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Le Tour de France d’un petit Parisien/2/12

La bibliothèque libre.
Librairie illustrée (p. 396-407).

XII

Aux mines d’Anzin

Jean réussit à persuader à l’original Breton d’aller prendre à Wormhoudt la diligence pour la plus prochaine station de chemin de fer. Ce fut toutefois en lui promettant d’aller le voir à Calais, sans beaucoup tarder. Le Flamand demeuré maître du terrain, reçut une ovation bien méritée. Un peu meurtri et bleui, un œil poché et les lèvres enflées, sa blouse neuve déchirée et même ses culottes de velours, il dut en racontant en vingt endroits les phases de la lutte, vider bien des fois les chopes de la victoire.

Ce fut l’épisode héroïque de la première journée de la ducasse.

Le soir venu, on put croire, à la vivacité des altercations éclatant de divers côtés, que le pilote Vent-Debout était retourné pour réclamer son reste ; mais ce n’était là que débats sans voies de fait entre voisins et amis passablement échauffés, c’est-à-dire les intermèdes obligés des longs et copieux repas de la fête villageoise.

Le lendemain et le surlendemain virent la même animation, les mêmes jeux, les mêmes danses, les mêmes festins. La fête devait durer jusqu’au dimanche suivant ; mais vu le peu de temps dont pouvaient disposer Jean et son ami Quentin, il leur fut permis, ainsi qu’à Martial Sockeel, de prendre congé… Les deux cousins voulaient mener le petit Parisien à Bergues, chez une très vieille dame qui était leur grand’tante, et l’on devait partir le mercredi matin de bonne heure.

Jean fut réveillé ce matin-là par un mouvement inusité qui mettait la maison en émoi. Il sut bientôt que ce jour était fixé pour le départ d’un vieux serviteur de la famille, le père Martin qui pendant plus de cinquante années avait vécu sous ce toit béni. Le pauvre vieux, à qui étaient confiés la garde et le soin de la bergerie, se sentant incapable de s’acquitter plus longtemps de sa tâche en homme soigneux et honnête, voulait s’en aller. Et il s’en allait, le cœur brisé, mais aussi avec la conviction qu’il remplissait un devoir ; rien n’avait pu le retenir, aucune bonne parole des maîtres, aucune promesse de lui laisser achever sa vieillesse dans cette maison, à la prospérité de laquelle il avait travaillé de toutes ses forces, tant qu’il avait eu des forces.

Il est vrai que le père Martin en s’éloignant n’allait pas à l’aventure. Marié à une femme qui habitait un village à vingt lieues de là, il retournait enfin auprès d’elle, cette fois pour ne plus la quitter. Et puis il reviendrait en visiteur ; il reviendrait souvent voir si ses maîtres continuaient d’être heureux, et si ses moutons — ou du moins le troupeau — avait réellement gagné à changer de mains, comme il l’espérait.

Le père Martin ému jusqu’aux larmes parcourait la maison. On entendait sa voix dans l’escalier. C’étaient des adieux navrés comme on en adresse aux morts, mais c’est lui, dont la vie écoulée arrivait à son terme, qui disait cet adieu aux vivants, aux jeunes.

Le vieux berger avait vu naître la maîtresse de la maison, et tous ces enfants qu’il quittait ; bambins, il les avait portés dans ses bras avec cette tendresse acquise à rapporter soigneusement des pâturages, les agneaux nouveau-nés ; il les avait vus grandir, les garçons devenir forts et hardis, les filles belles et respectueuses, les uns et les autres se marier, augmenter la famille de nouveaux rejetons, et il se répandait en gémissements ; son affliction trahissait sa volonté ; mais sa faiblesse n’allait pas jusqu’à accepter cette offre faite de si grand cœur : — Restez ici, père Martin, vous aurez toujours votre place auprès de nous, à notre foyer, nous vous soignerons. Non, non, ce n’était pas possible, ces choses-là ne se font pas. Mieux valait dire adieu à tous, adieu tout de suite puisqu’il avait encore la volonté de partir. — Adieu mon petit Paul ! adieu mon Albert ! adieu ma Cornélie ! adieu ma Noémie ! adieu ma Berthe ! adieu mes beaux enfants ! adieu ma chère et bonne maîtresse ! adieu mon maître !

Il entra dans la chambre où Jean était couché. Il voulait serrer la main au petit monsieur de Paris. Il s’approcha du lit d’un pas vacillant et Jean vit trembler cette tête respectable, toute blanche de cheveux descendant jusqu’aux épaules. Le petit Parisien plaisait beaucoup au père Martin parce qu’il lui rappelait Paris, visité par lui lors de l’Exposition universelle de 1855 au Palais de l’Industrie : c’était là le point lumineux de la vie du bonhomme : Paris ! Aussi après les premiers mots dits à l’occasion de son départ, cessant de soupirer, et essuyant ses yeux d’un revers de main, il releva fièrement la tête et sa haute taille, et dit :

— C’est beau Paris, tu sais ?

Il parlait avec un sentiment d’orgueil bien touchant, ce vieillard dont l’existence tout entière s’était écoulée humblement dans une région extrême de la France et qui n’a pas toujours été française…

Le plaisir de pouvoir parler une fois encore de son Paris consola un peu le père Martin. Quand le jour parut — une matinée noyée dans les brumes d’octobre — le vieux berger avait quitté la ferme, conduit en breack par le fils aîné de la maison.

Quelques heures après Jean et les deux cousins, après de cordiaux adieux, roulaient en « diligence » sur la route d’Esquelbecq où, aussitôt arrivés, ils prirent le chemin de fer pour Bergues.

Cette ville, située à deux lieues de Dunkerque, où aboutit la voie ferrée, est également placée au point de jonction du canal de la Colme avec deux autres canaux se dirigeant vers Dunkerque et vers Furnes. Ceinte de remparts, elle est protégée par trois forts.

Nos voyageurs aperçurent tout d’abord le beffroi, orgueil des Berguenards, dont ils sont aussi fiers que des savantes fortifications de Vauban. C’est en effet un monument curieux et pittoresque du seizième siècle, ayant retenu quelque chose du style espagnol, soumis lui-même à l’influence de l’architecture des Maures, une haute tour carrée, chargée sur chacune de ses façades d’un double rang d’ogives aveugles superposées, flanquée dans sa partie supérieure de quatre tourelles polygonales, et terminée par un lanterne d’où s’échappe à toutes les heures le carillon cher aux villes flamandes.

Quentin et Martial conduisirent Jean à leur grand’tante ; puis après cette visite toute de politesse, comme ils avaient refusé par discrétion, vu l’âge avancé de leur parente, une invitation à dîner, ils allèrent prendre leur repas dans le meilleur restaurant de l’endroit. Pour faire la digestion d’un solide dîner flamand rien de mieux ne s’offrait comme de voir les curiosités de la ville.

Ils se mirent donc en mouvement pour visiter l’hôtel de ville et le musée, de construction nouvelle, édifiés exactement sur les plans d’un hôtel du seizième siècle, qui s’élevait au même endroit ; l’église Saint-Martin, fort belle, datant de 1500 environ ; son trésor, qui renferme la châsse de saint Winoc et vingt-quatre petits tableaux sur cuivre de Robert Van Ouke, vraiment merveilleux ; puis les ruines de l’ancienne abbaye de Saint-Winoc et dont une chapelle atteste encore la magnificence. L’abbaye a été détruite en 1793 : voilà ce qu’enseigne aux touristes ce qui reste de la tour Blanche et de la tour Bleue. Il fut un temps où le prince-abbé de Bergues conviait en ce lieu toute la noblesse des environs et les hauts bourgeois de la cité flamande, et l’on menait un grand train de vie à l’abbaye bénédictine…

Le soir, on repartit pour Lille. Martial avait la permission d’accompagner à Lille et même plus loin son cousin Quentin. Il ne se fit pas faute d’en user. Une trêve était intervenue, les jeux de mains supprimés d’un commun accord, et une paix fraternelle régnait entre les trois jeunes gens.

À leur arrivée à Lille, les trois amis se rendirent au champ de foire. L’étalage de librairie était toujours à la même place, la toile baissée. De loin, de très loin, Jean constata la présence sur les tréteaux de mademoiselle Cydalise, et, prétextant quelque fatigue, il abandonna ses amis, très en train, disposés à tout voir, et rentra — se cacher — dans le petit hôtel où il logeait. Il ne voulait pas rester à Lille. Aussi était-il question de visiter, pendant les derniers jours de la fête, Roubaix et Tourcoing, Valenciennes, puis les mines d’Anzin. De retour à Lille, Jean réunirait les livres non vendus et rentrerait à Paris — avec bien d’autres projets…

On se mit en route le lendemain, mais pas avant d’avoir visité le musée Wicar, installé au deuxième étage de l’hôtel de ville, et qui est la curiosité artistique de Lille, son plus précieux trésor. Légué à sa ville natale par J. B. Wicar, mort à Rome en 1834, il renferme une collection de dessins de maîtres italiens : deux cents dessins de Michel-Ange, soixante-huit de Raphaël, des dessins du Titien, de Léonard de Vinci… en tout plus de quatorze cents pièces.

Enfin voilà notre trio en chemin de fer.

En sortant de Lille, on laisse à droite la ligne de Paris, puis à gauche la ligne de Calais. Plus loin la voie franchit sur un viaduc le canal de Roubaix à la Deule. À peine a-t-on quitté Lille et déjà dès la première et la seconde station du chemin de fer qui mène à Courtray (en Belgique) on rencontre ces deux villes considérables, Roubaix et Tourcoing, qui par l’accroissement de leur population ouvrière et l’absence de remparts, tendent à se rejoindre grâce à leur extension et à leurs faubourgs.

Roubaix existait comme cité industrielle au quinzième siècle, mais en 1800 c’était encore une petite ville de 8,700 habitants ; Tourcoing n’était guère plus peuplé. Ces deux villes se sont développées comme par enchantement à onze et treize kilomètres du chef-lieu, et comptent aujourd’hui parmi les centres les plus industrieux de notre pays. La population de Roubaix, a dépassé 90,000 âmes, et celle de Tourcoing est de 50,000 habitants. Il n’y a pas beaucoup de villes de France, qui soient aussi peuplées.

Roubaix — comme Reims — est l’une des plus importantes fabriques de France, pour les tissus de laine. La ville industrielle d’Angleterre avec laquelle elle rivalise pour la production d’étoffes du même genre est Bradford. Si elle est inférieure à la ville anglaise par la puissance du matériel, elle lui est supérieure par le choix des dessins et la finesse qu’elle peut donner aux fils. C’est par plusieurs centaines qu’on y compte les fabricants de tissus. Roubaix mélange admirablement la laine, la soie, le coton et le fil ; elle crée, pour les gilets et les pantalons, des étoffes dites de « fantaisie », qu’on ne surpasse nulle part, et qui se distinguent, outre leurs qualités, par un bon marché réel ; elle suit de près les changements de la mode ; avec les mêmes nuances, elle renouvelle sans cesse les dessins de ses tissus ; elle fait chaque année pour un chiffre considérable d’affaires.

Tourcoing est comme l’annexe, la succursale de Roubaix ; c’est là que sont les peigneries et les filatures dont Roubaix tire les fils qu’elle met en œuvre ; Tourcoing exerce l’industrie du lainage depuis le treizième siècle. Après des commencements modestes, elle est devenue pour la laine, le marché le plus important du nord de la France. Il entre chaque semaine à Roubaix, six cents tonnes de laines brutes, dont une moitié alimente les manufactures de tissus ; le surplus est livré en fils. Cette laine vient surtout d’Angleterre — d’Australie — et de Hollande ; car il faut de très belles laines pour les tissus de Roubaix.

On utilise pour la fabrication des molletons, la fabrication des tapis de moquettes et des étoffes pour ameublement, les laines provenant des déchets du peignage, et les laines courtes de la toison. Les tissus en fil de lin entrent aussi, pour une bonne part, dans l’énorme production de cette ville. Le chiffre annuel des affaires de ces deux villes ensemble dépasse certainement trois cent cinquante millions !

Particularité remarquable : Roubaix et Tourcoing ne sont que de simples chefs-lieux de canton.

Voilà ce qui fut révélé au petit Parisien, dans la visite successive de ces deux villes douées d’une si grande vitalité. Trois kilomètres les séparent. Leurs environs n’offrent rien de pittoresque ; leurs monuments ne comptent
Les ouvriers quittaient le travail (voir le texte).
pas ; les rues de Roubaix sont larges, propres voilà tout, Tourcoing est une bonne cité flamande. La merveille ici, c’est l’industrie qui l’a créée !

Quentin Werchave, tout frivole qu’il fût, aimait son pays et en particulier — ce qui n’est pas un défaut — son département. Il sut faire valoir aux yeux de Jean et de Martial la puissante activité de ces deux incomparables villes.

Lorsqu’on eut assez admiré, on s’en revint coucher à Lille.

Le lendemain, on repartit dans une autre direction ; cette fois pour Valenciennes. L’objet véritable du voyage était une visite aux mines d’Anzin.

Valenciennes, place forte de première classe est un chef-lieu d’arrondissement. Elle a une citadelle, peu ou point de monuments. On y voit toutefois, dans un jardin public, la statue de Froissart : chose remarquable, le département du Nord peut revendiquer nos plus anciens historiens : Jean Froissart, Philippe de Commynes, et Enguerrand de Monstrelet lui appartiennent. Valenciennes vient aussi d’ériger en l’honneur de Watteau une des dernières œuvres de Carpeaux — aussi l’un de ses enfants.

L’Escaut, plusieurs canaux et chemins de fer mettent Valenciennes en communication facile avec Lille, Tournay, Mons, Condé, Cambrai… Paris et Bruxelles. Ville d’usines, on y fabrique surtout des batistes et des linons. Le commerce de Valenciennes porte sur le charbon de terre, objet d’un énorme trafic, le bois, le sucre de betterave, les blés, les graines, et sur les produits de son industrie. Le travail de la dentelle qui a fait longtemps la renommée de cette ville a presque entièrement cessé, et s’est transporté à Bailleul. Ces belles dentelles faites au fuseau ont gardé leur nom de valenciennes et sont toujours très recherchées pour la beauté et la finesse de leur exécution ; elles valent jusqu’à cent francs le mètre.

Le bourg d’Anzin est aux portes de Valenciennes. Les célèbres mines de houille que le sol recèle dans cette région, fournissent par leur exploitation la cinquième partie de la production nationale, formée de deux cent soixante-huit mines exploitées, réparties dans trente-sept départements, et donnant annuellement quarante-six millions de quintaux métriques.

Autour des puits de ces mines du Nord se sont formées des agglomérations d’ouvriers, la plupart entre la Scarpe et l’Escaut : Anzin, Raismes, Hasnon, Fresnes, Odomez, et Vieux-Condé, — non loin de la place forte de Condé. Des bassins ont été creusés à Denain, qui est à cheval sur l’Escaut, à Condé, Saint-Saulve et autres localités riveraines du fleuve ; des canaux et des chemins de fer sillonnent le pays dans tous les sens ; sous terre même, des voies ferrées à traction de vapeur mettent en communication des galeries distantes entre elles. Dans cet espace et sur des points choisis, la Compagnie a ouvert trente puits d’extraction que desservent trente-quatre machines à vapeur ayant une force de 1,700 chevaux ; il sort chaque année de ces puits les meilleures qualités de combustible minéral que renferme notre sol, la houille grasse ou « charbon de forge » et de « maréchal », contenant beaucoup de bitume, avantageusement employée pour le travail du fer, les houilles à coke et à gaz, enfin les houilles demi-grasses, dures ou maigres, avec mélange d’anthracite préférables pour le chauffage des maisons et pour cuire les briques, la chaux, le plâtre, etc. Pour étancher et assainir les galeries d’où s’extraient ces richesses souterraines, il a fallu mener de front d’autres travaux : contre les inondations, les machines d’épuisement ; contre les gaz méphitiques les puits d’aérage ; contre les éboulements, les boisages et les remblais.

La zone houillère, dont les bassins du Nord et du Pas-de-Calais font partie, est recouverte par des terrains secondaires qui sont de plus en plus puissants à mesure qu’on s’avance vers l’ouest. Ces terrains ont sous le territoire d’Anzin, de Denain, d’Aniche et des autres points du groupe des environs de Valenciennes, une épaisseur de quatre-vingts à cent mètres ; mais cette épaisseur dépasse cent cinquante mètres en plusieurs endroits du Pas-de-Calais.

Quentin conduisit Jean et Martial aux puits même, à l’heure où les ouvriers quittaient le travail. Les ouvriers sortaient des entrailles de la terre, de la nuit, et se trouvaient au dehors avec la nuit tombante, — mais une nuit qu’éclairait çà et là des fours à coke, qui lançaient dans l’air mille flammèches brillantes : les feux des fourneaux en activité jaillissent de divers côtés comme de la surface du sol, avec l’illusion d’une illumination. Toutes ces lueurs se reflétaient dans la fumée condensée dans l’air comme une coupole. Étrange spectacle que celui de cette exploitation formidable ! Mais par cette soirée humide d’octobre l’impression était peu favorable…

— Hé, hé ! fit Jean, ce n’est pas déjà si gai en cette saison, ce genre de travail ! Et comment sortent-ils de… là-dedans ? (Il n’osait pas dire toute sa pensée) Y a-t-il des échelles ?…

— Il y en avait autrefois, répondit Quentin, où plutôt d’interminables escaliers, tellement à pic qu’ils donnaient le vertige aux hommes et les exténuaient. Les ouvriers devenaient asthmatiques. Ça, ça ! à quarante ans il leur fallait cesser certains travaux fatigants qu’aujourd’hui ils peuvent faire encore jusqu’à cinquante ans. On a employé des bennes ou cages contenant les mineurs, pour la descente comme pour la montée. Mais la rupture du câble dans ces deux opérations était une cause permanente d’accidents. Mieux vaut un carreau cassé que la maison perdue ! On s’y résignait comme à une des fatalités de la profession : il y en a bien d’autres ! Tout le monde ne peut avoir au ciel une bonne étoile !

» Mais voilà qu’une invention, — une invention utile celle-là — a fait disparaître ces terribles risques. On m’a dit que l’honneur en revient à un maître menuisier d’Anzin, un nommé Fontaine. Voici en quoi elle consiste : la benne, ou cage, n’avait pour point d’appui que le câble et le billot sur lequel le câble s’enroule. Il s’agissait de lui ménager un autre point d’appui en cas d’accident. Pour cela on a muni le puits de guides, c’est-à-dire d’un double chemin vertical, le long duquel glissent les cages dans lesquelles entrent les mineurs. Le câble se brise-t-il ? à l’instant un ressort placé au-dessus de la cage, et que la tension du câble comprimait se détend. Il commande une double griffe de l’acier le plus résistant, le mieux trempé ; cette griffe, sorte de grappin, entre instantanément dans le bois des guides avant même qu’un commencement de descente ait pu avoir lieu, et la cage reste suspendue avec sa charge : l’engin de sauvetage s’est si bien logé dans le bois, qu’on a tout le temps nécessaire pour dégager les travailleurs exposés. Il n’est pas d’exemple que ces parachutes aient manqué à ce qu’on attendait de leur emploi, et chaque jour on les perfectionne. On a obtenu ainsi un moyen de transport offrant une sécurité presque absolue. »

Dans un paysage assez triste, les chemins étaient tout noirs d’une houille broyée par les pieds de milliers de mineurs. Jean s’étonnait de voir tant d’ouvriers, — une fourmilière humaine en un endroit relativement désert un quart d’heure auparavant.

— La Compagnie en emploie plus de dix mille ! lui dit son ami Quentin. Il y a les ouvriers qui travaillent à la veine, ceux qui travaillent à l’abatage, et aux galeries, au rocher, au herchage ou transport, et bien d’autres.

— Combien peuvent-ils gagner ? demanda Martial.

— C’est suivant leurs forces et leur habileté ; ça varie entre 2 fr. 25 centimes par jour et 3 francs. Dans le nombre sont comprises quelques femmes et des jeunes filles ; mais celles-ci ne descendent pas dans les puits. Leur salaire varie entre 50 centimes par jour et 1 fr. 25.

— Que font-elles alors, si elles ne descendent pas ? demandèrent en même temps Jean et le cousin de Quentin.

— Elles sont employées soit à des triages, soit à des chargements ou déchargements de bateaux ; des jeunes garçons sont également occupés à des travaux de fond ou de jour à raison de 85 centimes, 1,25 et 1,50, suivant leur âge et leur force.

Quentin conduisit ses amis dans un cabaret ou une cantine, où les mineurs se pressaient, altérés et affamés, autour des tables. Ils étaient là le front moite, les joues et le menton noirs de poussière ; ça leur donnait un air de famille. Bientôt un bruit d’active mastication se fit entendre. Nos voyageurs s’assirent au milieu d’eux et prirent un acompte sur le repas du soir.

Quelques-uns de ces ouvriers ne demandaient pas mieux que de causer ; ceux-là pour le plaisir de faire valoir leurs mines, devant des étrangers, de faire briller la Compagnie, un ou deux pour se soulager le cœur.

Dans cette conversation, Jean et ses compagnons apprirent combien d’améliorations successives s’étaient introduites dans l’exploitation des houillères d’Anzin. Chaque détail correspondait à une date dans les annales de la science. Ainsi, la première machine d’épuisement montée sur le continent fut construite à Anzin en 1732 et appliquée aux fosses de Fresnes ; ainsi, la première machine d’extraction connue en France est celle que l’on voit encore à la fosse de Vivier, et qui remonte à 1802 ; pour les eaux comme pour le charbon, on n’avait jusque-là employé que des manèges mus par des chevaux. Pour l’aérage des galeries, on se contentait des courants d’air dus au hasard des fouilles, sans chercher à diriger ces courants d’air, ni à en accroître l’énergie ; encore moins suppléait-on par une ventilation artificielle à un aérage insuffisant. Aussi les accidents se succédaient-ils en jonchant le sol de victimes.

C’était, au dire d’un ouvrier, le feu occasionné par les explosions de la poudre à mine, et les incendies qui prennent quelquefois naissance par la décomposition du menu charbon. Ce feu-là s’alimente et se propage avec une terrifiante intensité. Pour arrêter sa marche, le mineur doit fermer les galeries avec des murs d’argile, travail héroïque à accomplir en face d’un foyer incandescent, portant la température jusqu’à 60 degrés !

C’était l’eau, au dire d’un autre ouvrier, — les inondations souterraines, lorsque des infiltrations accumulées depuis des siècles au fond des mines forment des lacs, des amas que retiennent des « batardeaux, » façonnés en ciment et en argile, ou des « serrements » en bois, qui ne résistent pas toujours à une forte pression ; ou encore une inondation venue du dehors, comme celle qui amena dans le Gard, il y a une douzaine d’années, les eaux de la Cèse débordée dans les houillères de Lalle.

C’étaient encore, selon un mineur d’âge mûr, les éboulis mal combattus par des boisages fragiles ou seulement quelques piliers de charbon réservés pour soutien, et dont l’art des mines n’a eu raison que par de solides remblais.

— C’était surtout le terrible feu grisou ! s’écria un ardent jeune homme à la parole vibrante. Et il expliqua comment un gaz exterminateur, par des éclats projetés dans toutes les directions, répand la mort parmi les mineurs. La formidable détonation aveugle et brûle les uns, lance au loin les autres ; elle les tord, les broie, les écrase ; elle les asphyxie par ses gaz délétères ; le puits est transformé en un volcan qui vomit dans l’air des pierres arrachées aux murailles, des débris de charpentes, les bennes et les câbles. Ceux qui survivent à ces horribles catastrophes, enfermés vivants dans un tombeau n’ont qu’un faible espoir de revoir la lumière du jour, si ardemment que se soient mis à l’œuvre leurs camarades, pour tenter d’arracher à la mort des corps à moitié carbonisés, ou émaciés, réduits à l’état de squelette, couverts de plaies, rongés par la gangrène… La lampe de Davy, dont la lumière enfermée dans un rouleau de toile métallique empêche le gaz extérieur de s’enflammer, n’a pas encore conjuré tous les dangers d’explosion.

Jean et ses amis purent encore se faire une idée de l’organisation de cette vaste exploitation des mines d’Anzin. Il fut question des puits d’aérage, presque nuls au début, au nombre de dix-sept aujourd’hui, et munis d’une énergie telle que chacun d’eux peut extraire douze mètres cubes d’air par seconde. L’épuisement des eaux du fond se fait par neuf puits au moyen de machines d’une force totale de 700 chevaux. Partout la grandeur des moyens étonne. S’agit-il de la conversion du charbon en coke par la combustion de la houille en « vase clos ? » C’est un débouché indirect, mais qui tend à devenir de jour en jour plus considérable ? Anzin peut mettre en ligne sept cents fours qui produisent 700,000 kilos de coke par jour, dans de bonnes conditions. D’autres opérations donnent une dénaturation analogue. Les menus charbons, résidus de triages successifs, ont le double inconvénient d’avoir une valeur moindre que les autres charbons marchands, et d’être en même temps d’un emploi et d’un transport plus difficiles. On en a tiré bon parti pour la fabrication des agglomérés. La poussière et le menu charbon, mélangés de brai liquide, passent par d’ingénieuses machines qui les transforment en briquettes d’un volume égal et d’un arrimage facile.

La façon dont la Compagnie pourvoit aux besoins de ses ouvriers, les fondations économiques créées pour leur venir en aide, dans le présent, en faisant bâtir pour eux des maisons dont ils peuvent assez aisément devenir propriétaires ; dans l’avenir, en prévision de la vieillesse ; dans leurs maladies, dans les accidents du travail et même les chômages ; tout cela fut exposé avec beaucoup de franchise et un sentiment de reconnaissance.

Il s’agit d’une population de 16,000 personnes, directement ou indirectement salariées ou assistées par la Compagnie d’Anzin : les mineurs, ceux que l’on nomme les hommes du fond, 9,000 environ, — les journaliers et artisans distribués dans les chantiers et les ateliers établis au jour, 2,000, — ceux qu’occupent les charrois et les magasins, 1,100, — les employés, 300, — les pensionnaires en retraite, 1,000, — les enfants admis gratuitement à l’école, 2,700, — autant d’existences qui dépendent de la Compagnie, puisent dans sa caisse, ont leur part des recettes qu’elle fait. Qu’un accident arrive, il faut au passif annuel ajouter des charges imprévues.

Pendant la guerre de 1870-71, et après la guerre, le travail ne s’est pas ralenti, même quand les débouchés étaient fermés. Deux levées de soldats et les appels successifs de mobiles avaient éclairci les rangs de ses ouvriers ; le grand débouché de Paris était fermé à ses convois ; Anzin n’en a pas moins maintenu ce travail, seule ressource de tant de familles. Pendant bien des mois, le charbon a encombré ses fosses, comblé ses gares, couvert les bords des canaux. Eh bien ! avec ses larges réserves, la Compagnie a suffi à tout.

Jean demanda à qui appartenaient ces mines, et apprit que leur propriété est divisée en vingt « sous » d’une valeur totale de cinquante-huit millions ; ces vingt sous se subdivisent en deux cent quatre-vingt-huit « deniers » de deux cent mille francs environ. Jolis deniers !

Sur cette question, un des ouvriers qui avait déjà exprimé son mécontentement sur divers points, prit la parole, à demi-voix, regardant au plafond de la salle comme pour y lire ce qu’il exposa en ces termes :

— Je me suis laissé dire que sous la première (la première République) les propriétaires d’alors émigrèrent ; pas tous, mais un bon nombre. L’État saisit leurs parts et les vendit, sur le pied de cinq millions pour la totalité. L’adjudication eut lieu dans un moment où les assignats étaient en dépréciation, et le paiement quand les assignats étaient à zéro. De sorte que de plusieurs des propriétaires actuels, on peut dire que s’ils sont riches, c’est que… c’est que…

L’ouvrier s’irritait visiblement. Quentin voulut le calmer.

— C’est que, dit-il, leurs pères se sont levés de bon matin… De même, vous en voyez qui possèdent un grand nez… C’est qu’ils sont arrivés dès l’aube à la foire aux nez. Et puis vous savez le proverbe : Le bonheur vole ; celui qui l’attrape le tient bien !