Le Vampire (Morphy)/05

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 14-19).

CHAPITRE V

Le tueur de femmes


L’abbé Caudirol n’eut que le temps de pousser le cadavre sous son lit et de se jeter sur une chaise, feignant de dormir. La porte, restée ouverte, livra passage à une femme voilée qui, toute essoufflée, courut se jeter dans les bras du prêtre…

C’était la baronne de Cénac.

— Oh ! cher, vous m’avez attendue si tard ? lui dit-elle d’une voix câline.

— Mais oui…

— Ne m’en veux pas, surtout, continua la baronne, en parlant avec volubilité. Figure-toi que tout est venu conspirer contre nous. Mon mari n’a pas quitté la maison aujourd’hui. Pour comble de malchance, épuisée par l’émotion de cette journée qui n’en finissait plus, je me suis assoupie… N’importe, je te trouve ici, je suis heureuse, tous mes ennuis sont oubliés. Je t’aime bien, va !… Cela te surprend peut-être cet amour, que je t’ai avoué tout d’un coup, à l’improviste, sans que tu t’y attendisses ? Ne crois pas, cependant, mon ami, que je sois une femme corrompue. Ma vie est irréprochable. Je me donne à toi ainsi tout entière, simplement, mue par une force supérieure à ma volonté. Sitôt que je t’ai vu, mon bel amant ! je me suis dit : « Voilà l’homme que j’ai rêvé ; il me comprendra, lui ! il m’aimera comme je veux être aimée : passionnément, avec frénésie. » Je t’aime !… Oh ! n’est-ce pas que je serai aimée aussi et que je ne me trompe pas sur toi, mon adoré ? Vois-tu, je suis folle. Le croirais-tu ? Déjà, je suis jalouse. Jure, ô mon lion ! que tu seras ; fidèle à ta lionne. Jure-le moi devant Dieu.

— Oui, aie confiance en moi, répondit le prêtre avec effort.

Il était livide, son corps tremblait. La terreur s’emparait de lui, sans qu’il pût se dominer. Toute son énergie avait disparu et comme cela arrive chez les natures les plus puissantes après de violentes crises, il était près de s’endormir. Ses paupières s’appesantissaient.

— Qu’y a-t-il ? s’écria la baronne, très étonnée de l’accueil glacial qu’elle recevait.

— Rien, mon amie…

— Et quel désordre, chez vous ! continua madame de Cénac de plus en plus intriguée, en regardant autour d’elle. On dirait vraiment que l’on s’est battu ici. Et encore une fois, qu’est-ce que cela signifie ? Vous ne me dites rien…

— Parce que je n’ai rien à vous dire sur ce sujet, fit le prêtre en surmontant son malaise et en esquissant un sourire… Tiens, ma belle, reprit-il, causons d’amour, je serai plus éloquent sur ce chapitre. Mon ménage est en désordre comme celui de tous les garçon… Jusqu’ici je n’avais pas eu une charmante femme pour s’en apercevoir… donc tout se trouve de côté et d’autre ! L’ordre, cette première loi du ciel, n’est guère connue sur cette partie de l’humanité qui est ma chambre à coucher… Quoi d’étonnant ? Ensuite, s’il faut tout vous dire, jolie curieuse, ma mie, j’ai si longtemps tardé de souper que je suis indisposé. Êtes-vous satisfaite, monsieur le juge d’instruction ?

— Oh ! cher ! c’est de ma faute ! Finis ton repas et donne-moi quelques miettes à grignoter. J’ai faim, tu sais !

Elle tendit ses lèvres et lui donna un long baiser.

L’abbé Caudirol reprenait peu à peu sa présence d’esprit ; galamment il servit madame de Cénac ; il s’efforçait de rire et de plaisanter, malgré la gravité de sa position…

Par moment il jetait un coup d’œil furtif sous le lit où se dessinait une forme vague.

Il baissa la lumière de la lampe qui éclairait trop vivement…

— L’amour aime le mystère, dit-il pour s’excuser.

Et tous deux se rapprochèrent, lui inquiet, elle fiévreuse…

Soudain, le repas fut interrompu par un grand bruit de voix qui arrivait du dehors. On secouait la porte violemment.

Le couple restait en place, glacé d’épouvante. Le prêtre, ainsi que la baronne, avaient chacun leurs raisons de trembler.

Quelques moments s’écoulèrent…

— Allez voir ce qui se passe, fit madame de Cénac à voix basse.

— Je suis perdu, murmura-t-il.

L’abbé se dirigea vers la fenêtre et regarda dans la rue.

Il distingua confusément, à une certaine distance de la maison, des agents de police. Mais au lieu de s’approcher de sa demeure, ils s’en éloignaient rapidement, emmenant avec eux un homme qui se débattait de toutes ses forces, protestant, criant.

Le prêtre sentit renaître son assurance, et ce fut d’un ton presque dégagé qu’il répondit aux questions de la baronne.

— Nous sommes bien bons de nous déranger pour un ivrogne que l’on arrête ; car ce n’était pas autre chose, mon amour.

— J’ai eu peur, fit-elle, mal remise du saisissement que lui avait occasionné ce vacarme. Je ne mange plus. Viens auprès de moi, veux-tu ?

Ils s’assirent sut le canapé…

La conversation reprit entre ces deux êtres si merveilleusement doués par la nature sous le rapport de la beauté, et si criminels, si dépravés au moral. Que se disaient-ils ? Des phrases d’amour ? Point, ils parlaient le langage de la passion brutale, sans poésie et sans pudeur ; ils exprimaient, non les douces pensées du cœur, mais la rage des sens en éveil. Ah ! certes, l’ange de l’amour n’inspirait pas ces monstres en rut, c’était le démon de la chair qui les aiguillonnait, les tourmentait et leur soufflait la volupté bestiale par tous les pores…

Madame de Cénac se leva.

— Il est une heure et demie du matin, dit-elle avec une petite moue.

L’abbé comprit cette invitation directe.

— Oui, déshabille-toi ; dans une minute je serai couché.

La baronne laissa glisser ses vêtements sous elle et bientôt elle fut au lit.

Le crucifix suspendu au-dessus d’elle attira son attention. Elle était restée dévote comme autrefois au couvent, et cet objet de piété la remplissait d’une crainte superstitieuse. Il lui sembla que la tête penchée du Christ la considérait.

Elle n’osait plus se rendre adultère, craignant vaguement de commettre un sacrilège qui amènerait une catastrophe, un coup de foudre.

— Si Dieu se vengeait, pensait-elle.

Et peureuse, émue, elle se blottissait sous la couverture.

Intérieurement, elle se grondait de sa faiblesse, cherchant à surmonter son trouble, se rassurant par des raisonnements, pleurant presque de dépit.

Elle regarda le prêtre.

L’abbé Caudirol restait immobile à la même place ; sa respiration était pénible, douloureuse…

— Tiens ! il dort, se dit la baronne.

Et profitant de ce sommeil, elles descendit de sa couche pour faire sa toilette de nuit…

L’idée de ce Christ, placé dans les rideaux du lit, ne lui sortait pas de la tête. Dieu la voyait sûrement, se disait-elle. Et elle en avait la chair de poule.

Cependant une pensée lui vint, qui calma sa conscience timorée.

Pourquoi ne pas détourner la face du Sauveur du spectacle de sa faute ?

Sans plus tarder, elle se pencha vers la ruelle du lit et retourna le crucifix, le mettant ainsi à l’envers, la face contre le mur…

— Il ne me verra plus, dit-elle avec un soupir de soulagement.

Rassurée, elle voulut se recoucher…

Subitement, elle fit un faux pas… Son pied glissait sur quelque chose de froid.

Elle se rejeta en arrière et, toute apeurée, prît la lampe et se baissa…

Ce qu’elle vit lui donna le vertige.

Une main de femme dépassait sous le lit…

La baronne poussa un cri de terreur, déchirant, horrible.

— Au secours !…

L’abbé Caudirol dormait d’un sommeil agité, rempli de spectres et de fantômes. Dans son cauchemar ; il repassait d’une façon fantastique les évènements de cette soirée.

Le souffle qui s’échappait de sa poitrine oppressée était lourd, plaintif. La souffrance était peinte sur son visage contracté…

D’abord, il se voyait en soutane dans la rue ; une enfant passait, il l’enlevait ; elle se débattait ; il l’étreignait avec furie et l’assassinait sous ses caresses bestiales, jouissant de voir la mort lui disputer sa victime… puis, il avait peur, le cadavre s’attachait au meurtrier, ne le quittait plus !… Au-dessus de lui grimaçait un spectre, agitant un glaive qui étincelait dans la nuit. De toute part des cris retentissaient, sourds, lugubres… Des démons se dressaient devant lui pour l’entraîner dans un gouffre d’où sortaient des vociférations…

Il se réveilla en sursaut, pâle, terrifiée…

Au même instant madame de Cénac, éperdue, en face de sa lugubre découverte criait :

— Au secours ! À moi !…

L’abbé Caudirol, en proie à son cauchemar qui semblait se continuer, mais gardant cependant le sentiment de la réalité, se précipita sur la baronne qui courait autour de la chambre, cherchant une issue pour s’enfuir. Il saisit un chenêt qu’il arracha de la cheminée, et, rapide comme l’éclair, il atteignit la pauvre femme affolée, qui tomba sur ses genoux demandant grâce d’une voix étranglée et suppliante.

Une terreur mêlée de rage animait le prêtre. Sans écouter les plaintes étouffées de sa victime, il lui asséna plusieurs coups fébriles, mal assurés. Il voyait rouge. La folie du meurtre s’était emparée de lui. Il saisit un couteau, et tirant le cadavre de la Pitchounette de dessous le lit, il le lui plongea dans la poitrine à vingt reprises. Il s’acharnait sur ce corps d’enfant ensanglanté, en proie à une épouvantable ivresse… le sang le grisait… et il frappait, il frappait toujours !…

Enfin, il s’arrêta.

Pris d’une fantaisie infernale, il mit à nu le corps de la Pitchounette, déchiré, troué, baignant dans le sang, et il le plaça à côté de celui de la baronne de Cénac.

— Qu’elles sont belles toutes les deux, fit-il avec une grimace de satyre, en les comparant longuement.

La lampe renversée sur le tapis s’éteignit… L’obscurité envahit la chambre.

L’assassin se reprit à trembler…

La lune, cachée par les nuages, se montra dans le ciel et ses rayons vinrent éclairer un tableau effrayant.

Un homme, en habit ecclésiastique, se penchait sur deux cadavres, dont l’un, celui d’une enfant à peine nubile, était déjà froid, tandis que l’autre, celui d’une femme aux formes puissantes, semblait encore palpiter, à peine marqué de taches bleuâtres.

La face de la Pitchounctte indiquait la strangulation ; on eût dit qu’elle cherchait à aspirer une dernière bouffée d’air ; celle de madame de Cénac marquait l’effroi et la douleur…

L’abbé Caudirol, épouvanté du spectacle qui s’offrait à ses yeux, s’éloigna lentement. La lumière blanche de la lune continuait d’éclairer l’effroyable tableau.

Le prêtre alluma un flambeau et ferma les rideaux de la fenêtre restés entr’ouverts. Puis, il fit flamber toutes les bougies des candélabres. La chambre se trouva inondée d’une brillante clarté.

Un flacon de rhum était posé sur une étagère. L’abbé Caudirol le prit, et, tout d’une haleine, il le vida pour se donner du courage.

La chaleur de l’alcool ne tarda pas à lui enflammer le corps. Ivre-mort, il chancela sur les cadavres, et, ne se soutenant plus, il roula lourdement à terre…

Toujours il regardait, l’œif fixe, la gorge desséchée…

Quelque chose d’épouvantable lui traversa le cerveau… Tout vestige de sens moral avait disparu chez cet effrayant monomane… Profaner les corps de ses victimes lui sembla une jouissance suprême. Fou, immonde, exaspéré par son ignoble désir… il se releva, réfléchit quelques secondes en titubant de droite et de gauche… et enfin il se jeta sur les cadavres convoités, buvant le sang qui coulait des blessures, allant de l’un à l’autre…

Union monstrueuse !

Quelque temps s’écoula.

La raison revint au hideux vampire peu à peu et toute l’horreur de son forfait lui apparut. Terrifié par le danger qu’il courait si ses crimes venaient à être découverts, il se prit à songer fiévreusement aux moyens de se débarrasser de ses victimes…

L’appartement situé plus haut que le sien, au deuxième étage, n’était pas habité. il semblait peu probable, d’autre part, que quelqu’un eût entendu les cris de mort et le bruit de la lutte, dans le reste de la maison. D’ailleurs, personne n’avait bougé. L’appel désespéré de la baronne était resté sans écho.

L’abbé Caudirol envisagea sa situation avec l’espérance de se sauver entièrement. Il se souvint que, dans sa cave, se trouvait un grand trou à charbon dans lequel il pourrait enfouir les deux femmes violées et massacrées.

Sans tarder davantage, il descendit avec précaution et entra dans le caveau attribué à son logement. Il vit que la fosse, creusée en cet endroit, était plus grande qu’il ne fallait pour engloutir les preuves de son crime.

Vivement, il remonta afin de mettre aussitôt son projet à exécution. Arrivé chez lui, il souffla les bougies que, dans sa folie, il avait allumées.

Il enleva dans ses bras le cadavre roidi de la Pitchounctte ; mais ses yeux rencontrèrent, par hasard, le crucifix retourné, au-dessus du lit entre les rideaux…

À cette vue, il laissa retomber la morte et, en dépit de son scepticisme, dans une pareille circonstance, il crut à un prodige. Cloué sur place, les yeux hagards, il regardait le Christ, la face contre le mur !…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit-il, pris d’une sueur froide.

Jamais l’abbé Caudirol n’avait approfondi ce qu’il était chargé d’enseigner. Il doutait, voilà tout. Superstitieux comme tous les criminels, il croyait assister à un miracle.

Sa figure se convulsait, ses dents claquaient, ses mains se crispaient, il se sentit défaillir.

Comme pour achever de l’anéantir, la porte cochère s’ébranla de nouveau sous plusieurs coups frappés avec force.

C’était la police !

Épuisé par tant de secousses morales, le prêtre écoutait anxieusement…

— Au nom de la loi, ouvrez ! fit une voix au dehors.