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Le Tour de France d’un petit Parisien/1/7

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Librairie illustrée (p. 101-109).

VII

La promesse de Jacob Risler

Dans l’infirmerie de la prison de Mauriac les lits étaient dressés en une seule ligne, d’un côté de la salle, dont chaque bout était percé d’une fenêtre munie de gros barreaux de fer. La porte d’entrée s’ouvrait au milieu de la paroi inoccupée.

Le lit où gisait Jacob se trouvait à droite en entrant, le lit du charpentier sur la gauche. Les deux lits étaient séparés par plusieurs lits vides, ce qui n’empêchait pas, de temps en temps, les blessés de se regarder comme deux chiens de faïence.

La baronne du Vergier, apercevant tout d’abord le Lorrain, n’avait pu retenir un cri de surprise et d’épouvante ; mais elle continua de se diriger vers le lit du protecteur du jeune garçon. Jacob Risler avait, lui aussi, reconnu la dame blonde, et, faute de pouvoir s’esquiver, il s’était retourné brusquement.

À peine Jean eut-il pris le temps d’embrasser Bordelais la Rose, qu’il lui dit :

— Voilà une dame charitable… qui m’a aidé à arriver jusqu’à vous. Nous lui devons des remerciements. — Madame, ajouta-t-il en s’adressant à la baronne et en lui avançant un siège, c’est mon ami, M. Bordelais la Rose. Il a un cœur trop bon pour ne pas savoir apprécier ce qu’on fait pour lui, et surtout pour moi.

Le charpentier fit de la main un signe d’acquiescement à ces paroles, où il ne vit que l’expression de la gratitude du jeune garçon. La baronne s’assit, jugeant tout de suite qu’elle avait affaire à un brave homme.

— Pensez-vous, lui dit-elle en baissant la voix, en avoir pour longtemps à garder le lit ?

— Le médecin parle de dix à douze jours, mettons en quinze. Ce qui m’inquiète, c’est cet enfant…

— Ne vous en tourmentez pas davantage : j’ai à vous faire à son sujet une proposition acceptable… J’y ai pensé dès ma rencontre avec lui en arrivant à Mauriac.

— Il est donc venu tout seul ? s’écria Bordelais la Rose, ravi tout à la fois de la hardiesse de son protégé et fâché qu’il se fût risqué à lui donner cette marque d’amitié.

— Oui, dit Jean un peu intimidé, je suis venu par Saint-Martin-Valmeroux…

— Mais ce n’est pas le chemin !

— Je venais du Falgoux… et de Salers…

— De Salers ! à pied ? Alors tu ne sais rien de « mon canard » ?

— J’avais commis la faute d’aller vous rejoindre. Mais vous voyez que je ne m’en porte pas plus mal. Je vous raconterai comment mon bon parent Jacob a tenté de se débarrasser de moi…

— Chut ! chut ! Il est là ! fit Bordelais la Rose, en désignant le lit occupé.

Le petit Parisien eut un soubresaut. Il regarda la baronne et comprit alors sa contrainte et l’expression de ce cri qu’elle avait poussé en entrant.

— C’est le parent du jeune garçon ? demanda la dame.

— Malheureusement !… répondit Bordelais la Rose, un cousin, très éloigné, c’est vrai ; mais, sac et giberne ! il n’est pas avouable, non ! Il m’a mis dans l’état où vous me voyez, madame, avec une côte enfoncée. Quant à mon poignet foulé, c’est « à lui en servir » que c’est venu. Et puis, je lui ai cassé une bouteille sur la tête. Et ce n’est pas fini, ajouta-t-il en élevant la voix, ce n’est que partie remise…

Jacob entendit ces paroles, mais se garda de les relever.

— N’allez pas croire, au moins, madame, reprit le charpentier, que je sois un homme méchant, querelleur : je ne suis venu dans ce pays qu’afin d’obtenir pour ce petit une réparation qu’il lui faut avoir sous peine d’être déshonoré lui-même. C’est le fils d’un bon soldat lorrain, décoré, tué pendant la guerre, dans les Vosges. Je l’ai connu, son père ; nous étions ensemble au pont de Fontenoy, et, sac et giberne ! il ne sera pas dit que nous serons molestés par une manière de Prussien !

Et l’ex-zouave montra le lit de Jacob, où un grognement se fit entendre.

— C’est donc un Prussien ? demanda la baronne d’une voix très basse.

— C’est un Alsacien-Lorrain… qui a opté.

— Mais ce n’est pas un crime, cela, monsieur Bordelais ! Beaucoup l’ont fait par dévouement…

— Je le sais, je le sais… Enfin s’il n’est pas Prussien, il est bien digne de l’être. Sa femme qui est Allemande a déteint sur lui… Mais, madame, je ne vous ai pas encore remerciée… C’est pourtant bien de la bonté à vous de vous intéresser à un vieux bonhomme sous les verrous et à un pauvre petit vagabond…

La baronne sourit avec bienveillance ; mais elle était distraite, préoccupée par cette pensée que l’homme dont elle avait tant à se plaindre était de la famille du jeune garçon à qui elle désirait rendre service.

— Madame, dit Bordelais la Rose, dites-moi, je vous en prie, cette proposition… au sujet de l’enfant… dont vous me parliez tantôt…

Madame du Vergier n’avait pas encore pris son parti. Elle tira de sa poche un petit carnet, l’ouvrit et écrivit quelques mots au crayon ; puis elle déchira le feuillet, le plia en deux et pria Jean, par un signe que celui-ci comprit très bien, de porter le billet à l’autre blessé.

Jean fit quelques pas lentement : Jacob Risler lui faisait peur, après ce qui s’était passé dans la forêt du Falgoux. Il se dit cependant qu’il n’y avait pas à hésiter, car la baronne semblait avoir reconnu son meurtrier…

Pendant qu’il s’avançait vers le lit de Jacob, Bordelais la Rose se pencha mystérieusement vers la dame qui avait la bonté de lui prêter assistance, et que subitement, il venait de reconnaître pour l’avoir vue à la gare de Figeac, à la suite de dramatiques circonstances… Il lui dit :

— À cause de cela, madame… de sa nationalité nouvelle… l’affaire en restera là ; on me l’a donné à entendre. Il m’a frappé ; je ne l’ai pas ménagé, puisqu’il en porte les marques : aussitôt guéris, on nous enverra nous expliquer ailleurs.

— Tant mieux ! dit la baronne.

Jean revint.

— Est-ce oui ? Est-ce non ? lui demanda-t-elle avec vivacité.

— C’est oui. Il a ajouté qu’il n’y manquerait pas.

Pour l’intelligence de ce court dialogue, il faut savoir ce que portait écrit ce billet :

« Le hasard me fait découvrir l’homme qui m’a volée, après avoir tenté de me tuer. A-t-il conservé le sac de voyage, et veut-il le rendre dès qu’il sera en état de le faire ? — Réponse, par oui, ou non. »
Jean grimpa sur la banquette (voir texte).

— C’est bien ! dit la baronne. Et reprenant son carnet, elle donna cette fois son nom et son adresse aux bains du Mont-Dore.

Jean fut encore chargé d’aller porter ce second papier.

Bordelais la Rose devinait que les propositions de la dame relativement à Jean étaient subordonnées aux réponses, au consentement peut-être de Jacob Risler ; et il s’en formalisait presque, tant il était loin de soupçonner le motif de cette correspondance entre sa belle et charitable visiteuse et l’odieux Jacob !…

Quant à la baronne elle était fixée. Elle se contentait de la promesse qu’elle venait de recevoir.

— Eh bien, dit-elle au charpentier, sur le franc visage de qui elle lisait une véritable anxiété, voici ce que j’ai à vous offrir. Je me rendais au Mont-Dore, où les miens m’attendent, lorsque j’ai été amenée à venir ici… Voulez-vous me confier le jeune garçon ? Je vous le rendrai quand vous serez libre… guéri…

— C’est un acte de grande bonté, madame, balbutia le charpentier. Je ne sais vraiment si je puis accepter. L’autre n’y est pour rien au moins ?

L’autre n’y est pour rien, dit la baronne en souriant, et il faut accepter. Cet enfant a déjà couru des dangers sur les grands chemins… à ce que j’ai compris tantôt. Je vous le garderai jusqu’à ce que vous veniez me le réclamer. Quelque chose me dit que j’ai raison de vous le demander… et que j’en serai récompensée… Faites-le donc pour moi.

— Ah ! madame, s’écria Bordelais la Rose vivement ému, vous avez, je le vois, la superstition de la charité : c’est une belle superstition, celle-là ! Oui, je sais, vous avez perdu votre enfant… on vous l’a dérobée… Que Dieu vous assiste ! Et agissez selon votre volonté…

Le lendemain matin à neuf heures, la baronne du Vergier et Jean prenaient la voiture de Largnac. La baronne monta dans le coupé ; mais Jean demanda comme une faveur la permission de grimper sur la banquette, « pour mieux voir le pays ».

Quand il fut commodément installé, il eut un éclair de folle joie : ce n’était qu’un enfant après tout ! Oubliant un moment quels motifs impérieux et pénibles l’avaient amené de Paris en Auvergne, il poussa ce cri :

— Veine ! Il me semble que je fais le tour de France !

Le petit Parisien ne pensait pas si bien dire.

La voiture, roulant vers le nord, suivait une route tracée à travers la partie occidentale du massif central de notre pays, avec les montagnes d’Auvergne à sa droite, et un peu plus haut, à sa gauche, les monts du Limousin. Cette route est très pittoresque.

C’est d’abord le Vigean avec son vieux château de Chambres flanqué de tours, puis Jaleyrac, dominé par son église, construction romano-byzantine du douzième siècle. La route descend par de nombreux lacets, laisse à gauche Sourniac et ses châteaux ; elle franchit la Sumène, rivière qui va se jeter, à la limite du département, dans la Dordogne ; se présentent ensuite Sauvat, à l’est, et, vis-à-vis, entre la route et la Dordogne, Veyrières et ses forêts étendues.

En passant devant Ydes, dont l’église, conservée comme monument historique, a fait partie d’un édifice du douzième siècle ayant appartenu aux Templiers, un voyageur — tabellion dans une localité voisine — indiqua, à deux kilomètres sur la droite, Saignes et derrière, à trois kilomètres plus loin, Chastel-Marlhac, l’ancien castrum Meroliacum, juché sur un plateau de mille mètres de longueur, avec une largeur presque égale. Taillé à pic sur presque tout son pourtour, ce plateau présente des escarpements de vingt à trente-cinq mètres de hauteur. Il y a là, au milieu de nombreux débris antiques, les ruines d’un château, une fontaine miraculeuse, en grande dévotion parmi les paysans, enfin de curieuses roches volcaniques ; l’une d’elles, où s’entasse la neige dans une fissure, forme une glacière qui ne fond qu’aux chaleurs de l’été.

Poursuivant leur chemin, les voyageurs laissèrent à leur gauche Madic, avec son château moderne et les magnifiques ruines d’un château fort ; Madic offre une vue admirable sur les environs, où se trouve un lac de douze hectares.

La route écornait la petite pointe du département de la Corrèze qui s’insinue entre les départements du Cantal et du Puy-de-Dôme. Là est Bort, patrie de Marmontel, chef-lieu de canton de plus de deux mille habitants, sur la rive droite de la Dordogne, au pied d’une montagne couronnée d’énormes prismes basaltiques, qui ont reçu le nom d’« Orgues de Bort » ; cette rangée de colonnes régulières, serrées l’une contre l’autre, rappelle à l’idée les tuyaux symétriques d’un orgue gigantesque.

De Bort, la vue s’étendait à gauche sur la vallée de la Dordogne, de l’autre côté sur les monts du Cantal. C’est à trente minutes de cette petite ville que les touristes vont admirer le « Saut de la Saule », l’une des plus belles cascades de France, pour le volume des eaux et le pittoresque du site.

La voiture franchit un affluent de la Dordogne, après lequel la route s’élevait par une côte fort raide ; puis elle s’engagea sur un riant plateau, laissant à gauche le château de Vals, construction du quatorzième siècle admirablement conservée, et à droite les quatre lacs de la Nobre. On entra dans le département du Puy-de-Dôme. La route s’élevait et s’abaissait pour traverser divers cours d’eau. Sur une hauteur se trouvent les vestiges d’un camp de César. Peu après, une colline volcanique d’un aspect bouleversé, semée de blocs erratiques, porte le non de « Cimetière des Enragés ». Il faudrait, en effet, si ces blocs projetés au hasard représentaient des tombes, qu’elles fussent l’œuvre désordonnée de gens hors de leur bon sens.

Tauves se voyait sur une autre colline. Après ce chef-lieu de canton, la route descendait jusqu’à la Dordogne, la franchissait pour arriver quelques kilomètres plus loin à Saint-Sauve, ville d’où l’on peut en une heure se rendre aux bains de la Bourboule. Pour atteindre la Queuille il n’y eut plus que trois bonnes lieues. Du plateau élevé qui précède ce village, on apercevait les montagnes du Puy-de-Dôme et celles de la Corrèze. Le trajet avait duré en tout deux heures et demie.

La baronne du Vergier emmena son petit ami à l’auberge voisine du bureau des voitures de correspondance du chemin de fer pour les diverses localités environnantes. On ne devait remonter en voiture qu’à deux heures. En se mettant à table à midi on avait donc plus de temps qu’il n’en fallait pour déjeuner.

Jean, avec la distinction de ses sentiments, ne pouvait pas avoir des manières d’enfant mal élevé. Rempli de prévenances, il demeurait vis-à-vis de sa protectrice dans une attitude respectueuse qui n’excluait pas une certaine indépendance de pensée et de parole. La baronne profita du tête-à-tête pour faire raconter de nouveau au petit Parisien ses griefs et ses moyens de revendication ; elle le félicita vivement d’attacher tant de prix à l’honneur du nom, et sûre d’avance que son mari serait touché de la situation de ce jeune garçon, particulièrement intéressante, elle ne craignit point de promettre l’appui et l’expérience du baron du Vergier. — Dans quelques heures on serait auprès de lui.

La voiture partit enfin pour Mont-Dore-les-Bains, bondée de voyageurs, arrivés pour la plupart par le chemin de fer jusqu’à la Queuille. Jean trouva néanmoins le moyen de s’emparer d’une place sur la banquette. Il fut largement récompensé de sa peine par les belles perspectives qui se présentèrent aux regards dès qu’on eut gravi les plateaux élevés qui séparent le bassin de la Dordogne de celui de la Sioule. — Après avoir voyagé toute la matinée en montant vers le nord, la baronne et son jeune compagnon de route rétrogradaient vers le sud-est.

On passa par Murat-le-Quaire, où se trouve un château ruiné. À partir de là, le chemin taillé dans des roches volcaniques descendait vers la Dordogne. Il offrait des échappées sur le roc de Cuzeau, le puy de Cacadogne, le puy de Sancy — dont le sommet est le plus élevé de la France centrale — et quelques autres hauteurs, notamment celle du Capucin. Dans les gorges de la montagne, sur la gauche, se trouve le lac de Guéry, dont le trop-plein s’épanche en un ruisseau qui vient barrer la route ; on franchit ce ruisseau, et quelques minutes après on arrivait à la station thermale du Mont-Dore.