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Le Tour de France d’un petit Parisien/1/14

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Librairie illustrée (p. 163-167).

XIV

Les sources du Loiret

Au poste de police, on examina le pied de Hans Meister, où l’entorse produisait une énorme enflure ; et après les explications fournies par le petit Parisien, il ne fut plus question de retenir l’Allemand comme perturbateur de la tranquillité publique. Son pied exigeait les soins d’un chirurgien, des applications de compresses d’eau froide, un repos absolu assez long, bref tout un traitement.

Le rassemblement extérieur étant dissipé, le commissaire ordonna de transporter le blessé à l’Hôpital général, dans la chaise même dont on s’était servi pour l’amener, et dont les armoiries indiquaient la provenance. Le commissaire de police, quelque peu contrarié de lâcher une si belle proie, eut bien envie de garder Jean au poste et de le faire payer pour tous ; mais la gentillesse du jeune garçon dissipa cette velléité ; de sorte que tandis qu’on emportait à l’hôpital le compère de Jacob Risler, geignant, maugréant et menaçant, Jean reprenait tristement, mais libre, le chemin de l’hôtel meublé de la rue de la Bretonnerie.

C’était pour lui une journée perdue et qui se terminait on ne peut plus mal. Qu’allait-il faire à Orléans, séparé de Hans Meister ? sans aucun argent ? sans grand espoir de trouver ce Vincent Isnardon que personne ne connaissait ? sans nouvelles de Bordelais la Rose, ni de son ami Maurice ? Il pouvait, il est vrai, écrire à la baronne du Vergier, qui lui avait offert de l’aider dans ses recherches. Ne valait-il pas mieux, se trouvant si près de Paris, retourner chez son oncle Antoine ?

Mais alors son voyage n’aurait eu qu’un médiocre résultat ; il se retrouverait en face du placide ouvrier ébéniste dont l’indifférence le révoltait…

Il dut, en rentrant à l’hôtel, faire connaître sa situation, et raconter ce qui était arrivé à son compagnon. Après quoi, il écrivit quelques lettres, à Mauriac, à Clermont-Ferrand, à Paris, remettant au lendemain de prendre un parti.

Le pauvre petit, amené à réfléchir comme un homme, se tenait à la fenêtre de sa chambre ; les derniers bruits de la ville, de bonne heure endormie, s’éteignaient l’un après l’autre. On parlait à l’étage inférieur. Une voix ample, sympathique, exposait des théories sur un art quelconque, la musique probablement… et même à n’en plus douter, la musique religieuse, car la voix venait d’entonner un motet. Lorsque le chant cessa, l’auditeur du musicien, son interlocuteur également, approuva chaleureusement :

— Bravo, Modeste ! Bravo ! C’est que ça y est !

— N’est-ce pas ? dit l’autre avec un accent de triomphe.

Jean reconnut alors son vicariant d’Auvergne, Modeste Vidal, à qui il avait quelque obligation. Quelque chose lui dit que ce garçon se trouvait de nouveau sur sa voie pour lui venir en aide une seconde fois. Sans hésiter, le petit Parisien descendit un étage, et frappa à la porte. Le musicien vint ouvrir et Jean lui sauta au cou, l’étreignant avec force.

— Qu’est-ce donc ? demanda un homme âgé qui demeurait assis, ne paraissant pas y voir beaucoup. Il portait une grande barbe blanche.

— Monsieur Pascalet, c’est un gentil enfant dont j’ai fait connaissance, près de ce Roc du Merle dont je vous ai parlé ; il me tombe du ciel dans les bras.

— Est-il vraiment si gentil ? Alors, ami, c’est que ta musique fait descendre les anges du ciel.

Jean expliqua sa présence à Orléans et raconta ce qu’il avait fait depuis sa séparation d’avec Modeste Vidal en vue du château de Fontanges. Comme on le pense bien, l’Allemand ne fut pas oublié.

— C’est assez gai au fond, observa le vieux homme. Si j’étais romancier j’utiliserais ces péripéties. Mais, ajouta-t -il, je ne suis qu’un modeste peintre de mœurs.

Ce fut au tour de Modeste Vidal de prendre la parole. En deux mots, il apprit à Jean comment il avait rencontré à Murat le père de son premier maître de musique — un compositeur de génie, celui-là ! tué par la mal’aria à Rome. M. Marius Pascalet se trouvait au moment de quitter l’Auvergne pour venir étudier l’Orléanais et la Touraine, très embarrassé par la défection de son secrétaire. Il travaillait à un tableau des provinces de France ; « ça n’a pas beaucoup de rapport avec la musique, ajouta Modeste Vidal, mais je me suis mis à sa disposition. J’écris sous sa dictée. Le vénérable père de mon maître bien-aimé a presque perdu la vue en prolongeant outre mesure ses veillées d’étude. Demain, nous allons aux sources du Loiret, une des curiosités naturelles de la France ; vous viendrez avec nous, Jean ? Tu viendras, mon ami ? M. Pascalet y consentira si je l’en prie. »

Jean fit quelques objections, tirées de sa situation embarrassée ; mais le musicien ne voulut rien entendre.

M. Pascalet, mis dans la confidence du but des recherches du jeune garçon, le félicita de son énergie, et insista à son tour pour qu’il vînt avec eux. — Tu questionneras sur ton chemin, lui dit-il, le hasard peut te servir…

Le lendemain, de bonne heure, on se trouvait sur la route d’Olivet, en laissant en arrière la Loire et le pont d’Orléans.

M. Pascalet voulut que le trajet fût accompli à pied, afin que ses « jeunes amis » pussent jouir du paysage, qui vaut la peine d’être vu. On croisait les omnibus faisant le service régulier entre le village et le chef-lieu du département. Après avoir dépassé le faubourg Saint-Marceau, ils prirent place dans une petite barque.

Tout le long du Loiret s’échelonnaient d’élégantes villas champêtres : la Petite Pologne, l’Orbellière, le Poutil, qu’aimait Henri IV, Villebourgeon, Petit-Bois, Beauvoir, Bel-Air, la Fontaine dont Le Nôtre a dessiné les jardins, les Vallins, où le duc de Guise, frappé à mortpar Poltrot devant Orléans, vint mourir en 1563, enfin la Folie-Gauthier. Le batelier disait les noms de ces résidences. M. Pascalet, ajoutait une particularité historique, un éclaircissement, une date.

Entre deux sites, l’aimable savant parlait avec agrément de choses et d’autres ; il insistait notamment sur certains traits de caractère des habitants du Loiret. Les Orléanais, disait-il, sont d’humeur satirique ; dès le quatorzième siècle, ils s’étaient attiré le surnom de « guépins ». Ils ont eu de nombreux poètes pleins de finesse caustique ou d’un langage franc et hardi. Tels sont les plus célèbres d’entre eux, Guillaume de Loris et Jean de Meung, auteurs du Roman de la Rose. Ce ne sont pas les seuls hommes remarquables du département, dit encore M. Pascalet, j’en pourrais nommer d’autres : l’amiral de Coligny, tué à la Saint-Barthélemy ; Étienne Dolet, cet imprimeur brûlé à Paris sur la place Maubert ; le peintre Girodet…

M. Pascalet assura qu’à Orléans les choses du goût et de l’esprit ont conservé leurs grandes entrées dans les salons, et que cette ville est de celles où l’on sait encore causer.

Puis, sans transition, il parla des canaux du département ; du canal de jonction de la Loire et de la Seine, dont les deux embranchements se nomment canal d’Orléans et canal du Loing ; et de deux autres canaux, celui de Briare qui joint la haute Loire à la Seine par le canal du Loing et un canal latéral à la Loire depuis Digoin jusqu’à Châtillon-sur-Loire et Briare. M. Pascalet s’étendit ensuite sur la fabrication des lainages à Orléans, et toucha un mot des gourmandises que Pithiviers exporte partout : gâteaux d’amandes et pâtés d’alouettes…

Enfin on arriva aux sources du Loiret. Elles jaillissent dans le parc charmant du château de la Source, à environ une lieue et demie d’Orléans. Ces sources sont le Bouillon et l’Abîme. Avant 1672, l’Abîme, à l’eau profonde et bleue, était le seul jet d’une rivière souterraine provenant évidemment d’infiltrations de la Loire ; la pression intérieure des eaux, ou toute autre cause ayant crevé le plafond de la galerie supérieure, le Bouillon qui est aujourd’hui la source la plus forte, s’échappa tout à coup. Ces sources se trouvent dans un site fort pittoresque entouré d’arbres élevés, tapissé de gazon, et dans le voisinage d’un joli coteau. Du milieu d’un bassin d’environ quarante-cinq pieds de diamètre, on voit l’eau s’élever rapidement d’une grande profondeur, former à la surface un bouillonnement, et se déverser dans un canal qui traverse le parc et longe le château. Les eaux de l’Abîme et du Bouillon réunies forment le Loiret qui est tout de suite navigable. Après un cours de trois lieues il va se jeter dans la Loire.

M. Pascalet affirma que le Loiret était très poissonneux, qu’on y pêchait des brochets et des barbeaux d’un goût exquis, des brèmes, des tanches, des anguilles, et des ablettes, — ce petit poisson dont l’écaille argentée sert à la fabrication des perles fausses. Cette abondance de poisson, observa-t-il, n’a pas peu contribué à attirer sur les rives de ce joli cours d’eau les guinguettes et autres établissements champêtres où l’on combine les délices d’une matelote arrosée d’un vin du cru, avec des concerts sur l’eau, le soir, à l’illumination des feux de Bengale.

Lorsque Modeste et Jean eurent longuement admiré les sources et le paysage, — le pauvre M. Pascalet voyait surtout avec les yeux du souvenir — on parla du retour, et on reprit le bateau. L’homme de lettres voulut que ses jeunes amis choisissent un restaurant où l’on mangerait une friture. Un chalet suspendait ses balcons de bois découpé au-dessus de l’eau ; on descendit là.

La « friture », habilement conservée vivante dans une réserve, fuma promptement sur la table.

À la fin du repas, le maître de l’établissement s’avança, le tablier relevé sur la hanche, en quête d’éloges pour sa friture. C’était un gros homme, court et ventru, qui ne devait pas aimer le vin seulement dans les sauces. Modeste Vidal lui adressa brusquement cette question :

— Ne connaîtriez-vous point par ici, un Vincent Isnardon, ancien soldat ?

— Sergent, rectifia Jean.

— Mais si, mais si ! fit l’aubergiste. Je ne connais que ça, Isnardon ! Son père était fleuriste à la Chapelle-Saint-Mesmin…

— Vous y êtes ! s’écria Jean en battant des mains.

— Le père n’a pas pu tenir la location ; il est allé du côté d’Étampes… je crois.

— Et Vincent ? demandèrent à la fois Jean et Modeste.

— Vincent ? — je vais vous l’indiquer tout de suite. Attendez donc !… Il est régisseur, ou quelque chose d’approchant, dans un grand château de Touraine, — un des plus grands châteaux, un de ces châteaux que les Anglais vont visiter en bandes.

— Mais lequel ? fit Jean désappointé.

— C’est qu’il y en a beaucoup de châteaux en Touraine, observa M. Pascalet ; il n’y a que de ça !

— Attendez donc, dit l’aubergiste d’un air capable ; et il réfléchissait en frappant son front étroit de sa main grassouillette. Ce n’est toujours pas loin de la Loire.

Jean eut des larmes aux yeux. La déception était si forte !

— Pourquoi pleure-t-il donc ce petit ? demanda l’aubergiste. Mes paroles lui font cuire les yeux comme si elles étaient assaisonnées à la moutarde…

— Voyons, Jean, soyons raisonnable, dit à son tour Modeste Vidal. Nous tenons une indication qui n’est certes pas à dédaigner. M. Pascalet part demain pour visiter la Touraine et je vais avec lui, je questionnerai partout.

— Vous m’oublierez ! fit Jean découragé. Et puis, que deviendrai-je en vous attendant ? Puis-je seulement rester à Orléans ?

— Si nous l’emmenions ? dit M. Pascalet.

— Je serais une charge pour vous, monsieur, répondit Jean.

— Mais non. As-tu une bonne écriture ? une belle écriture d’écolier ? Modeste écrit comme un chat… J’ai un arriéré de notes… C’est dit !

Jean très ému ne sut comment remercier.