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Le Tour de France d’un petit Parisien/1/13

La bibliothèque libre.
Librairie illustrée (p. 153-162).


Son pied glissa entre deux planches (voir texte).

XIII

Les joyeux vinaigriers

Au sud-ouest d’une vaste forêt, et au nord de l’immense courbe formée par la Loire, Orléans dessine sur la rive droite de ce fleuve un arc de cercle. Le plus beau cours d’eau de la France coule largement, clair, sans replis, trois fois grand comme la Seine l’est à Paris. Quelques barques, aux voiles très amples, viennent l’égayer. Les horizons sont très beaux de tous les côtés.

La ville, ceinte de gracieux coteaux, est bâtie sur une pente assez prononcée pour que, vue de face, on en découvre toutes les parties. Le Mail et les autres arbres qu’on a plantés sur l’emplacement des anciens remparts lui font une ceinture de feuillage. Un très beau pont de neuf arches la relie, au sud, au faubourg Saint-Marceau et au village d’Olivet.

Du côté de la ville s’alignent des quais réguliers auxquels aboutissent des avenues, promenades bien plantées. Les rues modernes sont larges, mais elles manquent d’animation, bien que la population s’élève à 50, 000 habitants. Dans certaines parties de la vieille ville se déroulent des ruelles sombres et tortueuses. Dans la rue des Africains, la tour Blanche offre un vestige intéressant des fortifications qui arrêtèrent les Anglais en 1429 et permirent à Jeanne Darc d’arriver au secours de la ville assiégée.

Orléans est une cité calme, heureuse, plus commerçante qu’industrielle, toute pleine de souvenirs. Elle renferme plusieurs monuments : l’ancien hôtel de ville, dont la façade offre un remarquable spécimen du style de la Renaissance ; on y a établi le Musée ; l’hôtel de ville actuel, bâti en 1530, souvent remanié depuis, l’évêché, la cathédrale ou Sainte-Croix, maintes fois détruite, et dont la dernière reconstruction présente des combinaisons de style médiocrement heureuses : ainsi ses deux tours, carrées comme celles de Notre-Dame de Paris, édifiées dans le style ogival, se terminent bizarrement par des tiares de colonnes grecques.

Parmi les autres églises du moyen âge l’église Saint-Aignan est rangée au nombre des monuments historiques, mais non pour sa façade : elle n’en a pas. Saint-Pierre-le-Puellier est la plus ancienne de ces églises.

Quelques curieuses maisons sont visitées avec intérêt : la maison de Diane de Poitiers, récemment restaurée et où l’on a ouvert un musée historique et départemental ; sa façade est percée de fenêtres très ornées et ses deux portes sont sculptées en bas-relief ; le pavé de la cour est une mosaïque de pierres blanches et noires ; au fond de cette cour se trouve un puits garni de son ancienne ferrure ; une galerie soutenue par trois arcades y sert de péristyle à un magnifique escalier de pierre en spirale, régnant jusqu’au haut de la maison. Cette maison est classée parmi les monuments historiques.

Dans la rue de Recouvrance se voit la maison dite de François ier, qui est aussi un monument historique. On y remarque deux riches galeries superposées et un puits à margelle sculptée.

Parmi ces vieilles maisons d’Orléans qui attirent l’attention, se rangent encore la maison de Jeanne Darc, celle de Marie Bouchet, du temps de Charles ix, les maisons de la place du Vieux-Marché, l’hôtel de la Vieille-Intendance, la maison Royale bâtie par Louis xi, la maison du célèbre jurisconsulte Pothier.

Les Orléanais n’ont pas été ingrats envers l’héroïne qui délivra leur ville : la statue équestre de Jeanne Darc, œuvre de Foyatier, occupe la place du Martroy ; on en voit une autre au-dessous du perron de l’hôtel de ville ; celle-ci est la reproduction en bronze du chef-d’œuvre dû au ciseau de la princesse Marie d’Orléans.

Un bataillon, deux au plus, composent toute la garnison de cette subdivision militaire. Une brigade de police, formée d’une vingtaine d’agents et quelques gendarmes constituent la force publique de la peu turbulente cité.

La ville où Jean venait d’arriver, traînant après lui Hans Meister, beaucoup souffert de l’occupation allemande. Placée dès les premiers mouvements de l’armée de la Loire, au centre même des opérations ; serrée comme dans un étau entre l’armée d’investissement de Paris et les Bavarois de Von der Thann, Orléans reçut plus rapidement que la plupart des villes de la même région le contre-coup des événements militaires.

À quatre lieues à l’ouest de la ville, Coulmiers vit un de nos rares succès de la guerre de 1870 ; dans le triangle formé par Orléans, Pithiviers et Montargis, le bourg de Beaune-la-Rolande est resté célèbre par un des faits d’armes de la même guerre.

Orléans, après avoir conçu de vives espérances, dut subir une seconde occupation, et en avait gardé une irritation profonde contre les vainqueurs. Les habitants y ont recueilli avec soin certains aveux échappés à ces Allemands, qui se détestent si cordialement, et ne sont unis que lorsqu’ils se sentent menacés. C’était, par exemple, tel jugement formulé par un officier bavarois : « Les Prussiens ont de la tête, mais ils n’ont pas d’âme ». De leur côté, les Prussiens témoignaient du plus grand mépris pour les Bavarois : « M. de Thann, répétait partout un officier né à Berlin, est un âne qui ne sait où aller quand nous ne le conduisons pas par la bride. » Un autre Prussien expliquait ainsi la conduite des Bavarois à la guerre : « Pour leur donner du courage, assurait-il, nous leur permettons de piller, et quand ils ont pillé ils se battent bien de nouveau… pour conserver leur butin. »

Les Allemands ainsi peints par eux-mêmes seront longtemps avant d’avoir dissipé la mauvaise impression qu’ils ont laissée dans la paisible ville.

On ne s’étonnera donc pas, les dispositions des habitants étant connues, que l’Allemand qui accompagnait Jean, fut très mal accueilli. C’est au point que dans deux hôtels on ferma la porte au nez à cette façon de Hans Wurtz, — Jean Saucisse, — qui est le polichinelle d’outre-Rhin. On voulait bien loger le jeune garçon ; mais celui-ci ne pouvait consentir à se séparer de son compagnon — de son maréchal des logis, de son officier payeur.

Le compère de Jacob, tout à fait au-dessus d’une humiliation, n’était nullement fâché de voir le mal que se donnait le petit Jean et les rebuffades qu’il essuyait. Il louchait à plaisir et ricanait avec une véritable joie.

— Le mieux est de retourner… là-bas, finit-il par dire.

— Où là-bas ?

— En Auvergne.

— En renonçant à l’objet de mon voyage ? Jamais ! s’écria Jean.

Dans la rue de la Bretonnerie, — qui est le faubourg Saint-Germain d’Orléans, habité non par la noblesse à peu près disparue, mais par une bourgeoisie oisive et caustique, d’ancienne date, qui se substitue à l’aristocratie blasonnée, — une maison meublée se dissimulait entre deux nobles demeures. Là, on se montra accueillant. Il y avait de la place au premier et au troisième. Jean préféra le troisième comme plus haut. Fidèle à son système, il mit en garde le personnel de la maison contre les velléités de fuir du prétendu maniaque (qui l’était bien un peu et beaucoup, entre nous soit dit) et l’on ne s’étonna pas d’entendre commander au jeune garçon de servir le souper dans la salle commune. Une fois l’Allemand chambré, un double tour de clé fut donné à la serrure. Du dehors, Jean et l’hôtelier l’entendirent longtemps jurer en allemand. Sa mauvaise humeur provenait surtout de ce que, vu l’heure avancée, il ne lui avait pas été permis de confectionner son brouet favori : son estomac avait une revanche à prendre.

— Il n’a pas l’air méchant, observa l’hôtelier. J’aime assez à en tenir un enfermé… de ces Allemands qui ont fait dans ma maison si tranquille, tant de bruit, tant de bruit… « Je vous préviens, me disait un chirurgien bavarois, que ce soir nous nous enivrons encore « en vin de Champagne », ainsi « ne vous faites pas déranger par le bruit qui s’ensuivra naturellement ». Et cela arrivait comme il l’avait dit ! Mais oublions ce temps… Vous êtes trop jeune pour en avoir souffert, et même sans doute pour me comprendre. — Peut-être ! fit Jean. Monsieur, ajouta-t-il, est-ce que vous ne connaîtriez pas à Orléans un ancien soldat de 1870, nommé Vincent Isnardon ?…

L’hôtelier se mit à réfléchir, à fouiller dans sa mémoire.

— Il s’est battu dans les Vosges jusqu’au bout, reprit Jean. Il était sergent dans la compagnie franche du capitaine « bleu… » Le père de ce Vincent était à cette époque cultivateur aux environs de la ville.

— Cultivateur aux environs ! Ce n’est pas sitôt vu que ça, les environs ! Laissons de côté la Sologne qui commence au sud du département ; mais il y a la plaine de la Chapelle-Saint-Mesmin, admirablement cultivée ; il y a aussi tout le long de la Loire des jardins et des pépinières d’où sont expédiés en quantité dans toute la France, fleurs et arbustes ; il y a encore les coteaux de Saint-Ay ; là c’est la vigne que l’on cultive avec profit. Est-ce à Meung ? est-ce à Beaugency, en descendant la Loire ? Est-ce au contraire en amont d’Orléans ? du côté de Jargeau ? de Sully ? de Gien ? Vous tenez beaucoup à trouver cet Isnardon, mon enfant ?

— C’est une question d’honneur… pour ma famille.

L’hôtelier hocha la tête d’un air peu encourageant.

— Vous cherchez le fils, si je comprends bien ? Voyez donc d’abord dans les fabriques de lainages, voyez chez les vinaigriers qui emploient beaucoup de monde.

— En demandant un sergent des francs-tireurs, il me semble que…

— Ah ! tous ces braves gens sont dispersés… Beaucoup sont morts de fatigue, des privations endurées…

— Ne me découragez pas trop, murmura Jean d’une voix presque suppliante.

— Non, mon enfant, lui répondit avec bonté l’hôtelier, je m’en garderais bien ; car sans vous connaître je m’intéresse déjà à vous.

Le lendemain Jean, accompagné de Hans Meister, entreprit de visiter les établissements industriels de la ville. Il commença par les vinaigriers. Orléans en compte cent cinquante environ qui fabriquent ensemble au moins deux millions d’hectolitres de vinaigre : un océan — où nageraient à l’aise les cornichons du monde entier !

Cette fabrication est des plus simples, car le vinaigre se fait presque tout seul. Dans les immenses celliers de tel fabricant, on voit jusqu’à six ou sept cents fûts rangés debout sur trois étages de planchers. Ces fûts ont deux trous pratiqués sur le fond supérieur ; l’un de ces trous sert au dégagement de l’air. Par l’autre, on introduit d’abord un peu de vinaigre bouillant, puis, de huit en huit jours, on verse dix ou douze litres d’un vin qui a filtré sur des copeaux de hêtre. La température de ces celliers est maintenue très élevée au moyen de calorifères. De temps en temps, on soutire la moitié du vinaigre de chaque tonneau.

Il y a un procédé qui n’exige que trois ou quatre jours ; il consiste à faire écouler trois fois le vin, par un fond criblé de petits trous, dans un tonneau renfermant des copeaux de hêtre rouge ; le vin sort à l’état de vinaigre. Selon la couleur du vin que l’on a employé, on obtient du vinaigre rouge ou blanc ; ce dernier est le plus estimé, mais on peut décolorer le vinaigre rouge en le filtrant par le noir animal.

Ces vins du Loiret, clairs, guillerets, un tantinet acides ne comptent point parmi les meilleurs vins de France… Ils sont pourtant assez recherchés dans le commerce ; coupés avec certains vins du Midi ils donnent un vin qui se boit comme vin d’ordinaire. Quoi qu’il en soit, passables comme vins, ces crus du Loiret fournissent d’excellent vinaigre.

Chaque fois que Jean s’informait auprès des contremaîtres ou des ouvriers, Hans affectait de reculer comme suffoqué par la chaleur des calorifères et l’odeur des émanations des fûts en fermentation. Cherchait-il une occasion favorable de s’enfuir ?

Des Vincent, on en connaissait, parbleu ! mais pas celui que le petit Jean cherchait. Une fois, il se crut sur une bonne piste ; une heure après, il se trouvait déçu.

Vers le soir, dans les celliers d’un des plus importants fabricants — M. Desseaux, s’il nous est permis de le nommer — Jean fut à son tour serré à la gorge par une bouffée d’air chargé d’acidité. Il recula en fermant les yeux, où des picotements amenaient des larmes.

Hans Meister, très attentif, fit un demi-tour et s’esquiva comme un voleur, au grand étonnement d’un groupe d’ouvriers, qui se concertaient entre eux pour satisfaire aux questions du jeune garçon.

— Arrêtez-le ! cria Jean en entendant des pas pressés retentir sur un plancher mobile. Il put ouvrir les yeux, et aperçut l’Allemand déjà à une certaine distance. Arrêtez-le ! répéta-t-il. Il n’a pas son bon sens et il fera un malheur !

Mais cette fois Hans réussissait à gagner au large. Tout à coup, il s’affaissa, subitement se releva, mais avec un cri de douleur : son pied, glissant entre deux planches, il venait de se donner une entorse et faisait la plus laide grimace qui se puisse voir. Deux ouvriers le reçurent, chancelant, dans leurs bras, et le soutinrent.

— Tarteiffle ! Maintetarteiffle ! jurait l’Allemand, bien plus contrarié d’avoir manqué l’occasion de s’évader qu’il ne souffrait de son pied.

Cependant l’enflure de la cheville augmentait à vue d’oeil.

— Ça ne fait rien, je marcherai, assura Hans Meister, très dur au mal.

Il fit quelques pas en effet, bien qu’avec beaucoup de peine et de contorsions.

Un ouvrier s’approcha :

— S’il voulait, proposa-t-il, je le porterais à bon vinaigre ?

— Assez de vinaigre commença, dit l’Allemand qui ne comprit pas le sens de l’offre qui lui était faite.

— À bon vinaigre… je m’en charge, répéta l’ouvrier. Où demeurez-vous ?

Jean nomma la rue de la Bretonnerie.

— Ce n’est pas déjà si loin !

— Je voudrais une charrette, dit Hans Meister, — une charrette à bras, — avec un petit matelas.

Dans ce quartier des vinaigriers, il n’y avait guère que des haquets. Un jeune garçon joufflu et jovial ouvrit un avis.

— Il y a là, dit-il, en montrant en face une jolie maison bourgeoise, la chaise à porteurs de la vieille baronne morte la semaine dernière. Je me charge de l’obtenir.

Les chaises à porteurs ne sont pas rares à Orléans. Bien des fois, la grand’tante qui se rend à l’église en chaise, croise le vélocipède du petit-neveu : les deux siècles se saluent avec courtoisie.

Le jeune Orléanais, sans attendre de réponse, avait pris lestement les devants ; Hans traversant la rue, le suivit en boitant, tout en disant :

— Ça me va une chaise… avec des porteurs, beaucoup de porteurs. Mais qui les paiera ? ajouta-t-il en poussant un profond soupir.

L’ouvrier vinaigrier qui avait proposé de ramener le blessé « à bon vinaigre », réunit quelques-uns de ses compagnons, gens de bonne volonté dont la journée était finie et qui voyaient poindre une occasion de se divertir.

La nuit arrivait, pas assez obscure encore pour qu’on ne pût distinguer les roses qui enguirlandaient de leurs pétales vernis l’encadrement des portières de l’élégant véhicule, et les amours qui se lutinaient sur le devant de la caisse.

L’Allemand — reconnu pour tel — fut hissé, poussé, assis, très flatté malgré tout de prendre place dans ce meuble de famille qui sentait la poudre à la maréchale. Dans la crainte de le voir changer d’idée, les garçons vinaigriers s’emparèrent des brancards et imprimèrent à la chaise un terrible mouvement de rotation. Jean devait suivre à pied.

— Au Mail ! au Mail ! crièrent les joyeux compagnons sans plus se préoccuper de l’endroit où demeurait l’Allemand.

— Sans falot pas de plaisir ! observa l’un d’eux.

— Mieux que cela ! s’écria le jeune gaillard qui avait mis la chose en train ; je vais avoir deux torches.

Les porteurs firent semblant de se mettre en route. Pour gagner du temps, ils faisaient six pas en avant et quatre en arrière. Hans Meister commençait à s’impatienter, et il devenait clair pour Jean qu’on voulait s’amuser de l’Allemand.

Tout à coup, deux torches de résine inondèrent cette scène de leurs lueurs rougeâtres. Cette fois, on se mit en route avec les éclats d’une folle gaieté. Les rires et les quolibets amorcèrent une douzaine de galopins qui firent escorte, en entonnant soudain la Marseillaise.

Naturellement, les vinaigriers avaient pris le chemin « le plus beau ». Ils suivaient les quais, marchant aux accents de la chanson patriotique d’un pas cadencé qui secouait l’Allemand. Son entorse lui faisait souffrir mort et passion. Bientôt les porteurs fatigués cédèrent leur place aux premiers venus qui s’offrirent. Ceux-ci, pensant qu’il s’agissait tout simplement de se divertir, ne conservaient plus aucun ménagement. Hans Meister paraissait alternativement à une portière, puis à l’autre, commandant d’arrêter ; mais ses cris suppliants se perdaient dans le bruit et les rires ; on ne voyait que son long nez, sa bouche convulsivement fendue jusqu’aux oreilles, ses yeux égarés, et parfois la contraction des traits causée par la douleur ; et l’air grotesque du patient redoublait la bonne humeur de l’assistance.

— « Mein Gott ! » (mon Dieu !) s’écriait le malheureux, « mein Gott ! » — Et puis, ses jurons à la file, et tarteiffle ! et maintetarteiffle ! et sacrament !

C’est en vain que Jean voulut intervenir : on ne l’entendit même pas.

À tout moment un des porteurs, à bout de forces, tant il riait, lâchait son brancard, et la chaise talonnait sur le sol avec un redoublement de cris de détresse s’échappant de l’intérieur, jusqu’à ce que quelque bon drille vînt remplacer le camarade qui, vaincu, s’esclaffait de rire, se tenant le ventre à deux mains.

Marchons ! Marchons !

hurlait le chœur des galopins, auquel se mêlait maintenant quelque creux de

L’aubergiste réfléchissait (voir texte).

basse. Le compère de Jacob Risler essaya d’ouvrir une des portières. Fermaient-elles par un ressort ?… elles refusèrent de céder à ses efforts.

La scène devenait d’un haut comique.

— Halte ! cria soudain un sergent de ville.

Ce commandement fit l’effet d’une douche glacée sur tous ces cerveaux surexcités. Les porteurs posèrent brusquement la chaise par terre, — si brusquement qu’elle faillit verser.

— Où menez-vous cet homme ? demanda le sergent de ville.

Ce fut à qui ne répondrait pas. On s’interrogeait du regard.

— Nous n’en savons rien, balbutia enfin l’un des porteurs.

— Comment ! Vous n’en savez rien ?

— Nous le promenons… pour le distraire… Nous allons au Mail…

Jean, se haussant, réussit à se faire entendre.

— C’est un Allemand qui m’accompagne, dit-il, il ne peut pas marcher… il a un pied foulé…

— Tout ça c’est des vaudevilles ! s’écria le représentant de l’autorité. Au poste ! Et plus vite que ça !

Hans Meister cherchait le joint pour sortir de sa boîte. En se dressant, grâce à sa haute taille, son crâne souleva le dessus de la chaise. Il passa la tête par l’ouverture, et s’adressant à l’agent, étonné de le voir surgir tout à coup comme un diablotin, il protesta énergiquement de la violence qui lui était faite ; il réclamerait justice, tarteiffle ! Puis s’avalant, il s’efforça de passer par une portière ; mais la douleur de son pied trahit sa bonne volonté. Cette dernière et infructueuse tentative provoqua une hilarité générale. L’autorité elle-même se mordait les lèvres pour ne pas éclater.

Aux armes, citoyens !

essayèrent de reprendre les petits polissons ; mais ce fut en vain ; le sergent de ville réussit à retrouver son air grave, et faisant sortir de la foule deux hommes vigoureux, il leur enjoignit de saisir les bricoles ; de nouveau il ordonna qu’on prît le chemin du poste.

Et, s’emparant des deux torches qui secouaient des étincelles et entretenaient l’animation, le sergent de ville les écrasa l’une après l’autre sous ses larges semelles.

Alors on se remit en route. Les torches éteintes, aux chants avaient succédé des huées. Hans Meister, demeuré debout la tête et la moitié du buste dehors, montrait le poing à la foule et, plus près de lui, au petit Jean.

— Tu me paieras tout cela, coquin ! criait-il. Ah ! ce coquin de Parisien !

Jean passant ses mains par la portière fit rasseoir l’Allemand de force, et lui dit en manière de défi :

— Pour peu que vous y teniez, vous savez, nous allons régler tous nos comptes ! Mais gare à vous ! Vous voilà déjà sous la protection de la police !