Le Salon de Lady Betty/Miss Molly

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Traduction par Marceline Desbordes-Valmore, Antoine Fontaney Voir et modifier les données sur Wikidata.
Le Salon de Lady BettyÉditions Charpentier Voir et modifier les données sur Wikidatavolume 2 (p. 213-289).


Miss Molly.



I

— Voici trois semaines, trois grandes semaines, que je n’ai reçu de ses nouvelles. Il m’aime pourtant, il me l’a dit… oh ! oui, il m’aime, j’en suis sûre… mon Dieu ! pourquoi donc ce cruel silence ?… S’il était malade… si son oncle… Oh ! oui, c’est cela ! Pauvre Williams ! il lui aura dit qu’il m’aimait, et cet orgueilleux parent l’aura menacé de toute sa colère s’il osait baisser les yeux jusqu’à moi ; moi ! pauvre fille sans titres et sans fortune ! Oh ! Williams ! Mais qui l’empêchait de m’écrire ?… Ah ! maintenant, je le vois bien, il m’a oubliée… oubliée !…

Et la jeune fille se prit à sangloter.

Cinq heures du matin sonnaient en ce moment à l’horloge de l’église de la petite ville de ....., comté de ......... Les premiers rayons du jour commençaient à percer à travers les jalousies de la chambre qu’occupait miss Molly. De nombreuses lettres, éparpillées sur un guéridon, et quelques unes encore humides de larmes, un lit intact, un oreiller veuf de plis, une bougie entièrement consumée et dont la lumière se mourait en lueurs incertaines et vacillantes, tout prouvait que la jeune fille ne s’était pas couchée. Elle avait passé la nuit à relire les lettres de Williams, à gémir de son départ, à se désespérer de son silence.

La tête plongée dans ses deux mains, immobile, anéantie, on aurait cru miss Molly privée de tout sentiment, sans les soupirs douloureux qui, par intervalles, venaient soulever sa poitrine.

Le dernier tintement de l’horloge la tira de cette sorte de léthargie que l’excès d’affliction provoque chez les êtres faibles. Comme si le choc du marteau métallique eût fait vibrer tout-à-coup une espérance dans son âme, la jeune miss se leva brusquement ; ses joues s’étaient animées d’une teinte fiévreuse ; ses yeux brillaient de cet éclat terne et mat indice d’une résolution soudaine et violente.

— J’irai ! s’écria-t-elle.

Puis elle rassembla les lettres de son amant, en fit un paquet qu’elle cacha dans son sein, prit un chapeau, se couvrit de sa mante et se disposa à sortir. Ses mouvemens saccadés, sa démarche convulsive, trahissaient une irritation nerveuse que devait remplacer bientôt, selon toute apparence, une faiblesse extrême, un abattement profond.

S’avançant avec précaution, elle entr’ouvrit sa porte, la referma doucement, descendit plus doucement encore un escalier tortueux, traversa deux chambres, plusieurs corridors, et se trouva dans un jardin assez vaste et soigneusement entretenu. Des allées de charmilles, taillées symétriquement, formaient autour de l’enclos un dôme de feuillage impénétrable aux rayons du soleil. De distance en distance, des bancs formés de baguettes revêtues de leur écorce, ingénieuse parodie de la nature champêtre, conviaient les promeneurs à humer mollement et sans fatigue un air pur et embaumé.

Ce fut sur un de ces bancs qu’accablée du parti qu’elle avait pris, miss Molly vint s’asseoir un instant. Près de tenter une démarche qui devait compromettre peut-être et sa réputation et le repos d’un père, elle sentit un remords lui serrer le cœur. Chaque objet, en retraçant à ses regards l’image de celui qu’elle abandonnait, semblait l’accuser d’ingratitude. Ici, le parterre où le vieillard, appuyé sur le bras de sa fille, venait gravement fumer une pipe et interroger les progrès de ses tulipes et de ses œillets ! là, le berceau où il vidait, le soir, avec deux ou trois amis, un flacon de porter, en discutant l’éloquence de M. O’Connel et l’opportunité du bill de réforme ! Plus loin, le râteau avec lequel il nettoyait le sable des allées, quand sa goutte daignait lui laisser quelque répit ! Et lorsqu’à son lever le pauvre homme apprendrait la fuite de l’enfant qui faisait son bonheur et sa joie, quelle ne serait pas sa douleur, son indignation ! À cette pensée, toute l’énergie de la jeune fille s’évanouissait. Pour rappeler son courage, elle eut besoin d’évoquer le souvenir de Williams. Tantôt elle se le représentait infidèle, et alors, l’âme dévorée d’inquiétude et de jalousie, elle brûlait de lui reprocher son parjure ; tantôt elle le voyait en butte à la colère d’un oncle rigide et hautain, et se disait alors : J’irai le trouver, cet oncle ; je lui parlerai, j’essaierai de l’adoucir, et qui sait ? peut-être !…

Après une lutte pénible entre la passion et le devoir, entre l’amour et la piété filiale, l’amour l’emporta, la passion prit le dessus.

— Le sort en est jeté, pensa-t-elle en mettant le pied hors du jardin ; maintenant, il serait trop tard ! Mon pauvre père ! Et deux larmes roulaient le long de ses joues.

En effet, la jeune fille eût vainement tenté de revenir sur sa décision ; la porte de sortie, en se refermant, l’avait condamnée à subir les conséquences de sa faute. Elle ne pouvait rentrer maintenant, sans mettre son père dans la confidence de son fatal secret. Oh ! si sa mère eût vécu, elle lui aurait confié ses peines, ouvert son cœur ! mais un père comprendrait-il ces émotions intimes et poignantes qui torturent l’âme d’une amante ? Le sien surtout, homme positif, dont les idées, depuis quarante ans, n’étaient fixées que sur la balance exacte d’un actif et d’un passif, comment accueillerait-il l’aveu d’une flamme que condamnait la raison ? Certes, il y aurait eu injustice à révoquer en doute sa tendresse indulgente et bonne ; mais cette tendresse même, subordonnée aux principes de la logique, ne lui eût suggéré d’autre réponse que celle-ci aux chagrins de sa fille :

— Si les parens de M. Williams consentent à votre union, je ne m’y oppose pas, épousez-le. Dans le cas contraire vous devez l’oublier.

Or, de telles consolations, limitées ainsi dans le cadre d’un dilemme, n’étaient guère propres à captiver la confiance d’un cœur souffrant et brisé.

Miss Molly, après une demi-heure de marche rapide, était arrivée à l’embranchement de plusieurs routes, bordées de collines, de haies et de rochers. Laquelle choisir ? laquelle conduisait au château de Bury ? car c’était à ce château, habité les trois quarts de l’année par le duc de Fyden, oncle de Williams, qu’elle avait décidé de se rendre. Bury était situé à l’ouest et à douze milles environ de.... voilà tout ce qu’elle savait. Son embarras, à elle qui n’avait jamais fait la moindre excursion sans être accompagnée de son père ou de la vieille Déborah, s’augmentait encore de ces données incomplètes sur le terme de son voyage. Heureusement, une paysanne venant à passer, Betty s’informa près d’elle du chemin qu’il fallait suivre.

— Oh ! ce n’est pas facile à indiquer, miss : il y a tant de sentiers de traverse. D’abord, vous allez prendre la route qui est à votre droite ; puis au bout d’un mille, vous tournerez à gauche, et vous marcherez jusqu’à la maison du forgeron Bitter ; alors vous verrez trois chemins devant vous ; suivez celui du milieu ; il mène à l’auberge de la vieille Mysie, et là, tout le monde vous désignera le trajet qui reste à parcourir.

Après cette explication, qu’elle se fit répéter à diverses reprises, afin de la bien graver dans son souvenir, miss Molly partit en remerciant la villageoise, qui lui souhaita un heureux voyage.


— Puisse ce souhait se réaliser ! pensa la fugitive ; au fond du cœur, elle n’osait l’espérer.

Au moment de son départ, le ciel était pur, le soleil se levait brillant ; tout promettait une belle journée ; mais vers sept heures, des nuages s’amoncelèrent à l’horizon et l’atmosphère se chargea d’une humidité brumeuse qui finit par se résoudre en une pluie battante et continue. Les légers vêtemens de miss Molly furent bien vite transpercés. L’eau, en détrempant la terre, multipliait encore les inconvéniens d’une route assez peu praticable d’avance. Tantôt le pied de la voyageuse glissant sur un sol gras, elle courait risque de perdre l’équilibre ; tantôt de larges fondrières qu’elle franchissait à grand’peine inondaient ses jambes d’une vase bourbeuse et glaciale. C’était un tableau à fendre le cœur, que celui de cette jeune fille, si frêle, si délicate, luttant ainsi contre la rigueur des élémens, et luttant presque sans défense. En effet, cette mince chaussure, ces tissus de mousseline, ces étoffes transparentes, pouvaient-ils la garantir du froid et de l’averse ?

La pâleur répandue sur tous les traits de miss Molly accusait son extrême fatigue. Une pareille épreuve dépassait ses forces ; elle était harassée, rendue, et elle eût succombé vingt fois, si l’énergie morale n’était venue en aide à la faiblesse physique, si la puissance de volonté n’avait suppléé l’impuissance des organes. Toutefois cette vigueur factice ne pouvait durer long-temps ; elle allait s’épuiser et trahir les efforts de la jeune fille, lorsque l’auberge de la vieille Mysie apparut à ses regards.

Cette auberge, s’il est permis de qualifier ainsi une misérable hutte couverte en chaume, se faisait remarquer par une tête de femme grossièrement peinte en rouge, avec ces mots : à l’hôtesse bienveillante. Une basse-cour sale et boueuse, dont une mauvaise barrière en bois défendait seule l’entrée, servait comme d’introduction au principal corps de logis ; au-dessus de la porte, une inscription annonçait que piétons et cavaliers trouveraient céans bon logement et nourriture délicate.

En voyant entrer une dame dont le costume annonçait l’opulence, la vieille Mysie se montra fort empressée de lui faire un accueil convenable ; dans ce but, elle tança vertement une grosse servante qui ne jetait pas assez vite du charbon dans l’âtre ; elle approcha la plus belle chaise afin que milady pût se reposer ; elle s’apitoya sur l’air souffrant de milady ; elle offrit à milady de lui prêter d’autres vêtemens, les siens étant trempés d’eau ; elle déploya enfin pour milady des soins et des prévenances tels, que miss Molly en était confuse. Celle-ci exprima à la bonne femme toute sa reconnaissance et s’empressa de la désabuser sur ce titre de milady qui lui revenait sans cesse à la bouche.

— Oh ! si vous n’êtes pas une milady, vous êtes du moins une grande et belle dame ; je me connais en physionomie, et à votre air…

— Dites plutôt, ma bonne hôtesse, que je suis une pauvre fille, bien malheureuse, sans amis, sans parens…

Et l’idée de son père qui, à cette heure même, devait la pleurer et peut-être la maudire, lui tira des larmes amères.

— Bah ! des parens ! des parens ! on s’en passe bien ; pour des amis, on n’en manque jamais, quand on est riche comme vous.

— Riche ! répondit la jeune fille en laissant échapper un soupir ; je n’ai rien au monde… pas même…

Elle allait dire, pas même la paix du cœur… mais la vieille Mysie ne lui laissa pas le temps d’achever : — Pas même de quoi payer votre dépense ici ? s’écria-t-elle d’un ton mêlé d’inquiétude et d’espérance.

Cette exclamation de l’hôtesse fut comme un coup de foudre pour miss Molly ; elle ne possédait pas en effet de quoi solder le petit service qu’on venait de lui rendre. Absorbée dans sa douleur, elle avait oublié qu’en fuyant la maison paternelle, elle se condamnait à toutes les privations, et ne devait rien attendre des étrangers que moyennant argent et salaire : aussi la pauvre enfant était-elle partie sans s’être même précautionnée des faibles économies qu’elle tenait en réserve. Cette négligence impardonnable, mais que l’on concevra facilement si l’on veut faire la part de la situation d’esprit et de l’inexpérience de miss Molly ; cette négligence, elle en mesurait alors les inconvéniens, elle en calculait avec effroi les résultats. Elle avait trouvé du courage pour lutter contre les angoisses les plus poignantes de l’âme, elle n’en trouva pas pour résister à l’accident le plus trivial de la vie positive.

Après avoir balbutié un non, qui produisit sur toute la personne de l’hôtesse une sorte de commotion électrique, la jeune fille, vaincue par l’humiliation, pencha la tête et s’évanouit.

— Dieu me pardonne ! la dame se trouve mal, dit la servante ; il faut la délacer, il faut lui faire respirer du vinaigre, il faut…

— Il faut vous taire, maudite sotte, reprit sa maîtresse, revenue subitement à son naturel acariâtre, grâce à l’aveu qu’elle venait d’entendre. Du vinaigre ! du vinaigre ! n’est-ce pas assez du feu quelle m’a coûté ; ne voyez-vous pas que c’est une malheureuse, une échappée de Newgate. La plus mince bourgeoise voyagerait-elle à pied par un temps pareil ? Maudit soit l’instant où cette créature a eu l’idée d’entrer chez moi ! ne m’a-t-elle pas consommé déjà un panier de tourbe ! Croyez-vous que j’irai encore lui jeter à la figure une pinte de vinaigre… Ah bien oui ! les temps sont assez durs, sans laisser manger son bien par des intrigantes.

Et voyant que la servante, émue de compassion, fixait sur la malade des regards attendris, l’hôtesse bienveillante l’apostropha des épithètes les plus injurieuses.

— Eh bien ! fainéante, allez-vous rester long-temps encore à rouler vos gros yeux ? Est-ce pour cela que je vous donne trente schellings par an ; allez, paresseuse, vous mourrez à l’hôpital.

— Mais cette dame mourra certainement ici, si on ne lui porte secours, reprit la servante ; voyez comme son visage est blanc !

— Mourir ici ! il ne manquerait plus que cela ; eh bien, que ne desserrez vous sa robe ? frappez-lui dans les mains… plus fort…

Miss Molly entr’ouvrit les yeux et commença à donner signe de vie.

Vous trouvez-vous mieux, miss ? lui dit la servante avec bonté. Molly répondit par un mouvement affirmatif.

— Eh bien ! si elle se trouve mieux, il faut qu’elle parte et le plus vite possible, reprit la maîtresse ; ma maison n’est point un hôpital où l’on se fasse soigner gratuitement. Allons, ma chère, voici votre mante, partez, le grand air vous fera du bien.

Et la vieille Mysie avait déjà jeté sur les épaules de la pauvre enfant le vêtement encore froid et humide.

— Partir… partir ! eh ! le puis-je en ce moment ? murmura miss Molly d’une voix faible. Oh ! par pitié, ma bonne dame, laissez-moi demeurer ici une heure, seulement une heure… Dans une heure je serai mieux, peut-être…

Et, les mains jointes, elle adressait à l’hôtesse des regards supplians.

— Une heure… une heure… reprit l’hôtesse ; et si dans une heure vous êtes encore souffrante, il faudra vous garder une heure de plus, et ainsi de suite et qui sait si, d’heure en heure, vous ne finirez pas par rester éternellement dans ma maison… Décidément, c’est impossible, ma chère, impossible… il faut partir.

Durant cette discussion, la servante, touchée des souffrances et de la douceur de miss Molly, essuyait à la dérobée, avec le coin de son tablier, quelques larmes qui roulaient malgré elle le long de ses joues. Indignée de la dureté de sa maîtresse, et jugeant qu’il n’y avait qu’un moyen de vaincre son avarice, elle lui dit d’un ton ferme :

— Milady restera, car je paierai pour elle.

— Et avec quoi, ma belle ? reprit l’autre ironiquement. Depuis quand votre bourse est-elle si bien garnie que vous puissiez acquitter les dettes d’autrui ?

— Avec quoi ! avec ces deux schellings ; l’un servira à vous couvrir de la tourbe que vous avez brûlée, l’autre paiera le séjour de milady dans cette maison jusqu’à demain matin.

Et la bonne fille, tirant de sa bourse les deux pièces, les avait présentées à la vieille Mysie.

Celle-ci, honteuse de trouver chez sa servante des sentimens si différens des siens, ne savait si elle devait accepter ou non l’argent, lorsque sa porte s’ouvrit brusquement ; un homme entra.

— Bravo ! s’écria-t-il d’une voix retentissante, bravo ! jeune fille tu es aussi bonne que ta vieille sorcière de maîtresse est avare et dure !

Et se tournant vers l’hôtesse :

— Puisse le tonnerre écraser ta misérable bicoque gibier de potence ! puisse le diable te tordre le cou, à toi qui as l’infamie de vouloir jeter à la porte, par un si mauvais temps, une dame malade qui implore ta pitié. Et pourquoi ? parce que tu crains de sacrifier en pure perte un pence ou deux. Allons, femme du bois dans le foyer ; du bois, entends-tu, et non de la tourbe. Je veux une flamme brillante au lieu de cette fumée noire qui me prend à la gorge. — Quel est ton nom, servante ?

— Sarah ! monsieur, pour vous servir !

— Eh bien, Sarah ! tu es une excellente fille ! Va nous chercher du bois.

L’apparition du nouveau venu, sa parole tranchante, ses gestes impérieux, avaient abasourdi la vieille Mysie ; elle fut quelques instans sans pouvoir retrouver sa présence d’esprit. Elle était rouge, elle était bleue ; on l’aurait dit frappée d’apoplexie.

Le personnage qui avait signalé son arrivée d’une façon si cavalière et si injurieuse pour l’hôtesse semblait âgé d’une cinquantaine d’années ; ses cheveux épais et crépus étaient complètement blancs. De larges sourcils noirs couronnaient un œil brillant, où la hardiesse s’alliait à la bonne humeur. Sa taille ne dépassait guère cinq pieds deux pouces ; mais ses épaules carrées, ses bras nerveux, ses jambes cambrées en dedans, dénotaient une force physique peu commune. Il portait le costume de simple matelot. Un bâton noueux, un poignard, en partie caché sous sa veste de marin, et que soutenait un baudrier de cuir, tels étaient ses moyens de défense. À travers la brusquerie de ses manières, un œil exercé aurait pu discerner une aisance et une noblesse qui ne s’accordaient guère avec l’humble physionomie de ses vêtemens. La boue qui couvrait son pantalon jusqu’au genou témoignait d’une longue course faite à pied, par des chemins détestables ; cette circonstance ne contribuait pas à donner une haute idée des ressources pécuniaires du voyageur, dans un pays où le moindre fermier avait un cheval à sa disposition.

Après avoir recouvré peu à peu son assurance et considéré l’équipement de son nouvel hôte, la vieille Mysie crut qu’il était de sa dignité de répondre aux interpellations qu’elle venait de subir.

— Et qui êtes-vous donc, vous, pour venir vous mêler des affaires d’une honnête femme qui gagne sa vie comme elle peut ? De quel droit osez-vous donner des ordres à ma servante ? Chacun n’est-il pas maître dans sa maison ? Ne puis-je pas renvoyer de chez moi qui bon me semble, sans que des inconnus viennent s’y opposer ? — Sarah, je vous défends d’apporter du bois ; ceux qui n’aiment pas le feu de charbon peuvent aller se chauffer ailleurs.

— Ceux-là, reprit le marin, les yeux enflammés de colère, n’iront point se chauffer ailleurs ; ils se chaufferont ici, et ils se chaufferont avec du bois.

Saisissant alors une escabelle, il la brisa d’un coup contre la muraille, puis en jeta les débris dans l’âtre.

À la vue de cet attentat contre son mobilier, l’hôtesse poussa des vociférations à étourdir un sourd. Les épithètes les plus insultantes furent adressées à l’audacieux étranger.

— Silence ! silence ! vieille folle, ou je vous enverrai beugler à la porte !

Et le marin étendit vers Mysie un bras vigoureux, comme s’il se fût disposé à réaliser sa menace.

Cette démonstration hostile arrêta comme par enchantement le torrent d’injures nouvelles prêt à déborder sur les lèvres de la mégère. Elle comprit qu’il y aurait imprudence de sa part à provoquer davantage l’emportement d’un homme qui semblait aussi irascible qu’entêté. Elle résolut donc de prendre son mal en patience et de souscrire provisoirement aux volontés de son tyran. Toutefois elle n’adopta pas ce parti sans laisser échapper quelques murmures significatifs que le marin feignit de ne pas entendre.

Pendant cette scène étrange, dont elle était la cause innocente, miss Molly surprise, effrayée, n’avait pas trouvé la force d’articuler un seul mot. Elle était debout, suivant du regard, avec une anxiété inexprimable, tous les mouvemens du terrible voyageur. Les émotions qui venaient de l’assaillir, si imprévues, si accablantes, l’avaient plongée dans une sorte de léthargie morale ; la violence des sensations avait émoussé chez elle la faculté de sentir ; elle voyait, elle entendait, et cependant elle demeurait immobile comme si elle n’eût rien entendu ni rien vu.

Le marin parut saisir les causes de l’abattement de miss Molly. Il n’avait pas eu besoin d’un long examen pour deviner la position sociale de la jeune personne, et la touchante candeur qui respirait dans tous ses traits ne l’intéressait pas moins que ses souffrances.

S’approchant d’elle, il ôta respectueusement son chapeau de cuir, lui demanda pardon, en termes polis, du vacarme qu’il avait occasioné, et lui offrit ses services avec une franchise pleine de grâce et de bonhomie.

Ce changement de ton et de manières, cette brusque transition de l’homme du peuple à l’homme du monde, excita chez la jeune miss une surprise qu’elle essaya vainement de dissimuler. — Autres personnes, autres façons ! dit le marin avec un sourire ; un pilote habile doit se régler sur le vent. Si je n’avais parlé comme je l’ai fait à l’hôtesse de céans, nous en serions encore à grelotter devant une cheminée sans feu. D’ailleurs, ses odieux procédés méritaient bien une leçon. Qu’en pensez-vous ?

— Je suis mortifiée, monsieur, répondit miss Molly d’une voix faible, bien mortifiée de la peine… mais je ne saurais en profiter… je me sens mieux, il faut… il faut que je parte…

— Par le froid, par la pluie ! il n’en sera rien, sacredieu ! s’écria le marin.

Puis, reprenant d’un ton doux et persuasif : — Songez à votre faiblesse, miss, songez à l’inconvénient de vous mettre en route à cette heure. Vous ne pourriez faire deux pas sans succomber à vos souffrances. Attendez quelque temps encore. Pensez-vous au surplus que je vous laisse partir ainsi ?

— Quoi ! monsieur, votre intention serait-elle… ?

— Mon intention est de vous servir, de vous protéger. Auriez-vous peur de vous confier à moi ?

— Monsieur ! je n’ai pas l’avantage…

— De me connaître, sans doute ; mais nous ferons connaissance, miss, et vous verrez que je ne suis pas si noir que j’en ai l’air… Sur ma parole d’honnête homme et de soldat, je jure que votre grâce ne court aucun risque à accepter l’humble assistance de son serviteur.

Le marin prononça ces dernières paroles avec un accent de noblesse et de dignité qui émut vivement la jeune fille. Après un pareil langage, conserver des soupçons, n’était-ce pas faire injure à un homme dont, en définitive, elle se trouvait déjà l’obligée ? Cette réflexion, jointe à l’embarras de sa situation, empêcha miss Molly d’hésiter plus long-temps. — Je vous crois, monsieur, dit-elle, et je me confie à votre probité.

— Et sacredieu ! vous faites bien, miss ; vous n’aurez pas lieu de vous en repentir, répliqua le marin. — Puisque vous agréez mes services, je tâcherai qu’ils ne soient indignes ni de moi ni de vous.

— Holà ! ma douce hôtesse ; holà ! la grosse fille dont je ne sais plus le nom ! Il me faut sur-le-champ un dîner convenable, à deux couverts, entendez-vous !

À cette demande, la vieille Mysie répondit d’un ton bourru qu’elle n’avait pour toute provision que de l’ale et de la galette d’orge.

— En êtes vous bien sûre, respectable matrone ?

— Très sûre, dit l’autre en murmurant.

— Alors vous allez monter sur votre manche à balai, comme une vieille sorcière que vous êtes, et courir à la ville voisine.

— Et pourquoi ?

— Afin de renouveler votre garde-manger ; je n’aime pas la galette d’orge.

— C’est grand dommage ! fit l’hôtesse entre ses dents ; mais je ne bougerai certainement pas d’ici.

L’attention de Sarah, la servante, se partageait alors entre deux objets ; d’une part, elle prêtait l’oreille à la conversation ; de l’autre, elle distribuait à deux ou trois poulets, plus ou moins étiques, des poignées de grain que ceux-ci dévoraient avec une insatiable avidité.

À la vue des maigres volatiles, une idée lumineuse traversa le cerveau du marin.

— Sacredieu ! s’écria-t-il, vous mentez, la vieille, en prétendant que les provisions vous manquent ; voici justement ce qu’il me faut. Allons, Sarah ! saisissez un de vos pensionnaires emplumés, tordez-lui le cou et faites-le rôtir ; si chétif qu’il soit, il vaudra toujours mieux qu’une galette d’orge.

— Tuer mes poulets ! ah bien, par exemple ! N’en faites rien, Sarah, ou je vous chasse ! Tuer mes poulets ! Croyez-vous que ce soit pour votre bouche que je les ai nourris depuis trois mois ? tuer mes poulets ! a-t-on jamais vu ! me dépouiller, me ruiner !

— Qui parle de vous dépouiller et de vous ruiner, vieille folle ? Votre poulet sera payé. Combien vaut-il, votre poulet ?

— Il sera payé, dit l’hôtesse en se radoucissant un peu, il sera payé… peut-être ? Qui pourrait le dire, s’il sera…

— Moi, je le dirai, quand vous en aurez désigné le prix.

— Un poulet coûte cher, ajouta l’incorrigible Mysie, qui ne savait trop si elle devait s’en rapporter à la parole du marin.

— Le prix ! s’écria celui-ci en frappant du pied avec impatience ; le prix !

— Eh bien ! croyez-vous que trois schellings ?…

— Trois schellings, soit ! Mais l’ale me convient aussi peu que la galette d’orge ; n’auriez-vous pas, dans quelque coin, une bouteille ou deux de vin de France ?

— Une pauvre femme comme moi, posséder du vin de France ! Vous n’y pensez pas !

— En avez-vous, oui ou non ?

La servante adressa furtivement au marin un coup d’œil affirmatif.

— Allons, reprit celui-ci, vous en avez ; qu’on m’en serve une bouteille ! elle sera bien payée. Vous ajouterez à la carte une tasse de thé, du beurre et des grillades. À combien s’élèvera le total ?

— Mais à quinze schellings environ, répondit l’hôtesse, poussée dans ses derniers retranchemens.

— Payez-vous donc ! ajouta le marin.

Et plongeant la main dans sa poitrine, il en tira une bourse en cuir d’une dimension plus qu’ordinaire, et dont la vue rendit à l’hôtesse sa sécurité et sa bonne humeur. Il prit deux guinées, en présenta une à Mysie, et se fit rendre le surplus dont il gratifia la servante, en y joignant la seconde guinée. Une telle munificence, inusitée dans l’auberge de l’Hôtesse-Bienveillante, renversa toutes les idées de Sarah et de sa maîtresse. Cette dernière, stupéfaite à la vue de l’or dont l’étranger semblait cousu, car sa bourse était gonflée et rebondie comme une outre, cette dernière ouvrait des yeux où se peignait toute la perplexité de son âme. Il y avait des regrets et des remords dans l’expression de ses traits. La digne femme se reprochait ses procédés injurieux vis-à-vis d’un pareil hôte. Elle s’en voulait à elle-même d’avoir élevé des doutes sur sa solvabilité ; elle s’accusait surtout de n’avoir pas évalué plus haut le chiffre de la carte à payer. Le repas, il est vrai, valait à peine six schellings ; donc, en l’estimant quinze, elle gagnait plus de cent pour cent ; mais elle aurait pu gagner impunément le double et le triple avec un homme en apparence si facile à lâcher l’argent ; et cette idée de n’avoir pas su écorcher un consommateur quand l’occasion s’offrait si belle et si naturelle, la tourmentait alors aussi vivement que naguère l’idée de ne pas recouvrer le prix de la consommation. Elle portait donc un regard de désappointement et d’envie tantôt sur la guinée que Sarah venait de recevoir, tantôt sur la bourse que l’étranger tenait encore à la main.

— Eh bien ! honnête hôtesse ! fit le marin, actuellement que vous avez touché le prix de votre dîner, vous plaira-t-il de le servir ?

— Certainement, monseigneur… si j’avais su que monseigneur… monseigneur…

— Êtes vous folle avec vos monseigneur ? Je suis soldat, je suis marin ; entendez-vous ! Monseigneur maintenant ! parce que j’ai montré de l’or ; tout à l’heure vagabond et vaurien, parce que j’avais l’air pauvre. C’est dans l’ordre…

L’hôtesse essaya de balbutier quelques excuses. Le marin lui coupa la parole.

— Sacredieu ! finirez-vous de me casser la tête ? J’ai besoin de manger, et non d’entendre vos sots discours ! À votre cuisine, vieille sorcière !

— Vieille sorcière ! grommela l’honorable Mysie ; vieille sorcière ! Il n’a que ces mots à la bouche ; au fait, j’ai tort de le prendre pour un homme bien élevé, pour un grand seigneur… C’est quelque mauvais sujet, quelque voleur de profession ; il aura dérobé cet argent dans la poche d’un pauvre fermier qui revenait de vendre ses bestiaux… Il l’aura assassiné peut-être… Que sait-on !

Et, tout en faisant cet à-parte, elle allait, venait, donnait ses ordres, et laissait parfois tomber tout le poids de sa mauvaise humeur sur Sarah, dont le principal tort, à ses yeux, était d’avoir été traitée si généreusement par le maudit étranger.

Miss Molly ne partageait pas sans doute, à l’égard du marin, les sentimens de la vieille Mysie. Cependant elle avait peine à se défendre d’un peu de méfiance. Elle ne comprenait pas cette alliance contradictoire du ton trivial et des belles manières, de la richesse et de la pénurie ; alliance dont le marin offrait un exemple frappant. Brusque, emporté, vulgaire avec l’hôtesse, il s’était montré près d’elle honnête, poli, plein de franchise et de dignité. Vêtu comme un homme du peuple, comme un soldat, il avait, pécuniairement, déployé les ressources d’un lord.

Bien qu’elle ne se repentît pas d’avoir agréé ses offres de services, miss Molly résolut pourtant de se tenir sur ses gardes, et de n’agir qu’avec la plus grande circonspection. Durant l’intervalle qui précéda le dîner, le marin, attentif et respectueux, s’efforça, par une conversation agréable et enjouée, de la distraire de ses chagrins ; il parlait comme un homme qui avait vu beaucoup de choses, et parcouru beaucoup de pays ; ses opinions, exprimées en termes élégans, portaient je ne sais quel cachet d’élévation et de noblesse, bien différent du ton qu’il avait pris en entrant dans l’auberge. Miss Molly ne put s’empêcher de laisser lire dans ses regards l’étonnement que lui causaient tant de connaissances et de savoir.

— Vous êtes surprise, miss, de trouver sous cet habit de matelot un peu d’intelligence et de sens commun, dit le marin en souriant. Que voulez-vous ? cela m’a coûté trente années de travaux, de fatigues et de dangers de toute espèce ; bien des gens n’eussent pas consenti à payer aussi cher un si mince avantage.

— Je crois que ces trente années de dangers vous ont rapporté mieux que de l’intelligence et du sens commun, répliqua miss Molly.

— Faites-vous allusion, miss, à quelques pièces d’or qui garnissent ma pauvre escarcelle ? L’or, je vous assure, ne m’a jamais séduit ; je ne l’estime qu’autant qu’il peut me fournir l’occasion d’être utile ; au reste, mon costume doit vous prouver qu’il me serait difficile de thésauriser.

La jeune fille hocha la tête d’un air incrédule ; ce mouvement signifiait qu’à ses yeux le vêtement de l’étranger n’avait point d’analogie avec sa position.

Pendant tout le cours de ce dialogue intime, le marin s’abstint religieusement de faire allusion à des objets capables de raviver dans l’âme de miss Molly le souvenir de ses chagrins ; aucun mot ne fut prononcé, aucune question ne fut hasardée touchant les embarras de sa situation actuelle. L’étranger semblait uniquement occupé du soin de mériter des confidences et non de les provoquer. Sa discrétion avait à la fois pour but et de distraire miss Molly de sa tristesse et de la disposer insensiblement à plus d’abandon et de sécurité.

Cette délicatesse de procédés ne pouvait échapper à la jeune personne ; elle en fut touchée au point de se reprocher intérieurement la défiance qu’elle avait manifestée d’abord. Cet homme, pensait-elle, n’est pas assurément ce qu’il voudrait paraître ; mais ai-je bien le droit de lui soupçonner de mauvaises intentions, à lui, dont la conduite à mon égard a été jusqu’ici si affectueuse et si convenable ?

Ce fut dans de telles dispositions d’esprit qu’elle s’approcha de la modeste table que Sarah venait de dresser auprès de la cheminée. La vieille Mysie avait, malgré sa mauvaise humeur, présidé en personne aux préparatifs culinaires. Le poulet bouilli représentait à lui seul le premier et le second service. Maintenant que le volatile apparaissait dépourvu de plumes et réduit à sa plus simple expression, on pouvait juger mieux que jamais de son excessive maigreur. Son squelette était une véritable merveille d’ostéologie. Quoi qu’il en soit, le marin dépeça le sujet avec autant d’ardeur que s’il fût descendu en ligne directe des fameux chapons du Maine… Pour miss Molly, elle se contenta, après les instances réitérées de son compagnon, de tremper une tartine dans une tasse de thé.

Le repas tirait à sa fin, lorsqu’un nouvel arrivant parut sur la scène ; son costume était celui d’un fermier ou d’un conducteur de bestiaux. En entrant, il salua la compagnie, puis se fit servir une tranche de lard et une pinte d’ale. Du reste, il semblait fort avare de ses paroles, et le bavardage de la vieille Mysie n’obtint de lui que des signes de tête affirmatifs ou négatifs.

L’attention de miss Molly s’était portée machinalement sur le silencieux voyageur ; elle ne tarda pas à surprendre certains regards d’intelligence entre le marin et lui. Évidemment ces deux hommes se connaissaient ; pourquoi donc en faire mystère ?

Si la jeune fille eût pu croire un instant ses soupçons mal fondés, une circonstance décisive l’aurait tirée de son erreur. Lorsque le marin eut dévoré avec un incroyable appétit les derniers débris du poulet, il se leva, fit quelques pas vers l’autre voyageur et lui dit à haute voix : Comment va l’appétit ? — Assez bien, reprit le nouveau-venu.

Entre la question et la réponse, le marin avait trouvé moyen de glisser tout bas plusieurs mots qui n’arrivèrent pas jusqu’à miss Molly.

Aussitôt après, faisant une pirouette sur ses talons, le marin se rapprocha de la jeune personne et lui demanda si elle jugeait à propos de partir.

— Dans ce cas, ajouta-t-il, j’aurai l’honneur de vous servir de guide et d’escorte.

Miss Molly s’était trop avancée pour refuser. Elle avait accepté formellement les offres de son compagnon, une heure auparavant ; comment lui dire à présent qu’elle avait changé d’avis, sans laisser deviner les craintes auxquelles elle était en proie ? craintes absurdes et chimériques peut-être ; mais offensantes, à coup sûr, pour celui qui en était l’objet. — Si j’ai commis une faute, pensa-t-elle, je me trouve condamnée à en subir les conséquences. Et d’ailleurs, suis-je libre de prendre un autre parti ? Puis-je rester dans cette maison ? et si je la quitte, cet homme ne saurait-il m’accompagner malgré moi ? ne vaut-il pas mieux feindre une confiance qui peut, en définitive, n’être pas trompée ?

Miss Molly fit signe au marin qu’elle était prête. En voyant la pâleur qui s’était de nouveau répandue sur ses joues, celui-ci l’interrogea sur sa santé avec un intérêt si affectueux et si vrai, que la jeune fille sentit se dissiper quelques unes de ses terreurs.

— Où dois-je vous conduire, miss ?

— À Bury, monsieur, dit-elle en laissant échapper une larme.

— À Bury… au château de Bury ? chez le duc de Fyden ?

— Oui, monsieur.

Le marin fit un geste de surprise.

— Connaîtriez-vous le duc, monsieur ?

— Un peu, reprit l’autre en souriant ; je puis même dire que nous sommes amis…

— Amis !

— Oui, amis assez intimes.

Ce fut au tour de miss Molly d’être étonnée. Le marin fit semblant de ne pas voir l’effet qu’avaient produit ses paroles.


II

La pluie avait cessé depuis long-temps, lorsque miss Molly et son compagnon se mirent en route, mais les chemins étaient peu praticables. La jeune fille, mal remise de ses fatigues et de ses émotions, marchait péniblement sur une terre inégale, glissante et délayée. Nonobstant sa répugnance, elle fut, à différentes reprises, obligée de s’appuyer sur le bras du marin. — Ils cheminèrent ainsi pendant près d’un quart d’heure sans prononcer une parole ; Molly rêvant à l’accueil qui l’attendait au château de Bury ; l’autre n’osant, par discrétion, interrompre les pensées de sa jeune compagne.

À la fin, touchée de la sollicitude de son guide, de ses soins attentifs à la garantir des mauvais pas, à la soutenir quand son pied portait à faux, miss Molly se reprocha tacitement quelques unes de ses préventions. Elle fut la première à rompre le silence :

— Vous m’avez dit, monsieur, que vous connaissiez le duc de Fyden ?

— Je le connais beaucoup, reprit le marin.

— Savez-vous, monsieur, s’il est aussi dur, aussi sévère qu’on le prétend ?

— Lui, dur et sévère ! s’écria l’autre avec surprise ; c’est la première fois que j’entends… Et qui donc prétend cela, miss ?…

— Mais, vraiment, je ne sais… je croyais l’avoir ouï-dire ?… balbutia la jeune fille avec embarras.

— Dur et sévère ! répétait le marin avec affectation ; dur et sévère ! Sacredieu ! Voilà bien les hommes !… Sévère pour les méchans, dur pour les fripons, c’est vrai… mais, hors de là…

— Je ne soutiens pas précisément… reprit Molly embarrassée et surprise de la chaleur que mettait son compagnon à défendre le duc ; je n’ai pas l’avantage… c’est votre opinion, monsieur, que je demande…

— Et mon opinion, miss, c’est qu’on vous a trompée sur le compte du duc : qu’il soit vif, bourru parfois, c’est possible ; mais il est juste et compatissant, je le soutiendrai envers et contre tous. Sacredieu ! oui, je le soutiendrai, quoi qu’on en dise.

— Vous croyez donc qu’il ne repousserait pas les instances d’une… personne malheureuse ?

— Sans doute, sans doute, je le crois ! si cette personne était digne de sa protection… comme vous, par exemple, miss, ajouta le marin, en fixant sur la jeune fille un regard qui la fit rougir.

— Tenez, s’écria-t-il après une pause, votre question m’a dévoilé un secret dont je m’étais douté déjà… Pardonnez-moi ma franchise ; vous allez réclamer du duc un acte de justice… de réparation ?…

— Monsieur, fit Molly confuse… qui vous porte à penser ?…

— Écoutez, miss, pour peu que ma curiosité vous semble indiscrète, je me tairai… mais si je savais ce dont il s’agit, peut-être serais-je à même de plaider votre cause avec succès ?

— Vous ? monsieur.

— Moi-même, miss ; j’ose me flatter de jouir de quelque influence auprès du duc.

— Et qui donc êtes-vous, monsieur, pour… ?

— Permettez, miss ! j’ai aussi mes secrets, reprit son compagnon d’un air malicieux ; la confiance appelle la confiance…

— C’est juste, monsieur, reprit la jeune fille avec dépit, j’ai eu tort.

— Après tout, dit le marin d’un ton dégagé, avant d’accepter mes services, il est à propos que vous sachiez si je puis vraiment vous les rendre ; ainsi, je ne vois pas d’inconvénient à vous dire que je suis un vieux compagnon d’armes de l’amiral de Fyden ; j’ai combattu avec lui dans vingt affaires, et depuis l’instant où il a mis le pied, pour la première fois, sur les planches d’un navire, jusqu’à celui où il s’est retiré dans son château de Bury, je ne l’ai pas plus quitté que son ombre.

— Et vous habitez sous le même toit que le duc ? s’écria miss Molly, enchantée de ce qu’elle venait d’entendre.

— Comme vous dites, miss ; il n’a jamais passé de nuit nulle part, sans que je fusse à ses côtés…

— Oh ! s’il en est ainsi, pardonnez-moi mes soupçons… c’est que le malheur rend défiant, et je suis si malheureuse !

L’esprit de miss Molly se trouvait allégé d’un grand poids ; le ciel lui avait donc envoyé un protecteur, un ami ! Elle en rendit intérieurement grâce à Dieu. Mais, le premier moment de joie passé, le souvenir d’un père qui la maudissait, d’un amant qui l’avait abandonnée, vint se retracer à son imagination, plus poignant et plus douloureux que jamais. Aucun sentiment étranger ne faisant plus diversion à ses remords, elle sentit son âme fléchir sous leur poids. Deux ruisseaux de larmes inondèrent ses joues. Son compagnons usa, pour la consoler, de tant de soins affectueux, de tant de paroles bienveillantes, il montra tant de sympathie pour ses chagrins, qu’entraînée par le besoin d’épancher son cœur, elle lui fit un aveu sincère et de son amour, et de son désespoir, et de sa fuite.

Quand elle prononça le nom de Williams, le marin fronça le sourcil ; quand elle vint à parler de ses sermens de fidélité, sermens oubliés peut-être, le marin laissa échapper un sacredieu ! bien articulé ; enfin, quand elle exprima cette idée que le silence du neveu était peut-être le résultat du bon plaisir de l’oncle, le marin fit résonner une série de juremens tellement ronflans que la jeune fille en tressaillit.

— N’ayez pas peur, mon enfant, n’ayez pas peur, ce n’est rien ! vieille habitude de mer, voyez-vous ! Et puis, c’est que la conduite de monsieur Williams est indigne… Tromper une jeune fille, lui ravir son cœur, et la délaisser ensuite, c’est infâme. Vous obtiendrez justice, miss ; vous l’obtiendrez ! Ah ! monsieur Williams ! vous mettez votre déloyauté sur le compte de votre oncle… ! Sacredieu ! nous verrons, nous verrons.

— Mais, monsieur, reprit miss Molly effrayée de l’emportement du brave homme, je n’ai pas dit que…

— Sans doute, sans doute, je vous entends ; mais monsieur Williams vous avait fait d’avance un portrait si peu flatté de son oncle, que vous avez cru pouvoir imputer à ce dernier les torts dont vous êtes victime. C’est tout simple ; mais vous aurez réparation… Je me charge de la demander moi-même au duc.

— Oh ! je vous en supplie, s’écria Molly, daignez agir avec prudence ; Williams n’est pas coupable peut-être, monsieur ? Et puis, si le duc allait s’irriter contre moi ! Il aurait raison ; car enfin je n’ai pas le droit…

— S’irriter ! oui. — Contre vous ? non. Laissez-moi faire, laissez-moi faire, je serai prudent ! Sacredieu ! vous aurez réparation, vous dis-je.

Le marin parlait avec tant d’autorité, que Molly n’eut pas la force de le contredire ; elle résolut donc, quoi qu’il pût arriver, de s’abandonner à ses conseils.

Il faisait presque nuit lorsque la jeune fille et son compagnon pénétrèrent sous une longue avenue qui menait au château de Bury ; ils n’étaient plus qu’à une centaine de pas du bâtiment principal, dont la masse imposante se découpait en demi-teinte sur un fond obscur et brumeux.

— C’est ici que nous devons nous quitter, dit le marin ; il ne convient pas que nous paraissions ensemble devant l’amiral-duc. Laissez-moi partir en éclaireur ; la reconnaissance sera bientôt faite. Dans un quart d’heure, je reviendrai vous prendre ; vos affaires seront alors en bon train, je vous le promets.

Miss Molly était trop accablée pour hasarder la moindre objection ; elle se résigna.

— Mais je ne vous laisserai pas seule ici ; quelqu’un veillera sur votre sûreté. Ho-là ! hupp ! cria-t-il d’une voix retentissante.

Un homme sortant tout-à-coup du milieu des arbres, s’avança vers le marin, puis attendit respectueusement et la main au bonnet, que ce dernier lui eût communiqué ses ordres.

Le marin lui glissa quelques mots à voix basse ; l’autre s’inclina sans mot dire.

Miss Molly reconnut aisément dans cet homme l’étranger avec qui son conducteur avait échangé, à l’auberge de la vieille Mysie, les signes d’intelligence qui l’avaient si fort inquiétée.

— Adieu ! dit le marin en lui pressant les mains avec effusion ; dans un quart d’heure votre sort sera changé.

Et il disparut dans l’ombre.

Nous laisserons quelques instans miss Molly et son protecteur, l’une plongée dans l’amertume de ses réflexions, l’autre accomplissant la mission dont il s’était chargé, pour nous occuper un peu de l’amiral-duc de Fyden.

Le duc portait, au plus haut point la bizarrerie de caractère ; issu d’une famille obscure, il ne devait son élévation et ses titres qu’à son mérite personnel. Il était arrivé de matelot au grade d’amiral ; fils de fermier, il avait transformé en duché la cabane paternelle. Comme tous les hommes dont les idées sont grandes et nobles, loin de rougir de sa pauvreté première, il en tirait vanité ; il n’était jamais plus heureux que lorsqu’il racontait sa première campagne sur le Terrible, en qualité de pilote. Retiré depuis trois ans dans son château de Bury, il était loin d’y mener la vie d’un grand seigneur indolent et fastueux. Au contraire, l’activité semblait son élément. Vêtu d’une façon plus que modeste, il allait et venait, sans mettre personne dans le secret de ses excursions, si ce n’est pourtant un vieux matelot qui, depuis l’enfance, avait suivi sa fortune bonne et mauvaise. Le duc s’absentait souvent des semaines entières. Que faisait-il ? Ses domestiques l’ignoraient, jusqu’à ce que les actes de bienfaisance que leur maître semait sur ses pas, fissent connaître l’emploi de son temps. Le plus souvent, il revenait à Bury à l’insu de tout le monde, rentrait dans son appartement, sonnait et donnait des ordres, comme s’il n’avait point quitté sa chambre. Célibataire et possesseur d’une fortune immense, il avait adopté un de ses neveux, Williams, à qui il comptait laisser la majeure partie de ses biens.

Williams était âgé de vingt-cinq ans. Ses qualités aimables, son cœur généreux, et la vivacité de son esprit, lui avaient concilié tout d’abord l’affection de son oncle ; mais, libre de ses actions, maître de dépenser autant d’argent que bon lui semblait, il n’avait pas tardé à imiter la conduite de plusieurs étourdis de son âge, dont la vie dissipée frisait de près les dérèglemens et la débauche. Un de ses amis l’ayant présenté au père de miss Molly, il se prit d’amour pour elle, et parvint à lui faire partager sa passion. Toutefois, craignant la colère de son oncle, dont il connaissait les projets pour son établissement, il résolut, malgré ses sermens, de ne plus voir miss Molly, espérant que l’absence les guérirait l’un et l’autre. Vaine illusion ! Williams n’avait pas plus oublié Molly, que Molly n’avait oublié Williams, et pendant que la jeune fille tentait une démarche si fatale à sa réputation et à son repos, le jeune homme, enfermé dans sa chambre, soupirait et se désolait. Vingt fois il avait été sur le point d’aller se jeter aux pieds de miss Molly et de lui offrir sa main ; l’idée de former une union qui irriterait son oncle l’avait seule retenu.

Revenons à miss Molly, qui attendait assise au pied d’un arbre, en compagnie de son silencieux protecteur, l’arrivée du marin. En proie à l’anxiété la plus vive, ses yeux se mouillaient de larmes, son pouls battait avec force, un frisson glacial parcourait tous ses membres ; accablée, rendue, elle pencha la tête et perdit connaissance.

Elle ne sut pas combien de temps avait duré cet évanouissement. Quand elle revint à elle, elle était couchée dans un bon lit autour duquel se pressaient plusieurs femmes dont les regards pleins d’intérêt lui rendirent un peu de calme. L’une d’elles lui apprit que le vieux John, c’était sans doute le nom de l’homme préposé à sa garde, l’avait apportée dans ses bras, à demi mourante, et qu’elles avaient reçu l’ordre de lui prodiguer les soins les plus attentifs.

On servit alors à miss Molly un léger repas dont elle goûta à peine ; n’osant s’informer si l’amiral était au château et si son généreux guide lui avait parlé, elle garda le silence.

Williams se promenait à grands pas dans son appartement, réfléchissant aux moyens de tenir ses sermens sans s’attirer la colère de son oncle, lorsque ce dernier, ouvrant la porte, parut brusquement devant lui.

— Vous êtes un ingrat indigne de ma tendresse, monsieur mon neveu ! vous avez failli à la délicatesse, à l’honneur ! s’écria l’amiral enflammé de colère.

— Mon oncle, mon cher oncle, je ne sais…

— Ah ! vous ne savez, vous ne savez, monsieur ! eh bien ! je vais vous mettre sur la voie. Que pensez-vous d’un homme qui manque à sa parole, d’un homme qui calomnie son bienfaiteur, d’un homme qui se joue de tout ce qu’il y a de plus sacré au monde ? qu’en pensez-vous ? dites, parlez, monsieur…

— Je pense que cet homme est un infâme, mon oncle, reprit le neveu attéré par cette violente sortie, et comprenant mal encore où tendaient ces apostrophes jetées coup sur coup.

— Infâme ! vous l’avez dit ! eh bien ! vous êtes un infâme, monsieur ; car vous avez manqué à votre parole ; car vous vous êtes joué des sentimens les plus sacrés ; car vous m’avez calomnié ! monsieur.

— Vous calomnier, vous ! mon oncle ! mon bienfaiteur ! oh ! vous ne le croyez pas ; on m’a calomnié moi-même à vos yeux, mon bon oncle ; il y a malentendu, reprit Williams avec chaleur ; vous ne croyez pas un mot de ce que vous dites.

— Ah ! l’on vous a calomnié, il y a malentendu ! sacredieu ! la réponse est bien trouvée… Alors disculpez vous, monsieur, ou je vous retire ma protection, ou je vous chasse de ma présence…

— Mon oncle, permettez…

— Taisez-vous, monsieur, laissez-moi parler ! N’est-il pas vrai que, vous introduisant au sein d’une famille honnête, vous lui avez dérobé son plus cher trésor, le cœur d’une fille pleine d’innocence et de candeur ? Vous a-t-on calomnié, monsieur ? répondez…

— Mon oncle ! mon cher oncle ! dit le jeune homme qui saisissait alors la pensée du duc.

— Taisez-vous ! laissez-moi parler, cria le brave amiral, trop furieux pour s’apercevoir qu’il donnait à son neveu l’ordre contradictoire de se taire et de répondre en même temps. — N’est-il pas vrai que vous avez fait à cette jeune fille des sermens que vous avez lâchement trahis ? y a-t-il malentendu, monsieur ?

Williams, confus, anéanti, se couvrit le visage de ses deux mains.

— Enfin, n’est-il pas vrai, monsieur, que vous m’avez dépeint à cette jeune fille comme un homme dur, injuste, égoïste, vain de mon titre et de ma fortune ? Allez, monsieur ! vous n’êtes plus mon neveu, mon cœur vous désavoue.

— Grâce, mon oncle ! je suis bien coupable, s’écria Williams d’un ton suppliant ; accablez-moi de votre colère, condamnez-moi au châtiment le plus dur, mais laissez moi, je vous en prie, réparer ma faute !

Le duc fit semblant de ne pas l’entendre ; il sonna ; un domestique vint.

— James, préparez le cheval de monsieur.

Puis se tournant vers son neveu :

— Il ne convient plus que vous habitiez cette maison ; mais je veux qu’avant de sortir, vous paraissiez devant votre accusateur.

Et sonnant de nouveau, il donna un ordre à voix basse.

L’agitation et l’inquiétude de Williams dans cet instant seraient impossibles à décrire. Ses traits étaient bouleversés ; un voile couvrait ses yeux. L’amiral, lui, arpentait de long en large l’appartement. Mais quelles ne furent pas la surprise, l’émotion et la joie du jeune homme, quand miss Molly vint à paraître. Il voulut courir à sa rencontre, se précipiter à ses pieds, mais son oncle l’arrêta ; et d’une voix sévère qui fit trembler la pauvre Molly :

— Restez, monsieur ! Allez-vous maintenant implorer le pardon de votre victime et la prier d’intercéder pour vous ? ce serait un peu fort ! Serez-vous assez lâche pour déchirer un cœur dont le seul tort est de s’être donné à un homme sans foi ? Je ne le souffrirai pas. Vous avez forfait à l’honneur, vous avez perdu tous vos droits à mes bontés ; partez, monsieur, partez, et que je ne vous revoie jamais !

Cette scène terrible, à laquelle miss Molly n’était pas préparée, l’avait frappée de stupeur ; elle se figurait trouver Williams seul, et elle était en présence du duc de Fyden. L’amiral, enveloppé de la tête aux pieds dans une vaste redingote bleue, galonnée d’or sur toutes les coutures, était coiffé d’un chapeau à trois cornes enfoncé jusqu’aux yeux.

— J’attends, monsieur, dit-il en indiquant du doigt la porte à son neveu. Miss Molly, à ce signe impératif, se précipita aux genoux du duc qu’elle tint étroitement embrassés ; son visage inondé de larmes, ses accens entrecoupés désarmèrent insensiblement la colère de l’amiral. Williams joignant ses supplications à celles de miss Molly, tous deux implorant avec des sanglots l’oubli du passé, il fallut bien que le duc finît par se rendre.

— Relevez-vous, relevez-vous, enfans, dit le brave homme tout attendri ; sacredieu ! oui, je pardonne ; car je crois que je pleure aussi… et c’est pour la première fois. Allons ! allons ! qu’il n’en soit plus question.

Et s’adressant à son neveu :

— Williams, j’oublierai votre faute à la condition que vous rendrez heureuse cette charmante enfant. Mais, diable ! ajouta-t-il en se reprenant, je dispose de sa main comme si j’en avais le droit. Il faut au moins qu’elle y consente.

— Que je voie d’abord mon père, mon pauvre père, dit miss Molly.

En faisant cette demande elle avait levé les yeux sur l’amiral ; celui-ci découvrit alors avec un sourire malicieux, sa tête blanche et son large front. Ce ne fut pas sans un vif sentiment de gratitude que la jeune fille reconnut en lui son compagnon, son guide, le marin qui l’avait protégée.

— N’avais-je pas raison de vous assurer, miss, que le matelot jouissait de quelque crédit auprès de son amiral ?

— Molly remercia le duc de Fyden avec une touchante effusion.

— C’est bien ! c’est bien ! enfant, songeons maintenant au plus pressé. Allons, mon beau neveu, en voiture ! et courons chercher le consentement de votre futur père. J’ai idée qu’il ne résistera pas à nos instances.

L’évènement prouva que l’amiral ne s’était pas trompé.