Le Vampire (Morphy)/07

La bibliothèque libre.
J.-M. Coustillier, éditeur (p. 21-26).

CHAPITRE VII

Le mari


Comment le double assassinât de la Pitchounette et de la baronne de Cénac, commis par l’abbé Caudirol, avait-il pu être découvert ? D’autre part, si le drame qui venait de se dérouler était resté ignoré, l’arrivée d’un commissaire accompagné de ses agents devenait inexplicable.

Il y avait là un mystère…

Voici ce qui s’était passé :

La veille, monsieur de Cénac se rendait comme d’habitude au Palais-Bourbon, et traversait les couloirs de la Chambre, lorsqu’il entendit prononcer son nom dans une conversation.

Sans être vu de ses collègues, il resta à l’entrée du vestiaire et se mit à écouter…

— Alors, disait-on, vous croyez que ce pauvre Cénac est malheureux en ménage ?

— Malheureux ?… Je l’ignore, car on peut parfaitement être trompé et demeurer en pleine béatitude ; mais ce que tout le monde dit, ce qui est certain, c’est que notre ami est cocu, tout ce qu’il y a de plus cocu… Passez-moi l’expression : il est archi-cocu !

— Le sait-il ?

— Non, sans doute. Le collègue n’est pas philosophe et il n’aurait pas pris la chose comme cela, en douceur, nous aurions assisté à quelque éclat.

— Mais, dites donc, ce serait déplorable pour notre parti. Un scandale semblable aurait un retentissement inouï… ce serait le comble du ridicule…

— D’autant plus, que le rival de ce bon Cénac est, paraît-il, un député de la majorité. C’est déjà suffisant d’être battu en politique sans l’être encore dans son ménage.

— Cependant, il est vraisemblable que le baron de Cénac ne restera pas toujours ignorant de son triste sort. Chacun commence à le tourner en dérision.

— C’est vrai, mais vous savez… le mari est toujours le dernier à savoir sa mésaventure.

— Ne vous y fiez pas. Il y a des gens charitables qui se feront un plaisir de lui mettre la puce à l’oreille.

— Si ce n’était que cela !

— Messieurs, interrompit un ami du baron de Cénac, la plaisanterie est de mauvais goût et, de plus, dangereuse. Ce n’est pas à nous qu’il appartient de se divertir aux dépens d’un fidèle défenseur de la monarchie. D’ailleurs, il est bien inutile de colporter cette nouvelle de côté et d’autre. Savons-nous seulement si elle est exacte ? Pourrions-nous dire sur quoi repose ce prétendu adultère ?

— Sur un oreiller, monsieur l’incrédule, sur un doux et moelleux oreiller.

— C’est trop fort, en vérité. Tenez, parlons d’autre chose. Que dites-vous de la situation ?… Tout languit, rien ne va, les affaires sont nulles, les faillites se multiplient… C’est intéressant, cela !…

— Moi, je connais un certain hôtel meublé qui ne se mettra pas en faillite, ou alors ce ne se mettra pas de la faute d’une certaine dame de notre connaissance.

— Que voulez-vous dire ?

— Mais simplement qu’une baronne très distinguée empêche cet établissement de péricliter.

— Encore !

— Tenez, je ne plaisante plus. Un de nos confrères a rencontré madame de Cénac dans un petit hôtel de la rue du Bac, une maison des plus suspectes. Elle descendait l’escalier…

— Et notre confrère le montait probablement ?… Ah ! le bon apôtre… Voyez-vous cela !…

Et les réflexions, accompagnées d’éclats de rire, se continuèrent, jusqu’à ce que le groupe se fut séparé.

— En séance ! messieurs, criaient les huissiers… La séance est ouverte !…

Lentement, les députés pénétraient dans la salle en causant entre eux. On lisait le procès-verbal.

Le baron de Cénac avait tout entendu. Pas-une des railleries de ses collègues ne lui avait échappé. Toutefois, il avait su se contenir.

Blême, les dents serrées, la rage au cœur, il restait à la même place, appuyé contre la longue rangée d’armoires…

Quelques retardataires arrivaient. Il dut se déranger pour leur faire place.

Il abandonna son pardessus et son chapeau à un huissier, puis il entra à son tour dans la salle des délibérations.

Assis à son banc, il prit sa tête dans ses mains et réfléchit longuement…

Sur le coup, il n’avait pas douté de la vérité des accusations portées contre sa femme. Mais à présent, sa conviction était ébranlée. Il cherchait à se faire illusion à lui-même. Il se disait qu’aucune preuve positive n’avait été fournie. On calomniait la baronne, cela devait être. — Cela était.

Et il recouvrait quelque espoir.

Incertain, en proie aux tiraillements de la jalousie, il rentra chez lui, se promettant de redoubler de surveillance. Quant à interroger ses amis, il ne pouvait s’y résoudre ; toute sa fierté se révoltait à cette seule pensée…

La baronne, par sa sauvagerie et son existence solitaire, non moins que par sa beauté, s’était attiré la jalousie de bon nombre de femmes et, on le voit, les racontars calomnieux avaient été leur train.

Plusieurs jours se passèrent et nous avons vu M. de Cénac épiant la baronne lors de son rendez-vous avec l’abbé Caudirol Il ne s’était pas couché, et, grâce à un judas pratiqué dans la pièce située au-dessus de la chambre de madame de Cénac, il avait pu suivre les préparatifs de son départ. Depuis longtemps, il avait fait percer cette ouverture qui était dissimulée dans le parquet à son orifice, et dont l’extrémité se perdait dans les rosaces du plafond inférieur. C’était une invention que lui avait suggérée sa jalousie.

Jusque-là, il n’avait rien découvert d’anormal ; c’était la première foi, de sa vie que la baronne allait à un rendez-vous d’amour.

Son mari ne la perdait pas de vue. Torturé par le spectacle de sa trahison, il la suivait sans bruit, serrant dans ses doigts tremblants le manche d’un stylet et jetant parfois un regard sinistre sur le canon d’un pistolet qui reluisait sous ses vêtements. Il était recouvert d’un ample manteau, et il marchait tête nue, les cheveux au vent sans même s’apercevoir du désordre de sa toilette.

À l’extrémité du jardin de son hôtel, il avait rencontré un obstacle. La baronne, on se le rappelle, voyant se dessiner une silhouette sur le mur, s’était sauvée en refermant la porte. M. de Cénac n’avait pas de clé, impossible de sortir…

Sans perdre une seconde, il se hissa sur la grille, déchirant ses habits, se retournant les ongles et, au risque de se blesser grièvement il sauta en bas. Il alla rouler sur la chaussée, et se releva couvert de boue.

Aussitôt, il courut sur les traces de la baronne qu’il ne tarda pas à rejoindre à l’angle d’une rue.

Il lui laissa reprendre quelque avance et régla son pas sur le sien…

Ils arrivèrent ainsi rue des Gravilliers.

La baronne entra dans la maison du prêtre en faisant jouer le secret de la porte cochère.

Monsieur de Cénac essaya à son tour de l’ouvrir, cherchant le moyen de faire jouer la serrure. Peine inutile…

Il gagna le trottoir opposé et, levant les yeux, il regarda. Au premier étage la lumière brillait… Il distingua vaguement l’ombre de deux personnes enlacées…

Fou de colère, écumant, la face grimaçante, il courut encore une fois à la porte et essaya vainement de l’ouvrir…

Alors, n’y tenant plus, il voulut la briser et se rua contre elle, donnant des coups de pieds, s’arc-boutant, se meurtrissant les poings à force de frapper.

L’idée qu’en ce moment sa femme était dans les bras d’un rival sans qu’il pût l’en arracher, la déchirer en morceaux, la fouler aux pieds, cette idée l’exaspérait jusqu’à la démence.

— Oh ! la scélérate ! la coquine ! hurlait-il en redoublant de violence… Je la tuerai !

Brusquement, le baron se sentit saisi et immobilisé par des mains vigoureuses. Il se retourna et se vit aux prises avec deux sergents de ville ; d’autres, qui faisaient leur ronde, ne tardèrent pas à arriver pour prêter main-forte à leurs collègues. M. de Cénac, outré de cette intervention, se débattait furieusement, menaçant les agents…

Mais ceux-ci l’avaient entouré et le poussaient dans la direction du poste de police, situé non loin de là.

— Bon, très bien ! lui disaient-ils, crie, mon bonhomme ; c’est égal, te voilà pincé… Ah ! tu enfonces les portes à grand orchestre. Pas malin tout de même pour un caroubleur[1].

— Est-ce que vous me prenez pour un voleur ? s’écria le baron en faisant un effort désespéré pour se délivrer des agents.

— Mais un peu, mon gaillard… ou quelque chose dans ce genre-là… Ah ! ne regimbe pas, tu sais, tu sais cela, en arrivant, on te passera à tabac. Bronche seulement et tu verras cette volée tout à l’heure !

— Voulez-vous me lâcher, ignobles brutes que vous êtes. Je m’appelle… je suis… Ah ! bandits, gredins, misérables !

Il n’en fallait pas davantage pour exciter les agents contre l’infortuné baron. Il fut empoigné rudement, saisi au collet, traîné par terre, relevé, meurtri à coups de bottes, jusqu’au poste de police où on le lança brutalement.

— Qu’est-ce que c’est ? fit le brigadier de service.

— Un drôle que nous avons surpris en train de faire sauter une porte. Il a fait une résistance de tous les diables, l’animal !

— Laissez-moi sortir, tas d’insolents, cria M. de Cénac.

— Fichez-le au clou et proprement, riposta le brigadier indigné de tant d’audace.

Les agents n’avaient pas besoin de cet encouragement. Ils saisie nt de nouveau leur prisonnier et, avec force bourrades, le firent entrer au violon.

— Maintenant, gueule, charogne, si ça t’amuse !

Et la porte se referma sur le malheureux, suffoquant, exaspéré…

— Pourquoi que t’es poissé[2] ? fit une voix grasse et traînante,

Le baron regarda où il était et qui lui parlait.

La cellule où il se trouvait renfermé était éclairée par un bec de gaz placé très haut. Pas de fenêtre ; des murs absolument nus, souillés d’inscriptions et de dessins ; un banc scellé à la muraille, et enfin un baquet dont l’odeur putride indiquait assez la destination.

L’air ne se renouvelait que par un guichet grillé, ménagé dans la porte pour surveiller les détenus.

Il y avait deux prisonniers. D’abord un pauvre vagabond. Puis, étendu de son long, un individu de vingt-cinq à trente ans, le regard louche, l’air crapuleux, vêtu d’une blouse graisseuse. Il examinait le nouveau venu.

— On te demande pourquoi que t’es coffré ?… Dis-moi zut, si tu ne veux pas me répondre, continua le voyou. On ne te parlera plus.

M. de Cénac, détourna la tête avec dégoût.

— Est-ce que t’es sourd, ma vieille, ou si c’est que tu me prends pour un de la rousse[3] ? As pas peur, j’suîs pas un raille[4]. Vas-y de confiance, Ernest ; dis-nous ton boniment. Moi, j’suis le môme Émile, pigé tout à l’heure rapport à ma Louis XV[5]. Figure-toi qu’un rouscaillon[6] en bourgeois, qui la guettait faire le truc, a voulu l’emballer. J’y ai tombé sur le poil. Mon ouvrière[7] s’est tirée. Des cognes[8] ont rappliqué au secours du mouchard, et c’est moi, pauvre bibi, qui m’suis fait boucler. Qué malheur… Dévouez-vous donc !…

Écœuré, le baron n’écoutait plus. Il songeait, dévoré d’impatience et de rage, à sa femme, en ce moment rue des Gravilliers, chez un amant. Il se prenait à regretter de l’avoir laissée entrer dans la maison au lieu de la poignarder tout de suite.

— Misérable catin ! répétait-il.

Cependant, le brigadier du poste s’était ravisé. Il ordonna qu’on fît sortit le prisonnier pour l’interroger.

Un agent ouvrit la porte du cachot et fit signe au baron de se placer devant le bureau du brigadier.

— Allons ! là, debout. J’espère que tu es calmé, mauvaise teigne. On va te fouiller. Ne bougeons plus surtout.

Et l’agent se mit en devoir de procéder à cette visite réglementaire par laquelle on aurait dû commencer.

— Un poignard !… Un pistolet à deux coups, rien que ça de luxe ! Eh bien ! mon petit, ton affaire est bonne.

M. de Cénac se laissait faire sans protestation. Il était très pâle et roulait en lui-même des plans de vengeance contre tous ces policiers qui l’avaient brutalisé.

— Je vous ferai tous révoquer, dit-il d’une voix que la colère rendait tremblante.

Tout le poste partit d’un immense éclat de rire.

— Diantre ! c’est grave, répondit le brigadier devenu goguenard.

Le baron éclata.

— Messieurs, s’écria-t-il, savez-vous quel est l’homme que vous avez arrêté sans motif, que vous avez pris au collet comme un malfaiteur, que vous avez brutalisé et frappé sans raison ?… Le savez vous ?…

— Nous nous en doutons bien, repartit le brigadier que cette scène amusait beaucoup. En vérité, mon ami, à votre costume déchiré, en loques, dégoûtant, au chapeau… qui vous manque, à votre cravate disparue, à tout cela, ainsi qu’à votre bonne mine, on reconnaît un paisible, mais illustre citoyen. Tout me porte à croire que vous êtes un très grand personnage. Qu’en dites vous, messieurs ?

Les agents, ainsi consultés par leur


Les parents de la Pitouchounette.


chef manifestèrent bruyamment leur gaieté.

— Décidément, continua-t-il, je suis forcé de convenir en voyant la quantité de boue qui vous couvre des pieds à la tête que vous devez être le chevalier du Ruisseau. M. le commissaire de police serait enchanté de faire votre aristocratique connaissance. Il demeure près d’ici et deux ou trois de ces messieurs se feront un plaisir de vous y accompagner… demain matin, monsieur le chevalier.

Les rires continuèrent de plus belle.

Le brigadier s’arrêta. M. de Cénac avait repoussé l’agent qui le fouillait et s’était débarrassé de son manteau. Malgré le désordre de sa toilette, on pouvait reconnaître en lui un homme du monde. D’ailleurs, il était décoré ; sa boutonnière portait le ruban d’officier de la Légion d’honneur.

— Monsieur, fit il, Je suis le baron de Cénac, député de la Bretagne… Et je puis vous assurer que vous paierez cher vos plaisanteries et vos mauvais traitements…

Un silence de mort régna dans le poste. Tout le monde était confondu. Seul, le brigadier conservait quelque espoir, pensant avoir affaire à un audacieux imposteur.

Le baron lut cette pensée dans sa physionomie et, prenant son portefeuille, il en tira quelques pièces établissant son Identité.

Du coup, le brigadier demeura abasourdi. Humblement, il se découvrit, se confondant en regrets, suppliant avec des larmes dans la voix…

— Monsieur le député… je suis au désespoir… les agents sont seuls coupables… si j’avais pensé…

Comme il bégayait ces excuses, un homme à la mine dure et sévère pénétra dans le poste, saluant légèrement, tandis que tout le monde s’inclinait respectueusement sur son passage.

C’était le commissaire de police.

— On me répète constamment que le service de nuit est déplorable, dit-il au brigadier, et j’ai tenu à m’en assurer. Rien n’est plus vrai. Vous ne faites pas votre devoir. Pourquoi ces hommes ne sont-ils pas à leur service ?… Tiens ! mais qu’y a-t-il donc ?… Que vous est-il arrivé monsieur ?…

Ces dernières paroles s’adressaient au baron de Cénac.

Celui-ci raconta tous les détails de son arrestation, en appuyant avec véhémence sur la manière odieuse dont il avait été maltraité.

Le commissaire questionna les agents, puis le brigadier…

— Monsieur le baron, dit-il enfin en jetant un coup d’œil significatif sur ses hommes, vous aurez pleine et entière satisfaction…

Les agents tremblaient maintenant devant leur prisonnier et le suppliaient du regard.

— Bien que je ne puisse prendre une décision immédiate, continua-t-il, je crois pouvoir vous affirmer que les auteurs de votre arrestation seront révoqués immédiatement, si vous le réclamez. Dans tous les cas, ils seront punis disciplinairement de la façon la plus sévère.

Puis se retournant vers eux.

— Demain, vous irez présenter vos excuses à M. le baron de Cénac, s’il veut bien les recevoir.

— Oui, monsieur le commissaire, oui, monsieur le député, firent en chœur tous les agents.

Le vagabond enfermé dans le cabanon du poste avait suivi toute cette scène, la face collée contre le guichet.

— C’est pas à moi, dit-il, qu’on ferait excuse pour avoir été passé à tabac. On me donnerait plutôt d’autres coups. Belle chose, la justice !

— Fermez ce guichet, ordonna le commissaire.

Ce fut fait.

  1. Voleur avec effraction
  2. Arrêté
  3. Police.
  4. Mouchard.
  5. Fille publique.
  6. Agent.
  7. Les souteneurs appellent ainsi leurs femmes.
  8. Gardiens de la paix.