Le Vampire (Morphy)/04

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 11-14).

CHAPITRE IV

La Pitchounette.


Le prêtre occupait le premier étage d’une vieille maison de la rue des Gravilliers. Il n’avait point de concierge, ce qui lui laissait une plus grande liberté. Le matin, une femme de ménage nettoyait l’appartement. C’est ainsi que s’était logé l’abbé Caudirol, pour vivre chez lui à son gré, sans subir d’espionnage.

Ce soir-là, vers neuf heures, il attendait.

La chambre où il se trouvait en ce moment avait pris un air de fête pour la circonstance. Un petit souper délicat, préparé par lui, prêtre galant et fin gastronome, fumait sur la table.

La pièce, sans être meublée luxueusement, dénotait le goût recherché de celui qui l’habitait. Çà et là, quelques objets de piété étaient placés en évidence, comme pour faire pardonner le côté mondain de cette demeure.

Au-dessus d’un lit moelleux, dans l’écartement des rideaux, on voyait appendu un crucifix. À côté du canapé, garni de coussins, était disposé un prie-Dieu…

De cette chambre de prêtre, il montait un parfum troublant d’église et de boudoir, mélange de fleurs et d’encens.

Un beau feu de bois flambait dans la cheminée.

— Ma foi ! fit l’abbé Caudirol en se levant de son fauteuil, c’est la première fois qu’une femme se donne le genre de me faire attendre. M’est avis, pourtant, qu’elles ne sont pas autrement ici qu’ailleurs, ces poulettes !

Puis, après une pause, il ajouta, toujours se parlant à lui-même :

— Parbleu ! c’est assommant, ma parole ! Je vais descendre. Peut-être qu’elle ne trouve pas la maison.

Il sortit. L’escalier droit, à rampe massive, était alors plongé dans l’obscurité la plus complète. En bas, le couloir très étroit, à peine éclairé par une lampe fumeuse, le dissimulait entièrement. Il gagna la porte cochère de la rue et, l’ayant entre-baillée, il regarda sans être vu.

Les passants étaient rares. Personne ne se dirigeait vers la maison de l’abbé Caudirol. Seule, une jeune femme, presque une fillette, arpentait la chaussée, à proximité, accostant timidement les hommes.

Les uns passaient sans rien dire ; d’autres s’éloignaient en lui jetant quelques paroles.

— À ton âge ! Une gamine !… Tu n’es pas honteuse ?

Caudirol regardait toujours. Dans l’ombre, il dévisageait la malheureuse qui restait debout sur le trottoir, immobile, à un pas de lui. Elle était petite, flexible, la peau brune, jolie. Elle paraissait formée, quoique sa figure n’indiquât pas plus de quinze ans…

À cette vue, secoué par un désir irrésistible, voulant à tout prix cette belle créature, perdant toute prudence, le prêtre ouvrît la porte et appela :

— Pst, pst… Dis donc, mignonne !

Elle se retourna, surprise, ne sachant d’où venait la voix.

— Eh ! petite, comment t’appelles-tu ?

La porte était grande ouverte ; elle pénétra dans le boyau conduisant à l’escalier.

L’abbé Caudirol la prit par la taille et, brûlant, haletant, avec des caresses brutales, il la fit gravir les marches.

— Dis-moi ton nom, répétait-il tout essoufflé.

— La Pitchounette, dit la jeune fille timidement.

— Mais, c’est gentil cela. Laisse-moi t’embrasser, ma Pitchounette.

— Ah ! mon Dieu ! ayez pitié de moi…

L’abbé Caudirol venait de poser ses lèvres sur les siennes. Elle se débattit.

— Eh bien ! quoi ? fit celui-ci en l’entraînant chez lui.

La lumière vint les éclairer à l’angle d’une portière qui masquait la chambre à coucher. La femme éperdue essaya de s’enfuir ; l’homme, emporté par le vent de la passion, ne se connaissant plus, l’étreignit désespérément.

— Oh ! ne t’en vas pas ! articula-t-il péniblement, ne t’en vas pas !

— Un prêtre ! un prêtre !…

— Qu’importe ? Je t’aime, méchante… Viens, viens !

Brusquement, elle se dégagea et courut se réfugier à l’autre bout de la pièce.

— Monsieur l’abbé, fit-elle, pour l’amour de Jésus, écoutez-moi…

Il s’arrêta.

— Oui ! je vous en prie, entendez-moi. Et après, si vous le voulez… mais c’est impossible, n’importe, vous ferez ce qu’il vous plaira de moi… Je ne résisterai plus…

Le prêtre, l’œil stupide, la poitrine en avant, ne bougeait pas. Il écoutait sans comprendre.

— Voyez-vous, monsieur, continuait la Pitchounette en sanglotant, je ne suis pas une coureuse. Je demeure près d’ici avec mon père et ma mère, Oh ! les pauvres !… Monsieur, je vous en prie, laissez-moi vous dire… Papa, travaille depuis dix-sept ans dans une fabrique, quinze heures par jour, se privant de tout, restant des mois sans boire une goutte de vin. Ce n’est pas un ivrogne, allez ! Et il est bon !… Ah bien ! Il s’est blessé dans son travail. On a dit que c’était de sa faute, qu’il avait bu !… et on l’abandonne sans secours. Son patron ne veut rien entendre. À l’hôpital on ne peut pas le recevoir… il n’y a plus de place. Ma mère est presque infirme, elle se ronge les doigts de désespoir sans pouvoir nous être utile… elle a tant travaillé aussi, maman ! Moi, je suis fleuriste, on chôme, plus d’ouvrage ! Que faire ? Ah ! monsieur ! voyez, je me mets à genoux, devant vous. J’ai voulu me dévouer, mais non ! Soyez notre sauveur ! Ne me laissez pas me perdre. Faites une bonne action… Dieu vous en récompensera. Donnez-moi un peu d’argent pour guérir mon père et pour donner à manger à ma mère, on a si faim chez nous ! Nous vous le rendrons, monsieur l’abbé… La santé nous reviendra et le pain avec… Dites ? dites ?… Et elle se traînait à genoux.

Le prêtre sentait le sang bourdonner dans ses oreilles. N’y tenant plus, il se jeta sur la Pitchounette qui, avec un sanglot étouffé se laissa renverser sur un meuble…

— J’en mourrai, gémit-elle.

— Que tu es bête ! ma fille, repartit l’abbé Caudirol.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La pauvre fille quitta la rue des Gravilliers, la désespérance plein l’être, avec un louis d’or dans la bourse, mais souillée, déshonorée !

Le prêtre s’était mis à table et mangeait quelques bouchées.

— Ah ! ça, mais, elle ne viendra donc pas, l’autre ? disait-il de temps en temps.

Longtemps il attendit, inquiet, insatiable d’amours horribles, véritable satyre !

— Elle est ravissante, la Pitchounette, monologuait-il ; mais l’autre est mieux encore. Après le bouton qui pousse, la rose épanouie… ce serait délicieux… Arrivera-t-elle ? J’ai bonne envie, toutefois, de ne plus attendre et de me coucher. Quelle soirée ! Voilà une fille de joie qui m’est venue faire de la morale… Elle se dit honnête… Allons ! bon, pas si naïf ! Nous avons lu des romans où cela se voyait, mais dans la réalité, jamais ! Cependant, il est vrai qu’en tout il faut bien commencer par la première fois. En ce cas, tant mieux. Je suis un heureux mortel, C’est un hors-d’œuvre… Sacrebleu ! à quand le plat sérieux ? Viendra-t-elle ?

Le temps s’écoulait sans que rien ne rompît la tranquillité de la rue. Minuit était près de sonner. L’abbé Caudirol reposait dans son fauteuil, livré à de galantes rêveries. Tout à coup la porte s’ouvrit, et une pâle figure de femme apparut sur le seuil…

Le prêtre se retourna vivement.

— La Pitchounette ! encore !… Qu’as-tu, mon enfant ?

Elle se redressa, blanche comme une morte.

— Monsieur l’abbé, mon père vient d’expirer. Mon sacrifice est venu trop tard. Voici votre argent…

Et, avant qu’il pût se détourner, elle lui lança la pièce d’or au visage…

— Misérable gueuse !

— Ce n’est pas tout, canaille en soutane, monstre qui n’avez pas de famille et salissez celle des autres… ce n’est pas tout… je suis venue pour autre chose.

Elle s’était élancée, belle de fureur et de vengeance, un ciseau à la main…

Le prêtre, revenu de sa stupéfaction et doué d’un sang-froid imperturbable, se déroba par un brusque mouvement de côté.

Puis, à son tour, il se jeta sur elle.

La malheureuse fille se trouva enlacée par derrière, et dans l’impossibilité de se servir de son arme. Elle essaya de lutter, mais l’homme la saisit à la gorge et la maintint malgré ses efforts, couchée, râlante…

Soudain, la Pitchounette cessa de se débattre sous la main de fer qui l’étranglait…

L’abbé Caudirol se relevait considéra l’enfant étendue à ses pieds…

Il eut peur…

— Elle ne bouge plus, fit-il, avec angoisse.

Et, en effet, elle restait inanimée sur le tapis…

Le curé lui jeta de l’eau à la figure, essaya de toute sorte de moyens pour la rappeler à la vie. Rien n’y fit. Elle gardait l’immobilité d’une statue.

— L’aurais-je tuée ? se demanda le prêtre.

Il la dégrafa et mit la main sur son cœur : aucun signe de vie.

Il lui prit le bras, l’éleva et le laissa retomber… il s’abattit lourdement…

— Morte ! fit-il d’une voix étouffée, en reculant avec épouvante.

Au même instant un bruit de pas se fit entendre dans l’escalier.

Moment terrible !