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Le Tour de France d’un petit Parisien/2/11

La bibliothèque libre.
Librairie illustrée (p. 384-395).

XI

La ducasse de Bambecque

Nos lecteurs ont-ils jamais visité une ferme flamande ? Cela mérite d’être vu en détail. Celle que nous allons leur montrer a gardé de l’ancienne destination de ses bâtiments le nom de petit château. Elle est jointe par une superbe allée d’ormes à l’une des extrémités d’un joli village, formé de maisons basses et trapues, ayant des façades bien lavées au lait de chaux, où des pièces de bois, dont on peut suivre les lignes, divisent la maçonnerie en compartiments inégaux. Entre ces compartiments, de petites fenêtres à carreaux s’ouvrent sur des jardinets bordés de buis, où s’épanouissent, en ce commencement d’octobre, des dahlias multicolores et des chrysanthèmes.

Au milieu de l’agglomération rurale s’élève l’église, dans un espace laissé libre, mais qui est, hélas ! un cimetière.

Le modeste château devenu métairie est entouré d’une large ceinture d’eau courante, — et parfois débordante.

Dans cette île qu’un pont — jadis, sans doute, un pont-levis — met en communication avec la ferme, verger sur le devant, potager sur le derrière, est édifiée la maison d’habitation, simple mais d’apparence confortable égayée de hautes fenêtres.

On passe le pont, et l’on se trouve au centre des bâtiments de la ferme, disposés en carré ; en face, les étables pour les vaches, les écuries des chevaux ; à droite, la bergerie des moutons et les hangars où sont les charrettes à ridelles, timon ou brancards en l’air, les tombereaux crottés de glaise, les herses, les charrues et les autres instruments agricoles ; à gauche les granges et les remises ; tout cela est spacieux et semble parfaitement tenu.
L’oncle Coudeville entra (voir le texte).

Au delà de ces bâtiments de la ferme et plus près des champs se cachent les voûtes à porc.

Il s’agit d’une installation à pleine étoffe pour laquelle la pierre ni le bois n’ont été marchandés et qui s’anime d’un peuple de bêtes, — grands chevaux de gros trait qui partent pour le labour, belles vaches laitières — cent peut-être — cornues, le mufle haut, roulant des yeux glauques, moutons à superbe encolure, culbutés par les chiens de berger au poil dru qui obéissent à un geste de commandement, courent après eux en aboyant, les prennent en écharpe, les poursuivent et les rassemblent en troupeaux pour être menés du côté des pâturages, tandis que sont parqués dans les prairies voisines les jeunes veaux et les poulains gambadants. Çà et là gloussent les oies, cancanent les dindes, s’égosillent les coqs, roucoulent les pigeons ; les vaches meuglent, les brebis bêlent, les chevaux hennissent. Toute cette gent de poil et de plume, bondit, rue, saute à travers les litières, les flaques de purin, dans le brouillard chaud des fumiers sortis des étables et des écuries, et que l’on charge à la fourche dans les charrettes qui doivent les transporter au milieu des terres.

À tout seigneur tout honneur ! Voici d’abord le maître de la ferme, qui règne souverainement dans ce petit domaine d’où le régime parlementaire est exclu. Il commande, et tout le monde obéit. C’est un homme bien découplé, vigoureux, brun avec des yeux très clairs tirant sur le bleu pâle des faïences, marchant d’un pas égal et cadencé. Il donne ses ordres brièvement, distribuant à chacun sa tâche, ne consultant aucun de ses subordonnés, parce qu’il sait mieux que n’importe qui, ce qui doit être fait pour la bonne gestion de sa ferme. Il y a pensé la nuit dans les heures d’insomnie ; ce n’est pas pour rien qu’il se présente toujours avec un air réfléchi et absorbé. Si vous le rencontrez dans la matinée, sans vous regarder il vous souhaitera le bonjour d’un ton sec. On peut dire qu’il ne connaît personne avant l’heure du dîner. Mais vienne le soir, après le repas ; alors, rayonnant et affectueux, il redevient père de famille. Hospitalier, il cause avec plaisir : ses manières sont avenantes ; il a abandonné le ton du commandement, la parole brusque qu’il se croit obligé de prendre pour diriger ses légions d’ouvriers et de domestiques. Dans la tiédeur du milieu familial, près des jeunes têtes blondes et brunes dont les lourdes nattes s’allument aux reflets des lampes, son front se déride, ses sourcils se détendent, et comme un homme qui se réveille, il met une grâce souriante à caresser ses enfants.

Les filles de la maison, les servantes vont et viennent dans l’habitation et au dehors. Les unes lavent le plancher à grande eau et font reluire les meubles avec une ardeur digne de louange. Chaque jour on en fait autant. D’autres servantes s’occupent des animaux ; la grande et forte Marie — le cheval de trait comme l’appelle le maître, — emporte dans d’énormes seaux les pommes de terre pétries avec du son et du lait de beurre, destinées au repas de l’élément porcin de la ferme ; d’autres enfin préparent le repas du soir, coupent le pain, étalent le beurre sur de larges tartines.

À l’intérieur de l’habitation tout ce monde circule sous l’œil vigilant de la maîtresse de la maison, très bonne, très douce.

Le soir venu, la famille et les serviteurs se réuniront dans la salle commune où se fait la cuisine des maîtres sur un large poêle de fonte, brillant comme du vieil argent, placé dans l’âtre profond de la cheminée à manteau qui a chauffé jadis la grande salle du château. Le repas va être servi. Sur la table ronde des maîtres, fume une soupe grasse et odorante. À quelques pas, la longue table des gens de la ferme est chargée de la marmite remplie d’une certaine soupe dont ceux-ci ne sauraient se passer : une soupe au petit lait et à la farine, avec des pommes douces coupées en tranches et du pain. Pour boisson une décoction tiède de réglisse de bois, préparation répandue en Flandre. Le dimanche on y ajoute une chope de bière.

Et sous la lampe, s’illuminent de satisfaction les faces hâlées de ces rudes travailleurs aux mains calleuses et gercées…

Après le repas, les filles de la maison aident les servantes à enlever le couvert. Les tables sont vigoureusement écurées, tout est remis « à place, » tandis que les chats rôdent en quête de rogatons. Puis le bruit des sabots décroît et s’éloigne du côté où, dans les profondeurs de la cuisine basse, se prépare la nourriture des bestiaux et se fait la cuisson du pain.

Le fermier allume sa pipe pour jouir d’un moment de tranquillité bien gagnée, moment fort court du reste, car il lui faut commencer sa ronde du soir — l’œil du maître, savez-vous ? Mais il n’y a pas à plaisanter ; il doit vraiment donner un coup d’œil à tout, de même que pour les champs le pied du maître rend la terre meilleure, comme l’affirme le proverbe. Pendant ce temps, la maîtresse du logis s’empare d’un travail de raccommodage. Souvent elle se lève pour donner un ordre, surveiller l’achèvement d’une tâche. Les filles se groupent autour d’elle, tricotant ou lisant.

Elles sont instruites ces demoiselles, et gentilles, et bien élevées, et jamais on ne les prendrait pour des fermières, selon les idées généralement acceptées sur les filles nées aux champs. Ces grâces naturelles qu’elles possèdent, cette culture intellectuelle développée en même temps que cette vigueur du corps que donne un travail manuel parfois assez rude, constituent une particularité curieuse qui réclamerait à elle seule le voyage en Flandre.

— Cornélie ! crie le père avant le jour.

À cet appel sonore, presque sévère, qui retentit dans l’escalier, la belle jeune fille — c’est l’aînée — ne se le fait pas dire deux fois ; elle s’habille lestement, la journée va commencer par les soins à donner au bétail.

Mademoiselle Cornélie va traire les vaches ; mademoiselle Cornélie se gante néanmoins étroitement et ses mains sont fort belles. Explique qui voudra ces impossibilités !

L’existence d’un fermier flamand entouré des siens, famille et serviteurs, dégage un charme grave et quelque chose de la solennité des mœurs patriarcales. Tout est régulier dans sa maison : les résolutions y sont prises par le chef avec une sagesse extrême et obéies respectueusement. Ce respect devient une soumission touchante lorsque le père décide par exemple, que son fils aîné étudiera dans les villes voisines pour devenir médecin, et que son second fils, muni d’une instruction suffisante et formé par des conseils d’expérience, prendra plus tard la direction de la ferme.

Voilà dans quel milieu se trouva Jean le soir même du jour où il avait quitté Cassel en compagnie de Quentin et de Martial.

La ducasse de Bambecque allait commencer et déjà la maison de l’excellent M. Matringhem s’animait d’heure en heure davantage par l’arrivée joyeuse et bruyante de tous les membres de la famille, à qui l’on avait dit en se séparant d’eux à la fin de la dernière fête :

— À la prochaine ducasse !

Les voitures apparaissaient bondées à déborder ; et c’étaient alors des embrassements sans fin, des poignées de mains échangées, des caresses qui claquaient sur les joues fraîches des enfants. Puis tout ce monde se répandait dans les larges pièces préparées pour la parenté et les hôtes qu’elle amènerait ; — des chambres vastes à loger dans chacune d’elles, deux ou trois ménages parisiens, — avec des plafonds coupés de travées d’un chêne foncé et meublées de grandes armoires reluisantes de propreté. Ces hautes armoires s’ouvraient débordantes de linge, les gardes-robes pleines de vêtements annonçaient l’aisance, les lits étaient entourés de rideaux fraîchement blanchis et dressés avec des draps empesés, et tellement raides que Jean, une fois couché, se crut entre deux grandes feuilles de papier glacé et satiné : ainsi le veut la coutume.

Au village, les cloches sonnaient à pleine volée pour annoncer la fête. Elles ne cessèrent que lorsque le couvre-feu leur imposa silence. Quelque gais fredons parvenant jusqu’à la ferme disaient assez que la ducasse était en réalité déjà commencée.

Autour de la table principale de joyeux visages rayonnaient. Il y avait des minois roses, des mentons ronds, de fraîches bouches épanouies, avec des rires, une mutinerie enjouée et jeune. La bonne humeur de tous, se communiquait enfin au petit Parisien, qui en oubliait un moment ses soucis.

Tout à coup, une voix forte venue du côté du pont fit entendre une chanson de circonstance.

— C’est l’oncle Coudeville ! crièrent les convives radieux. Quentin criait plus fort que les autres en reconnaissant cette voix familière.

La chanson disait :

Quich qui veut venir avec mi,
À l’ducasse, à l’ducasse ;
Quich qui veut venir avec mi,
À l’ducasse de min pays ?
— À l’ducasse de min pays ?

L’oncle Coudeville entra, un grand, brun, futur boute-en-train de la fête, le chapeau à haute forme vacillant sur la tête, la redingote taillée à larges ciseaux. Il reprit :

I mangera des tartes à prunes,
À l’ducasse, à l’ducasse ;
I mangera des tartes à prunes…

Le reste — quelque gauloiserie — se perdit dans une explosion de fous rires…

Le lendemain amena son repas traditionnel. La table couverte d’une nappe empesée, était dressée cette fois dans le grand salon, percé de six fenêtres tendues de beaux rideaux de mousseline, et dont les murailles sont enduites d’une claire peinture verte ; moins solide, elle aurait ployé sous les énormes quartiers de viande. Au milieu, la tête de veau de rigueur. Le maître de la maison coupait les gigots, et détachait de larges tranches des délicieux jambons fumés préparés à la ferme ; les femmes de la famille l’aidaient à faire passer les portions jusqu’au bout de la table. Puis cette première tâche remplie, le fermier procéda à la dégustation du vin, que les convives humaient lentement en renversant leur torse — pour en apprécier le bouquet.

Du salon, on apercevait par l’entre-bâillement des portes les cuisinières affairées, tandis que de la salle à manger, où les valets et les servantes occupaient leur table accoutumée, arrivaient des éclats de voix. Ce jour-là, les domestiques voient servir sur leur table de copieux morceaux de rôti détachés des plats de la table des maîtres, d’énormes tranches de jambon ; la bière remplace la tisane de réglisse, comme la soupe grasse a remplacé le brouet national de petit-lait et de tranches de pommes. Au dessert, des bouteilles de bon vin circulent parmi eux, sans oublier le cognac avec le café. Il y a là de quoi donner de l’élasticité aux jambes les plus raidies par le labeur quotidien, et c’est une excellente préparation aux danses qui doivent occuper le reste de la journée.

Au dehors, de joyeux carillons remplissaient l’air de leurs vibrations ; et déjà les cornets à piston de l’orchestre villageois déroulaient des airs de valse ou faisaient sautiller une polka.

C’était vraiment une belle journée d’octobre.

Après le rôti, Jean, en sa qualité d’hôte, eut l’honneur de confectionner la salade. Très fier d’être traité en homme, il l’assaisonnait à la mode de Paris ; mais il dut sur les réclamations de l’assistance, ajouter au vinaigre un demi-verre de vin de Bordeaux : la salade n’en fut pas plus mauvaise, — au contraire.

Cependant au village une rumeur s’élevait ; des propos s’échangeaient sur le seuil des portes ; chacun questionnait et personne ne semblait prêt à donner la raison d’être dans le pays d’un personnage énigmatique absolument inconnu, sans parenté avouable, et qui semblait fourvoyé au milieu de la ducasse.

Cet intrus, bien planté sur ses deux pieds, avait un air rébarbatif et bonasse tout à la fois, une trogne enluminée ; un regard provocateur. On l’eut dit capable de vider sa bourse pour régaler le premier venu, mais d’humeur, aussi, à vaincre à coups de poing toute résistance opposée à ses politesses.

À la faible distance de Dunkerque et de Calais où se trouve Bambecque, on n’est pas, au village, sans avoir une idée de la tenue d’un marin. Il fut donc décidé, après quelques commentaires égarés et paroles perdues, que l’étranger devait être un marin venu à la ducasse en quête de distractions orageuses, — un vrai trouble-fête…

C’était bien un marin, en effet, un vieux loup de mer, attiré à Bambecque, non par la célébrité de sa modeste ducasse, mais par le désir d’y retrouver une ancienne connaissance, une demoiselle avec laquelle il avait beaucoup dansé à une ducasse datant peut-être bien d’une trentaine d’années, et de qui il avait obtenu la main, à la suite de pressantes instances. Il venait, enfin, convaincu, mais fort perplexe, réclamer l’exécution de cette promesse arrachée entre deux quadrilles, si toutefois la belle était encore de ce monde. On ne peut pas toujours naviguer, et le vieux beau parfumé au goudron pensait qu’un fin très enviable était de s’échouer dans le mariage, — de s’arrimer dans le conjungo, de jeter l’ancre sur un fond de prévenances et de petites douceurs.

Il s’était renseigné sur l’objet de son idolâtrie du temps jadis, et malheureusement il avait appris que la timide enfant d’alors, peu confiante dans la fixité des idées de son danseur, avait arrangé autrement sa vie. À l’heure présente, elle était mère et grand’mère… ô déception !

— Grand’mère ! s’était écrié le vieux loup de mer. Comme ça vieillit vite le beau sexe : je suis encore un jeune homme, moi, et Annette est grand’mère ! C’est bien fait ! Fallait donc qu’elle me reste fidèle !

C’était pour lui un crève-cœur. Mais il jura de se dédommager amplement. Les mâles de Bambecque n’avaient qu’à bien se tenir ! Il se sentait des fourmillements dans les bras et des démangeaisons dans les mains ; le tout mitigé, il est vrai, par une furieuse envie de se dégourdir les jambes à la danse. Si la bière était bonne, tout pouvait encore s’arranger : ils sont solides, après tout ces Flamands, pensait-il ; mais ça ne vaut pas un vrai Breton !

L’orchestre à l’œuvre disait assez de quel côté on dansait ; sans cela personne à coup sûr n’eût enseigné à l’étranger le chemin du bal. Mais le cornet à piston ? mais les clarinettes ? mais les cymbales ? Ah ! que de traîtres !

Le « vrai Breton » se dirigea donc vers l’endroit où la gaieté avait établi ses assises. Au-dessus des tables d’un rez-de-chaussée, où l’on buvait force vin chaud et de la bière aigrelette, grondait comme un roulement de tonnerre, le piétinement de quatre ou cinq douzaines de couples de danseurs, sautant sur place, faute d’espace et un peu par goût ; de leurs talons, broyant le parquet.

En « vrai Breton », le marin voulut faire une entrée à effet dans le bal. Il ne trouva rien de mieux que de grimper à un arbre assez rapproché de la salle où se serraient les danseurs ; et, s’aidant de quelques fortes branches, de sauter par une fenêtre ouverte.

Ce tour d’adresse accompli, il traversa sur ses mains, — les pieds en l’air — la salle de bal, où les danseuses n’étaient pas encore revenues de leur surprise mêlée d’effroi. Puis, il reprit pied, releva la tête, et jeta un regard narquois sur l’assemblée.

— Regardez-moi bien et mieux que ça, dit-il d’une voix enrouée et gouailleuse, pleine de menaces pour la tranquillité publique. Regardez-moi bien, et vous aurez vu un crâne, un soigné, un caïman, un requin, une peau tannée, un flambart comme disent les Parisiens. Ai-je l’air d’avoir une balle à être né dans un baril de goudron ? Non, n’est-ce pas ?

Les hommes murmuraient ; les femmes essayaient de les calmer, voulaient éviter un éclat, et souriaient, faisant semblant de trouver plaisante l’intrusion de cet original… L’orchestre avait suspendu la polka commencée pour donner un répit aux danseurs et faciliter l’expulsion de ce gêneur qui ne criait pas gare dessous !

Le « vrai Breton » profita de l’accalmie pour élever la voix, tandis que l’on faisait cercle autour de lui, — plusieurs cherchant l’endroit vulnérable.

— Et savez-vous, reprit-il, pourquoi je me trouve ici, au milieu de vous ? J’y suis venu chercher Annette pour la conduire devant M. le maire. Annette qui ? Annette quoi ? Je ne sais plus bien… C’était dans le temps… J’étais pour lors un joli garçon et qui n’avait point de verrues sur la guibre. C’est fidèle les filles en Flandre ! Elle m’attendait ma promise, ah ! ben ouiche ! Je t’en fiche ! rasibus ! partie au large ! Il n’est pas question de se flanquer à la nage pour la rattraper, vu qu’elle a contracté dans les règles, à preuve qu’elle est grand’mère. Elle a épousé qui ? quoi ? un terrien, soit dit sans vous offenser. Cours après, attrape à jouer des jambes ! Bon pour une fois ; elles ne m’y reprendront plus les jeunesses de votre village ! attrape à recommencer ! — Mais il n’y a donc pas un tabouret pour s’asseoir dans votre cambuse ? Tonnerre de Brest ! pas un coin où vider une bouteille de n’importe quoi ?… histoire de se refaire le tempérament ? Je préférerais, nonobstant avis contraire, quelque chose qui me chatouillerait le cœur comme du velours. Garçon ! un grog américain ! garçon !… ou je démolis tout !

Un cultivateur des environs — pantalon de velours, blouse neuve couleur de la fleur bleue du lin — venu à Bambecque à l’occasion de la ducasse, moins calme que les autres, prit la mouche. Il n’en pouvait supporter davantage.

— Ch’est en bas la buvette, fit-il en se contenant pour ne pas éclater.

— De quoi ?

— Ch’est en bas, tu sais ?

— Une façon de me mettre à la porte, on dirait ?

Le Flamand ouvrait de larges mains nerveuses, faisant penser à des étaux.

— Fais pas le farrau ! dit-il ! Fais pas le p’tit milord !

— Un vrai Breton n’est pas pour subir un affront, poursuivit le marin.

— T’a l’heure, min garchon, tu sais, vous allez braire !

— Serais-tu pas le gendre à Annette ? son frère ou son mari ? Tonnerre de Brest ! Viens donc par là-bas, dans la ruelle, derrière un mur ; je me fais fort de te désosser en deux temps, trois mouvements. Si tu as du cœur, c’est le moment d’en découdre.
Les deux champions tombèrent sur la toile (voir le texte).
Le Flamand devenait blême.

— Tu ferais bien de te rappajé,[1] dit-il.

— Ah ! tu caponnes ! si je t’envoyais un pare-à-virer histoire de t’apprendre la manœuvre ? Oui, c’est à toi que je parle, conscrit de deux jours, marchand de mauvaise musique, maître Gros-Bec !

Pour le coup, le cultivateur ne se contint plus. Il saisit le marin à la gorge, et sans paraître prendre garde aux vigoureux horions que celui-ci lui décochait, il l’entraîna vers une fenêtre avec l’intention de lui faire prendre le chemin suivi par lui pour s’introduire dans la salle de bal.

Mais le Breton le saisissant à son tour, lui donna si adroitement un croc en jambe qu’ils passèrent tous les deux à la fois par la fenêtre — et tombèrent.

Ce fut un grand cri dans la foule qui remplissait la rue du village, — des groupes de valets de ferme, des guirlandes de jeunes filles, des flopées d’enfants.

Par bonheur, sous la fenêtre même, une forte toile abritait l’étalage d’une marchande de jouets et de sucres d’orge. Les deux champions tombèrent sur cette toile et la crevèrent. En sentant s’affaisser sur son dos sa tente par trop surchargée, la marchande ambulante s’esquiva en criant :

— Min pain n’épice ! min chuc ! min chirop ! ché fariboles ! N’en v’là une fiête !

Les deux hommes s’étaient redressés, un peu étourdis, et s’attaquaient avec fureur. Le pied du cultivateur se prit dans la corde de la tente, et il alla rouler à quelques pas entraînant son adversaire. Par terre, les deux combattants redoublaient de colère aveugle. Les coups continuaient à tomber drus. On faisait cercle autour d’eux, et comme le Flamand semblait perdre l’avantage qu’il avait eu d’abord, deux ou trois de ses amis firent mine d’intervenir.

Ils allaient faire un mauvais parti à ce marin querelleur, lorsque Jean arriva avec Quentin, Martial et le fils aîné du fermier Matringhem. Il reconnut — avec quelle surprise ! — dans l’un de ces hommes qui se rouaient de coups, roulant l’un sur l’autre, le pilote du Richard-Wallace.

— Eh ! père Vent-Debout ! cria-t-il.

— Présent ! fit le vieux marin.

Devant le jeune garçon, on s’écarta. Son intervention fut comme le signal d’une trêve qui permit aux deux adversaires de se relever.

— Comment c’est donc toi, mon petit Parisien ! s’écria le Breton. Arrive ici ! À nous deux, nous allons leur apprendre à vivre à ces tas de mirliflores. Je suis Breton ! ajouta-t-il. Ces mots sonnèrent comme une fanfare belliqueuse, avec l’accent d’une déclaration de guerre. Et sa poitrine mise à nu dans la lutte résonna sous les coups de poing qu’il se donnait en manière de défi.

Quentin Werchave intervint à son tour.

— Monsieur Vent-Debout, fit-il…

— Un monsieur comme moi, interrompit le marin, et un pékin comme toi, ça fait…

Il allait dire quelque énormité. Mais Jean lui ferma la bouche.

— C’est mon ami, lui dit-il.

— Pardon, excuse ! fit aussitôt le Breton, subitement radouci, et, il tendit à Werchave une main que celui-ci serra avec force.

— Messieurs, dit le petit Parisien en s’adressant aux fermiers et aux valets réunis autour d’eux, il ne faut pas irriter ce brave marin ; c’est un honnête homme ; pas méchant du tout…

— Tout ça c’est à cause d’Annette, murmura le père Vent-Debout en renouant sa cravate.

— Je le connais, je réponds de lui, dit Jean à haute voix et comme s’il prenait le père Vent-Debout sous sa protection.

— Si tu le connais, min garchon, lui dit le cultivateur qui s’était battu, dis-y qui quitte son air mache[2]. Ch’est vrai, i vint se donner en pestac[3]. Ché Flamands i se fâchent bin quind i se fâchent, et ché gendarmes ch’est pas payé pour attraper des muches !



  1. Apaiser
  2. Méchant
  3. Spectacle