Le Vampire (Morphy)/06

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 19-21).

CHAPITRE VI

L’hérédité


Arrivés à cet endroit de notre récit, nous éprouvons le besoin de nous justifier du reproche d’invraisemblance. Certes, il existe des monstres comme celui que nous dépeignons dans ces pages rapides, et plus d’une de ces têtes affreusement organisées pour le mal a roulé dans le panier de la guillotine !

La misère et les circonstances produisent bon nombre de malfaiteurs ; mais il en est d’autres qui, naturellement, par suite de leur tempérament ou d’une effrayante hérédité, dépassant tout ce que l’imagination peut rêver de plus hideux.

Ceux qui ont, profondément, la passion de la femelle — nous ne dirons pas de la femme — ont en eux, latente, la folie du meurtre. Elle couve longtemps, mais finit par éclater, si l’occasion se présente.

La chair implique le sang.

Caudirol était un de ces prédestinés du crime si l’on en juge par les antécédents de sa famille.

Nous allons déchirer le voile qui couvre le mystère de sa naissance et de son passé, et nous trouverons la justification de cette thèse physiologique.

Pour cela, nous demanderons au lecteur de nous permettre de remonter en arrière pendant quelques instants. On ne regrettera pas cette digression, qui montrera le chemin parcouru par l’infernal Caudirol pour arriver à commettre ses effroyables assassinats…

En 18…, longtemps avant les évènements que nous avons retracés, dans un château situé aux environs de Nantes, vivait la duchesse de Lormières, dont le mari avait été guillotiné pendant la Terreur pour conspiration avec l’étranger. Lors de la chute du gouvernement révolutionnaire, pendant la réaction thermidorienne, la duchesse, qui s’était enfuie dès le début de la révolution, revint se fixer dans ses domaines, devenus biens nationaux, mais qui avaient été rachetés par un ami fidèle à sa maison. Grâce à ce subterfuge, elle put rentrer en possession de toutes ses propriétés et reconstituer sa fortune.

Un ancien braconnier, du nom de Caudirol, tel était le serviteur dévoué qui avait acquis le domaine de la famille de Lormières pour le rendre plus tard à ses maîtres. C’était un homme violent, musculeux, d’une puissance herculéenne et dont l’esprit indomptable n’avait jamais fléchi que devant le duc de Lormières, qui avait été son bienfaiteur dans une circonstance grave : Caudirol allait être jugé pour quelque méfait, quand ce seigneur lui avait fait grâce et l’avait attaché à sa personne. Le braconnier reconnaissant s’était acquitté envers son maître en se chargeant et menant à bien des commissions qui demandaient plus d’adresse que de scrupules.

En dernier lieu, comme nous l’avons dit, il avait restitué à madame de Lormières ses anciens domaines. Mais, la duchesse finit, à la longue, par oublier cet immense service. Quelques années après, elle congédia Caudirol en lui donnant une année de gages d’avance pour prix de son dévouement. Elle détestait cet homme brutal qui lui parlait presque sur le ton de l’égalité. D’ailleurs, endoctrinée par son confesseur, elle oubliait facilement le dévouement que le rude aventurier lui avait témoigné : mal lui en advint.

Caudirol, animé par une haine affreuse, sentit renaître en lui sa nature de bandit. Désormais, il n’eut plus qu’une préoccupation, la vengeance. Tuer la duchesse de Lormières et brûler le château fut son dessein ; mais il ne tarda pas à renoncer à ce crime odieux. Une idée plus diabolique encore, s’il est possible, lui traversa l’esprit. Il connaissait l’orgueil de la duchesse ; il se rappelait avec rage son aristocratique dédain pour lui, en dépit de son attachement pour sa maison. Il résolut de frapper madame de Lormières de la façon la plus cruelle dans sa fierté et dans son honneur.

Le hasard le servit à son gré, ainsi qu’on va le voir.

Un soir que la duchesse se promenait, seule dans son parc, elle vit se dresser tout à coup un individu formidable, dans lequel elle reconnut Caudirol. Le bandit avait la face horriblement décomposée par la colère. Il se précipita sur la malheureuse et l’entraîna en étouffant ses cris. Longtemps, il courut, emportant sa proie qui se débattait vainement dans ses bras robustes. Enfin, éloigné de tout secours, certain qu’aucun aide ne pouvait arriver à sa victime, il mit à exécution le plan monstrueux qu’il avait conçu.

Sans écouter les supplications de la duchesse, il lui arracha ses vêtements un à un, sans se presser, avec cynisme, et se livra sur elle aux derniers outrages, écoutant cruellement les cris de dégoût et de terreur de sa victime affolée.

Puis, quand il eut satisfait à son ignoble vengeance, il jeta la duchesse de Lormières absolument nue, liée et bâillonnée, au milieu d’un champ voisin. Et avec la pointe d’un couteau de chasse il grava son nom sur le ventre de la malheureuse qui ne donnait plus signe de vie.

Cet abominable attentat commis il allait s’enfuir, quand accoururent du château des domestiques qui cherchaient leur maîtresse disparue, Une lutte terrible s’engagea, Le misérable, doué d’une force prodigieuse, blessa tous ceux qui voulurent s’emparer de lui ; mais, enfin, pris par la fatigue, épuisé, se voyant perdu, il se plongea son arme dans le cœur et alla rouler sur la duchesse de Lormières étendue sans mouvement…

Ramenée chez elle dans un état désespéré, elle revint cependant à la vie et s’aperçut bientôt qu’elle était enceinte. Ne pouvant plus demeurer dans un pays où son malheur était connu de tout le monde, elle alla résider à Paris. Quelques mois après, elle mourut en donnant le jour à un enfant qui porta le nom gravé en lettres sanglantes sur le corps de sa mère : Caudirol.

L’enfant grandit et devint homme. Il ne connut jamais le mystère de sa naissance. Il reçut toute sa vie une pension d’un notaire qui disait avoir de l’argent placé à son nom par des inconnus.

Ce Caudirol se maria et eut plusieurs enfants qui moururent tous à l’exception d’un seul. La mère succomba à son tour et le père devint fou.

On ne sait ce qu’il devint.

Le jeune Caudirol fut élevé au séminaire de Nantes et fut, de bonne heure, ordonné prêtre.

Alors, par un singulier phénomène d’hérédité, des instincts étranges se révélèrent en lui. Jusque-là, il n’avait pu donner libre cours aux emportements de sa nature, qui se révoltait contre l’existence qu’on lui faisait.

Comme la plupart des prêtres qui s’adonnent à la débauche, il eut d’abord des relations avec sa servante, une femme de quarante ans, grasse, obséquieuse et coufite en dévotion. Les premières ardeurs passées, cette liaison disproportionnée lui inspira un dégoût insurmontable. Il chercha d’autres plaisirs, et, sa beauté singulière aidant, il ne tarda pas à nouer des intrigues amoureuses dans des familles aristocratiques de Nantes. Sa bonne, dépitée de son dédain se mit à lui faire des scènes, et sa jalousie croissant de jour en jour, elle n’hésita plus à faire une dénonciation en bonne forme au vicaire-général.

Elle fut immédiatement saisie et enfermée comme folle.

Mais la vie scandaleuse du jeune prêtre, racontée de bouche en bouche, avec force détails et exagérations, eut un certain retentissement, malgré les peines infinies qu’on prit pour détourner l’attention publique. Néanmoins, favorisé par la maîtresse d’un haut prélat, il obtint son transfert à Paris, au lieu de subir une peine disciplinaire.

C’est lui qui, bientôt après, devait officier à l’église Saint-Roch.

À Paris, il s’était installé comme nous l’avons vu et, parfaitement indépendant, il pouvait, en s’habillant en bourgeois, s’adonner au vice et satisfaire ses passions.

Le petit-fils du contrebandier Caudirol et de la duchesse de Lormières était devenu le monstrueux tueur de femmes que nous avons vu à l’œuvre et qui, à cet instant de notre récit, tremble en écoutant les coups qui ébranlent la porte de sa maison.