Le Vampire (Morphy)/03

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 8-11).

CHAPITRE III

Le rendez-vous


Le lendemain de son entrevue avec le beau prédicateur de Saint-Roch, la baronne de Cénac était en proie à une émotion extrême.

Elle allait et venait dans son salon, prenant et rejetant quelques papiers épars sur un plateau. Ses regards inquiets se dirigeaient constamment vers la pendule dont les aiguilles d’or tournaient lentement, trop lentement à son gré. Ses doigts impatientés cherchaient quelque chose à froisser. Enfin, fébrile, avec des mouvements saccadés, elle déchira les enveloppes de quelques lettres qu’on venait de lui apporter et voulut lire. Mais certainement sa pensée errait ailleurs, car ses yeux ne purent déchiffrer l’écriture…

On était à la fin de l’automne. Le temps était couvert, et, lentement, comme une marée montante, l’ombre envahissait la somptueuse demeure. D’instant en instant, le salon s’estampait d’une teinte sombre. Le luxe devenait moins criard. La vaste pièce prenait, dans ce demi-jour, de la grandeur et du caractère : elle n’éblouissait plus, elle imposait. Les moulures du plafond flottaient, les dorures, trop vives à la clarté, gagnaient en richesse. Les meubles, eux, perdaient de leur raideur peu harmonieuse et s’alanguissaient. Les portraits de famille devenaient sévères et s’endormaient dans leurs cadres sculptés…


Le tueur de femmes.
La baronne de Cénac repoussa les feuilles qu’elle venait de déplier et, de plus en plus agitée, elle fouilla du pied le tapis de fourrure dont la mollesse l’énervait. Puis, elle, se remit à marcher, s’arrêta devant une glace de Venise et, tout en corrigeant quelques détails de sa coiffure, elle s’admira longuement…

Elle était étrangement belle avec ses yeux lascifs, sa physionomie fine et régulière, sa chevelure noire, sa taille élancée et sa poitrine opulente, vierge de tout allaitement, dont une robe serrée laissait voir les gracieux contours. Elle était belle de cette beauté chaude et fatale qui fait fondre le cœur de l’homme le plus blasé. C’était bien le type, de la femme aux passions sensuelles, aux soifs d’amour inextinguibles. Sous son front bombé couvait la fureur de la chair…

On devinait en elle des élans de bête inassouvie, des raffinements de bigote et des exigences honteuses d’hystérique. C’était, à l’état latent et contenu, une videuse d’hommes que cette ancienne pensionnaire de couvent.

Toujours devant le miroir, elle se grisait dans sa propre contemplation.

Six heures sonnèrent.

— Encore trois heures, murmura-t-elle.

Absorbée par ses pensées de volupté, elle restait debout, les bras tendus. Tout à coup, ses jambes faiblirent, ses seins se gonflèrent. Défaillante, elle se jeta sur le sopha et s’y renversa, fermant les paupières pour que rien ne vînt troubler sa vision…

Un frisson la secouait ; elle eut un rire nerveux qui se cassa dans la gorge et expira en une plainte. Pâmée sous une étreinte idéale, elle se tordait, délirante.

Après quelques minutes, elle retomba dans une immobilité absolue. La crise était apaisée.

Maintenant, la baronne était calme, ou, du moins, elle dominait l’orage qui, tout à l’heure, grondait dans son cerveau surexcité. La réaction s’opérait : elle avait froid.

Elle se redressa avec effort et sonna un domestique.

La femme de chambre entra. C’était la seule personne à laquelle madame de Cénac donnait des ordres.

— Je ne dînerai pas ce soir, dit-elle simplement.

— Madame est souffrante, je pense. Veut-elle…

— Rien. J’ai besoin de repos. Vous pouvez sortir si vous voulez. Demain, vous ne viendrez m’habiller que tard dans la matinée. Laissez-moi seule, Marie.

Celle-ci s’inclina et sortit, assez surprise de l’humeur de sa maîtresse. Brusquement la domestique se heurta contre quelqu’un qui semblait écouter à la porte.

C’était le baron de Cénac.

Il ne laissa pas le temps à la femme de chambre de se remettre de sa surprise.

— Que fait la baronne, seule, dans le salon, sans lumière, depuis si longtemps ? questionna-t-il.

— Mais, monsieur… je ne sais…

— Allons, répondez-moi !

— Madame est indisposée, je crois. Elle m’a avertie qu’elle ne dînerait pas ce soir et qu’elle resterait couchée assez tard demain matin.

— Eh bien ! si votre maîtresse est malade, pourquoi ne demeurez-vous pas auprès d’elle ?

— Madame la baronne veut être seule.

— Voilà qui est singulier, pensa le baron.

Puis élevant la voix, il dit à la domestique :

— C’est bien, ne la dérangez pas.

Et il entra dans le salon. Après avoir allumé une bougie, il s’aperçut que la pièce était vide.

— Ma femme a des allures bien extraordinaires, aujourd’hui, se dit le soupçonneux baron. Je saurai ce dont il retourne…

Préoccupé, soucieux, il sortit à son tour.

Madame de Cénac avait regagné ses appartements et s’était enfermée.

Au lieu de se mettre au lit, elle s’assit sur une causeuse dans la chambre à coucher, regardant fixement les aiguilles de la pendule qui marquaient six heures et demie.

Bientôt, fatiguée, elle s’endormit profondément.

Les heures se succédèrent avec une inexorable régularité…

Quand la baronne se réveilla, l’obscurité était complète ; la lumière venait de s’éteindre.

Une horloge sonna lentement.

Un… deux… trois…

La baronne écouta.

Quatre… cinq… six… sept…

Elle comptait les coups, pétrifiée et croyant à un cauchemar…

Huit… neuf… dix… onze…

La voix d’airain vibra douze fois dans l’air et se tut. D’autres reprirent dans le lointain.

— Minuit ! oh ! minuit !… s’écria madame de Cénac avec des larmes de colère… Il ne m’attend plus !…

Désolée et furieuse, elle frappa du pied. Il lui sembla qu’à ce bruit un autre bruit répondait au dessus d’elle. Elle crut entendre dans la pièce supérieure le pas de quelqu’un qui s’éloignait avec précaution ; mais rien ne venant à l’appui de cette supposition, elle ne s’en préoccupa pas davantage. Le silence le plus profond régnait dans l’hôtel. Tout le monde devait être couché.

Elle s’éclaira et allant dans un cabinet attenant, elle mouilla son visage. La sensation de l’eau glacée calma son agitation. Elle resta debout et se prit à réfléchir.

— N’importe ! j’irai, fit-elle à voix basse.

Son visage contracté, ses dents serrées, toute sa personne enfin, indiquait une détermination froide, irrévocable.

Elle mit un chapeau, en baissa la voilette, se couvrit d’un châle, et, jetant un coup d’œil d’interrogation à son miroir, elle sortit, refermant les portes avec soin.

La demie sonnait alors que l’élégante noctambule descendit sans bruit, s’arrêtant lorsque le plancher craquait, puis reprenant sa marche, l’haleine suspendue, se faisant légère et évitant le moindre heurt.

Elle se trouva dans le jardin qu’elle traversa rapidement, jusqu’à ce que, parvenue devant la porte de sortie, elle tira une clef de sa robe et ouvrit…

Dans la maison, un grincement de serrure venait de se faire entendre. La baronne distingua l’ombre d’un homme qui approchait. Elle eut peur, et, tirant brusquement la grille, elle s’enfuit, tourna à droite et passa en redoublant de vitesse devant la façade de son hôtel.

Bientôt, cependant, rassurée par le calme des rues de ce quartier opulent, elle pensa s’être trompée et cessa de courir. Elle continua sa route du pas pressé d’une honnête femme attardée.

Le temps était humide et la nuit noire. Une pluie fine commençait à tomber. La belle fugitive s’arrêta sous un réverbère.

— J’ai pris des indications sur la maison, fit-elle à demi-voix. La porte cochère s’ouvre d’elle-même en appuyant sur un bouton. C’est au premier étage. Voyons encore l’adresse…

Et madame de Cénac, ayant retiré une carte de son sein, lut à la clarté tremblotante du gaz :

L’Abbé Caudirol
rue des Gravilliers…

Alors, secouée par un désir furieux, palpitante, l’œil allumé, elle reprit sa course, traversant les rues, glissant sur les trottoirs gluants, s’éclaboussant dans les ruisseaux, impatiente et enfiévrée !

De temps en temps, elle murmurait :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que c’est loin !

Et elle redoublait de vitesse, sans prendre garde que, de loin, un homme la suivait obstinément, réglant sa marche sur la sienne. Elle volait à l’adultère sans voir l’éclair d’un poignard qui brillait dans l’ombre.