Le Tour de France d’un petit Parisien/1/8

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Librairie illustrée (p. 109-117).

VIII

Mont-Dore-les-Bains

Le village de Mont-Dore est situé au milieu d’une superbe vallée d’une lieue de longueur. Cette vallée qui se creuse comme un grand cirque dans la chaîne des monts Dores, à plus de mille mètres au-dessus de la mer, est entourée de hauteurs dessinant un fer à cheval, à peu près dépourvues de végétation, si ce n’est sur leurs pentes inférieures où se pressent des sapins en nappes sombres. Au centre de la courbe s’élève, majestueux, le puy de Sancy, qui n’a pas moins de 1 886 mètres d’altitude.

La vallée, est sillonnée de cours d’eau, torrents qui descendent des crêtes du pourtour à travers les ravines, faisant entendre, l’hiver surtout, leurs voix puissantes. Il y a un endroit, où la Dore se joint avec la Dogne pour former la Dordogne. Les fonds sont couverts de pâturages et parsemés de terrains cultivés. Du plateau de l’Angle, flotte comme une écharpe fixée à l’arête saillante d’une voûte de rochers, ce qu’on appelle la Grande Cascade.

Adossé à ce même plateau, le village devenu station thermale se compose d’environ trois cent cinquante maisons avec une population de 1 400 à 1 500 habitants. Beaucoup de ces maisons sont converties en maisons meublées. Celles-ci bordent la rue principale et la place Michel-Bertrand.

L’Hôtel des Bains, ouvert depuis 1823 seulement, s’élève sur l’emplacement d’un ancien therme romain. C’est une solide construction, composée d’un rez-de-chaussée et d’un étage, percés chacun sur la façade principale de sept ouvertures en arcades. Édifiée avec un trachyte grisâtre, dont la carrière est tout proche, sa toiture, en prévision des éboulements de la montagne de l’Angle, est faite en pierres de même provenance.

À l’extrémité de la rue, faisant face à cet établissement, s’ouvre une promenade circulaire, ornée d’une fontaine monumentale en fonte de fer. Là est le nouveau Casino ; là aussi ont été réunis en plein air, en un trophée, les nombreux débris antiques provenant des thermes de l’époque gallo-romaine et du Panthéon, édifices ruinés au cinquième siècle, lors de l’invasion des Vandales, ou au septième dans les guerres d’extermination faites par Pépin, au duc d’Aquitaine, Waïfre. Parmi ces restes, se trouve un buste de Néron. De cette esplanade, on embrasse d’un seul coup d’oeil toute la vallée et les pics qui l’entourent.

Le puy de Sancy, nous l’avons dit, domine tous ces pics. On gravit ses cimes hérissées de pointes volcaniques, déchirées, d’un horrible aspect, par des sentiers rocheux pendus au-dessus des abîmes.

De leur sommet entouré de précipices, le regard embrasse un immense et grandiose panorama, au-dessus de toute description. En arrière se développe la vallée du Mont-Dore hérissée de puys : à droite les sommets du Cacadogne, du roc de Cuzeau, des puys de Mareilhe et de l’Angle ; à gauche, le puy de Clierge et le Capucin ; au nord, le puy Gros, la Banne-d’Ordenche et, presque sur le même plan, le lac de Guéry dominé par la roche Sanadoire ; enfin à perte de vue dans la même direction, les monts Dômes…

À l’ouest, l’œil plonge sur les forêts et les pâturages de la vallée de la Burande et sur la colline basaltique de la Tour-d’Auvergne, et, au nord-est, il dépasse la vallée de Chaudefour, le lac Chambon, pour atteindre jusqu’à la séduisante et fertile Limagne. Du côté du sud, et uni par une haute terrasse à la cime centrale du Sancy, se dresse le puy Ferrand (1,846 mètres). Au-delà du chemin qui conduit à Vassivières et à Besse, se déroulent de vastes pâturages mamelonnés, au milieu desquels se dressent d’anciens volcans et où s’étendent plusieurs lacs, notamment le lac circulaire de Chauvet… À l’horizon enfin, s’élèvent les cimes dentelées du Cantal, et dans la direction de Besse, quelques sommets des Alpes vaguement entrevus.

Nous avons nommé le roc du Capucin. Ce haut plateau escaladé par des sapinières offre une des curiosités de ce site. À quelques centaines de mètres en aval du village des Bains, à la bifurcation de la route et d’un chemin qui s’élève derrière Queureilh, se trouve le point précis d’où le rayon visuel prolongé vers le sommet de ce pic se heurte aux contours d’une roche isolée, détachée de la masse principale, et distingue nettement un moine agenouillé, la tête couverte du capuchon, les bras croisés sur la poitrine et les mains dans les manches de son froc…

Voilà dans ses traits généraux la vallée du Mont-Dore, le village des Bains et la région dont la vallée occupe le centre.

Le baron du Vergier habitait avec sa femme et son fils à l’Hôtel de la Poste. Prévenu par lettre, il était venu, accompagné de son fils, attendre la baronne à la descente de voiture.

Après les premières communications sur l’objet du voyage entrepris par sa femme — c’était, comme on le sait, la poursuite de recherches relatives à l’enfant disparue — le baron s’aperçut avec stupéfaction que sa femme ne rapportait pas son sac de voyage.

— C’était donc vrai, s’écria-t-il, ce que les journaux ont publié ? ce crime en wagon ? La baronne D. V., c’était donc vous, chère amie ?

— C’était moi, dit madame du Vergier. Je l’ai nié, dans mes lettres, pour ne pas vous alarmer. Mais l’histoire est longue ; je vous la raconterai quand vous aurez fait un meilleur accueil au jeune garçon que je vous présente.

— Quel garçon ? demanda son mari, — qui vit, alors seulement, le petit Parisien, se dérobant timidement derrière la baronne. — Ce petit ?

— Je me suis chargée de le garder une quinzaine de jours ; c’est un acte d’obligeance qui vous coûtera peu à remplir — comme à moi, — lorsque vous connaîtrez l’histoire de cet enfant.

— Vous avez toujours la main heureuse, madame, lorsque vous exercez la bienfaisance. Il suffit que vous ayez jugé ce jeune garçon digne de votre intérêt ; je n’ai plus qu’à vous seconder.

Le baron était un homme de quarante et quelques années, prématurément vieilli par le deuil qui avait frappé sa famille… De taille moyenne, de forte complexion, sa personne présentait des dehors avantageux. Toujours correctement rasé, il gardait sa moustache blonde ; ses cheveux, rares, dégarnissaient le haut du front, ajoutant de la gravité à une physionomie intelligente, animée par des yeux gris de beaucoup de finesse d’expression. Il se piquait d’une excessive politesse vis-à-vis de sa femme et, ce qui ne gâte rien chez un homme qui possède trente mille bonne livres de rente, il avait des goûts distingués et un esprit cultivé. Il jouissait de quelque autorité comme archéologue, et l’Académie de Caen s’honorait de le compter au nombre de ses membres les plus actifs.

Son fils Maurice, aimable garçon de quinze à seize ans, avait la finesse de traits et la santé un peu délicate de sa mère. Ainsi la mère et le fils venaient
Ils s'engagèrent dans un sentier peu frayé (voir texte).
chaque année soigner au Mont-Dore une laryngite chronique, qui s’amendait infailliblement après quelques jours de traitement. À la rigueur, la baronne eût pu déjà se considérer comme guérie, ainsi que son fils ; mais elle venait en Auvergne obstinément, avec l’espoir de retrouver son enfant, ou peut-être avec la secrète pensée de vivre un moment plus près d’elle ; — car c’est à Clermont-Ferrand que la petite du Vergier lui avait été enlevée, lors d’un premier voyage fait aux sources du Mont-Dore.

Quant au baron, échappant au régime des eaux, il consacrait tout son temps en tournées savantes dans le département où il trouvait dans les dolmens, les tumuli, les colonnes miliaires, les vieilles églises romanes, les ruines des châteaux féodaux, d’inépuisables sujets d’étude.

On prit le chemin de l’Hôtel de la Poste.

Sans en demander plus long, le baron fit quelques amitiés à Jean. Il le questionna sur son nom, sur ses années d’école, sur l’état qu’il comptait apprendre. Quand il sut que Jean était Parisien par la famille de sa mère et Alsacien-Lorrain par son père, le baron s’intéressa tout de suite à lui. Il lui trouva l’air honnête et intelligent, et aussi une certaine fermeté de jugement, appréciable dans les moindres réponses du jeune garçon. Sans hésitation, le baron du Vergier le confia à son fils, comme à un camarade devant avoir sur lui l’ascendant de ses trois ou quatre années et d’une éducation achevée.

La baronne raconta à son mari comment elle avait découvert l’auteur de l’attentat dont elle avait failli être victime. C’était, dit-elle, par un bien singulier hasard, et grâce à l’intervention inconsciente de Jean.

— Et vous ne l’avez pas fait arrêter ! s’écria M. du Vergier, devenant rouge et se tordant les moustaches à les arracher. C’est inconcevable !

— Je ne l’ai pas fait arrêter, non, repartit la baronne, et cependant je rentrerai en possession de mon sac de voyage… J’en suis certaine.

— La chose me semble moins assurée, observa le baron. Mais pourquoi vous blâmerais-je, lorsque je dois être tout au bonheur de vous revoir saine et sauve !

Madame du Vergier garda le silence sur la parenté de Jacob Risler avec Jean. Pour éviter de la laisser soupçonner à son mari, elle ne dit aucun nom et se borna à qualifier d’Allemand le détenteur du sac de voyage.

— Ah ! si c’est un Allemand, lui dit le baron, vous avez bien fait de simplifier la procédure… Il suffit, en effet, que votre sac vous soit rendu. Vous y tenez beaucoup…

— Vous savez quels souvenirs, précieux pour nous, il renferme.

L’entretien s’attrista.

Pendant ce temps, Jean, dont l’installation à l’hôtel n’avait pas causé un grand dérangement, entraînait son nouvel ami dans les rues du village, poussé par sa curiosité naturelle et ses habitudes de flânerie parisienne.

Du haut de l’esplanade il se rendit compte de la forme de la vallée, entourée de plateaux élevés et de pics.

— Êtes-vous déjà allé là-haut ? demanda-t-il à Maurice, en lui désignant le plus élevé des pics, — le puy de Sancy.

— Non, pas encore, répondit le jeune homme ; et ce n’est pas l’envie qui m’en a manqué. Mon père se dirige de préférence du côté où il y a quelque curiosité archéologique à examiner…

— Eh bien ! nous grimperons ensemble jusqu’au sommet, dit Jean avec chaleur.

Maurice sourit, — il avait le sourire de sa mère, — et ne fit aucune objection à ce projet d’ascension.

Le baron, à qui sa femme raconta l’histoire de Jean, voulut encore la connaître de la bouche même du jeune garçon. Il cherchait sincèrement à lui venir en aide, et notait soigneusement dans sa mémoire toutes les particularités concernant la mort de son père, l’obligation où il s’était trouvé, enfant, de quitter la Lorraine pour ne pas devenir Allemand, les violences du mauvais parent abusant de la situation que lui faisaient les événements pour s’approprier les récompenses du soldat tombé devant l’ennemi, et jeter sur lui l’odieux d’une accusation de trahison.

— Ce Jacob Risler, le sabotier du Niderhoff, a réussi de la sorte, observa le baron, à cacher l’abominable conduite de son frère Louis, qui a été fusillé. Voilà ce qu’il faudrait avant tout établir, mon enfant, par des preuves hors de toute discussion.

— Vous le croyez, monsieur le baron ?

— Mais c’est évident ! Puisqu’on a trouvé sur ce malheureux des papiers accusateurs, à ce que dit cet ancien zouave qui vous veut du bien et qui a été mêlé à ces incidents de la guerre dans les Vosges, il convient de rechercher ces papiers, — afin d’établir incontestablement l’identité du Risler fusillé à Fontenoy par les francs-tireurs du commandant Bernard.

— M. Bordelais la Rose, dit Jean, a écrit au commandant…

— Eh bien ?

— Et celui-ci n’a pu fournir aucun éclaircissement sur cette affaire. Aussitôt après la guerre, tous les hommes de ses compagnies franches se sont dispersés.

— Alors, il faut commencer une enquête d’autre sorte. Sait-on qui a ordonné l’exécution ?

— Un sergent.

— Bon ! les choses se précisent. Nous disons un sergent.

— Un sergent « bleu » : c’était le nom d’une compagnie.

— De mieux en mieux. Eh bien ! mon enfant, il faut sans perdre une heure écrire à M. la Rose…

— M. Bordelais, rectifia Jean.

— À M. Bordelais, pour savoir s’il peut donner quelque indication sur les sous-officiers de cette compagnie. S’il n’en possède point, nous chercherons le capitaine « bleu ». Celui-là ne sera pas introuvable, et par lui nous arriverons enfin à notre homme.

Jean remercia vivement le baron. Très heureux du concours qui lui était offert, il écrivit sans différer au brave charpentier détenu à Mauriac…

Le jeune garçon se demandait pourquoi il n’avait pas songé à procéder de cette façon, — tout indiquée ? Il en trouva la raison dans sa préoccupation constante des actes coupables de son parent Risler, son attention se portant tout entière vers les faits et gestes compromettants du haïssable personnage.

Le lendemain matin, Jean fut très surpris et plus qu’enchanté, lorsque Maurice lui apprit que, pour fêter sa bienvenue, on leur accordait la permission d’aller tous deux au puy de Sancy. On emporterait de quoi déjeuner… Quelle fête !

Ils se mirent promptement en route. Le ciel était sans nuage. Les rayons du soleil, échauffant les pentes rocheuses, condensaient dans la vallée de légères vapeurs, qui flottaient comme des gazes nuancées de couleurs tendres. Devant le village même, à plus de trois cents mètres, s’élevait le sommet arrondi du Capucin. Les deux jeunes garçons s’amusaient fort de la gigantesque figure du moine en prière, agenouillé à l’entrée de sa grotte…

Dans la vallée, les hêtres se mêlaient aux frênes ; mais à mesure que l’on montait, ces arbres faisaient place aux sapins. Un sentier se repliait en divers sens sous leurs voûtes sombres, au milieu d’une herbe épaisse, émaillée de fleurs de toutes les saisons, et labourée, çà et là, par des éboulements de lave descendant du Capucin comme des torrents de pierre. Quelques-uns de ces blocs en supportaient un autre placé en travers, comme une table de festin se dressant au milieu d’un fouillis de grandes fougères, de framboisiers géants, et de sureaux à baies rouges…

Plus haut, les sapins se rangeaient en allées régulières, étendant sur l’herbe l’ombre épaisse de leurs parasols. Cependant quelques rayons de soleil y pénétrant, dessinaient sur le fond vert du tapis velouté de capricieuses guipures noires.

De toutes parts se dégageaient des émanations embaumées, qui remplissaient les poumons et montaient au cerveau…

Particularité curieuse ! Tous ces sapins, — dont quelques-uns gisaient sur le sol, morts de vieillesse ou abattus par les grands vents, — tenaient, suspendues et flottant à leurs rameaux, de longues barbes blanches formées par les racines adventices des nombreux lichens adhérents à l’écorce de ces arbres.

Jean et Maurice approchaient du moine. Ils le cherchent. Mais, ô déception ! à sa place ils ne trouvent qu’une colonne de basalte sans forme distincte. Le capucin s’est changé en un bloc de pierre comme pour punir la curiosité des deux jeunes touristes.

Du reste, de là la vue s’étendait sur le magnifique cadre de la vallée. Que serait-ce lorsqu’on atteindrait le puy de Sancy, qui levait au midi sa tête pointue comme une flèche !

Ils disposèrent sur l’herbe les apprêts de leur déjeuner, s’apprêtant à y faire honneur avec l’appétit d’une promenade matinale.

Ils décidèrent, alors, de faire le tour de la vallée par le haut des montagnes et d’arriver au plus élevé des puys du groupe en suivant les crêtes.

Cette route, sans être impraticable, présente de grands dangers. Mais le petit Parisien avait besoin de fortes émotions : il eut l’art de persuader son camarade, — qui ne demandait pas mieux que de se laisser gagner.

Le grand air des montagnes avait certainement grisé ces deux émancipés.