vaste bergère et les pieds devant le feu, récitait des lèvres chaque ligne de l’énorme journal ; de temps en temps, une exclamation proférée à haute voix témoignait de l’intérêt qu’il prenait à sa lecture !

— Hum ! hum ! c’est assez vrai !

— Ah ! ah ! messieurs de l’opposition, que répondrez-vous à cela ?

— Pour le coup ! M. le Rédacteur, vous déraisonnez ; ceci n’est pas logique.

Durant ce soliloque, à bâtons rompus, miss Jenny, assise près de la fenêtre, n’était pas moins préoccupée des nouvelles littéraires que son père des nouvelles politiques ; son admiration pour la prose de la Gazette se peignait sur tous ses traits. Ses grands yeux bleus, harmonieusement voilés de beaux cils noirs, brillaient de plaisir à chaque ligne ; l’enthousiasme tacite dont elle était transportée pouvait à peu près se traduire par ces mots :

— Quelle délicatesse de pensée ! quelle richesse de style ; oh ! la séduisante image !

— Bien certainement j’achèterai ce livre ! s’écria tout-à-coup la jeune fille, incapable de contenir plus long-temps l’expression de ses sympathies poétiques.

— Quel livre achèteras-tu ? reprit brusquement M. Forster en levant les yeux, et en posant le journal sur ses genoux : encore quelque sottise de tes écrivailleurs sans cervelle, je le gage !

— Oh, mon père ! pouvez-vous appeler ainsi ces interprètes de la pensée divine dont chaque note vibre comme une corde mélodieuse dans l’espace ? dont la voix se balance comme un sylphe sous l’haleine du zéphir ?

— Très bien, très bien ; dès l’instant qu’il y a des sylphes, des cordes et de l’espace, je n’ai plus rien à dire. Ce sont des mots que ton père ne saurait comprendre : que veux-tu ! de mon temps, on n’apprenait et on ne parlait que l’anglais.

— Mais n’est-ce donc point là de l’anglais et de l’anglais le plus pur, mon père ?

— Je ne sais si c’est de l’anglais maintenant, mais de mon temps cela eût à peine passé pour du patois d’Écosse… Et comment appelles-tu ce beau livre dont tu dois orner ta bibliothèque ?

— Les adieux du barde au crépuscule !

— De mieux en mieux. De mon temps quand on faisait des adieux, c’était à ses parens, à ses enfans, à ses amis ; on ne songeait guère à en adresser au crépuscule. Et crois-tu que le crépuscule soit bien sensible aux adieux de ton barde, ajouta le vieillard en souriant malicieusement de son épigramme.

— Mon dieu ! mon père, il est impossible de disserter poésie un seul instant avec vous, répondit miss Jenny avec une petite moue boudeuse.

Miss Jenny, fille unique, n’était pas seulement une jolie personne et un enfant gâté, c’était un bas-bleu, une adepte en fait de beau langage, de bel esprit, de métaphores alambiquées et de style prétentieux ; elle avait embrassé les opinions de cette secte littéraire que nos voisins les français ont qualifiée de romantique et qui, chez nous, aspire au titre de Byronnienne, en raison du culte exclusif qu’elle professe pour le sublime auteur de Childe Harold. Or cette secte, comme toutes les sectes, n’avait emprunté à son chef que ses défauts, sans reproduire aucune de ses brillantes qualités. Miss Jenny, dont le bon sens naturel avait été faussé par les déclamations emphatiques de plusieurs Byronniens et notamment d’un M. Fitz-Gérald, l’oracle poétique du pays, calquait ses opinions du jour sur le dernier numéro de la Gazette littéraire de Londres ; jamais sentinelle ne se montra plus exacte à répéter le mot d’ordre de son officier que ne l’était le jeune bas-bleu à se conformer aux jugemens de son recueil favori.

Après avoir lancé son bon mot sur le crépuscule, M. Forster reprit sa lecture du Times et sa fille demeura de nouveau plongée dans la contemplation d’une image indigo, ou d’une pensée azurée. Elle établissait dans sa tête, depuis un quart d’heure, la nomenclature des poètes à la mode, suivant le bleu plus ou moins foncé de leurs inspirations, lorsque M. Forster, saisi d’un transport subit, se livra à tous les emportemens d’une violente colère.

Il s’était levé, avait de dépit rejeté loin de lui son journal, et se promenant à grands pas, il proférait d’une voix tonnante ces mots entrecoupés :

— L’ingrat !… se conduire ainsi… qu’il vienne !… qu’il ose…

— Mon dieu ! qu’est-il donc arrivé, mon père ? demanda doucement miss Jenny, surprise au dernier point d’une agitation si soudaine et en apparence si peu motivée. Seriez-vous victime de quelque banqueroute ?

— Banqueroute !… banqueroute ! il s’agit bien de cela… je l’aimerais mieux. Et que m’importerait une banqueroute ?… je suis assez riche pour la supporter… mais voir mes espérances ainsi trompées !… C’est un ingrat, vois-tu, encore un ingrat, toujours un ingrat…

— Qui donc est un ingrat ?

— Et qui donc ! sinon ton vaurien de cousin, Mortimer, que je regardais comme mon fils… eh bien…

— Eh bien ?…

— Eh bien, je n’en veux plus entendre parler.

— Pourquoi donc, mon père ? Vous ne me dites pas pourquoi.

— Parce qu’il n’a pas remporté le prix d’honneur ; parce qu’il a terminé comme un âne sa carrière scolaire ; parce que son cours de philosophie est manqué… voilà pourquoi.

— Est-ce là tout ? eh bien, mon père, j’en suis contente : M. Fitz-Gérald m’a assuré que le génie méprise les misérables succès des écoles et qu’il prend son essor sur des ailes…

— Sur des ailes d’oie, cria le vieux gentleman… Il arrive ici demain… j’ai bien envie de le mettre à la porte.

— Qui donc, mon père ?

— Mortimer, mademoiselle.

— Oh ciel ! y pensez-vous ?

Sur ces entrefaites un domestique annonça que le déjeuner était servi. Le père et la fille se mirent à table, et M. Forster fit tomber sur la cuisinière une partie de la mauvaise humeur que lui avait causée l’insuccès de son neveu.

— Annah, vos œufs sont trop cuits… comptez donc sur la reconnaissance des enfans, moi qui me faisais une fête de son triomphe… décidément, Annah, vous avez perdu l’esprit ce matin, notre rootsbeaf est sec comme une semelle de botte… il ne m’a jamais causé que des chagrins… qu’on jette ce thé par la fenêtre, il n’est pas buvable.

Et ce fut en entremêlant chaque bouchée d’un reproche adressé tantôt à sa cuisinière, tantôt à son neveu, que M. Forster termina un déjeûner qualifié par lui de pitoyable, de détestable, et ainsi de suite.

Dieu sait jusqu’où serait allée sa manie de trouver tout mal, si la visite d’un voisin, d’un ami intime, M. Jonathan Belfield, n’était venue changer le cours de ses idées.

En ce qui est du mariage de miss Forster, nous n’avons pas besoin de garantir la félicité de ses conséquences, car nul lecteur ne la révoque en doute. N’en déplaise aux innombrables romans auxquels nous ne volons que l’expression de cette vérité, elle est actuellement mère d’une nombreuse famille, et n’a conservé de son ancienne teinte azurée qu’une préférence fort excusable pour le roman historique et les grands poètes de l’école romantique.

Quant à M. Forster et à M. Belfied, la pacifique préoccupation momentanée du dernier ayant fini par la divulgation du secret qui seul le rendait si joyeux, ils ont repris leurs vieilles querelles, et continuent de vivre sur un excellent pied d’antipathie sympathique.

La Précieuse.

CHAPITRE I.de l’inconvénient de lire les journauxavant déjeuner.

CHAPITRE I.

de l’inconvénient de lire les journaux
avant déjeuner.