Le Vampire (Morphy)/10

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 35-47).

PREMIÈRE PARTIE

LES BAS-FONDS DE PARIS


CHAPITRE PREMIER

Un fait-divers.

Nous nous sommes donné la tâche de dévoiler les Mystères du Crime, Tout un monde de maudits passera sous nos yeux. Nous irons de la haute société à la classe moyenne jusqu’aux bas-fonds de Paris, montrant sur le vif les combats de la vie, mettant à nu tous les vices, dans une émouvante galerie de tableaux humains.

Le lecteur pénétrera degré par degré dans un enfer plus effrayant que celui du Dante.

Au sortir des salons, du high-life, l’œil encore ébloui de l’éclat des lustres, il verra se dérouler, hideux et fatal, le chemin de l’échafaud qui commence au premier poste de police pour finir place de la Roquette, au pied de la guillotine.

Et, au-dessus de ce panorama sinistre, planera, comme le génie du mal, la figure étrange et terrifiante du défroqué Caudirol.

Nous avons assisté au prologue de ce drame, et nous entrons désormais dans le cœur même de notre sujet…

Le lendemain de l’orgie sanglante de l’abbé Caudirol, on lisait, dans un journal du soir, l’article suivant :

LE DRAME DE LA RUE DES GRAVILLIERS
Un prêtre assassin. — Viol et assassinat. — Trois victimes. — Double évasion. — Suicide du meurtrier.

« Un drame épouvantable, sans précédent dans les annales criminelles, a ensanglanté, la nuit dernière, la rue des Gravilliers.

« L’abbé C***, nouvellement promu à la cure de l’église Saint-Roch, a été pris subitement d’un accès de folie, il est impossible d’expliquer autrement les horreurs dont il s’est rendu coupable et que nous allons retracer.

« D’ailleurs, un jour mystérieux plane sur cette affaire qui, au premier abord, paraît inexplicable.

« Des renseignements que nous avons pris sur place, il résulterait que M. de C***, député, aurait fait procéder, pendant la nuit, à une constatation de flagrant délit d’adultère, au domicile privé de l’abbé C***, rue des Gravilliers, où devait se trouver sa femme.

« Il circulait depuis quelque temps des bruits fâcheux sur le compte de la baronne de C***, mais, comme celle-ci vivait très isolée, dédaignant les plaisirs mondains, on pouvait croire à des racontars imaginés par la jalousie ou l’envie. Il est certain que le dédain de madame de C*** justifiait les accusations les plus graves.

« M. Véninger, commissaire de police, requis par le baron de C***, pénétra dans le logement de l’abbé C***, où un spectacle horrible lui apparut.

« La baronne de C*** gisait dans la chambre à coucher du prêtre ; à côté d’elle se consumait dans l’âtre le cadavre d’une jeune fille appartenant à une honnête famille d’ouvriers dont le père venait de mourir le soir même.

« On ne s’explique pas sa présence chez le curé de Saint-Roch.

« Les deux corps étaient affreusement mutilés, labourés de coups de couteau, et, enfin, détail monstrueux, le prêtre s’était livré sur eux aux outrages les plus odieux.

« Le monstre avait violé ses victimes.

« La folie seule peut expliquer de pareils attentats.

« Pendant que l’on pénétrait dans la maison, l’abbé C*** s’échappait par une fenêtre et se trouvait face à face avec M. de C***. L’assassin parvint à s’emparer d’un poignard appartenant au baron et à l’en frapper à la poitrine.

« Le prêtre put fuir après ce nouveau meurtre.

« Coïncidence incroyable :

« Le meurtrier trouva précisément asile dans la demeure des parents de la jeune fille qu’il avait tuée si lâchement.

« La fatalité a voulu qu’il pût s’échapper de cette retraite au moment d’être repris.

« Nous reviendrons demain sur cette affaire si tragique qui a jeté la consternation dans le quartier de la rue des Gravilliers. »


DERNIÈRE HEURE


« L’assassin s’est fait justice lui-même. Nous apprenons à l’instant que le cadavre du curé de Saint-Roch a été retrouvé rue Saint-Louis-en-l’Île.

« Le misérable fou se sera jeté sous la roue d’une voiture pesamment chargée, car la tête est absolument broyée. La cervelle et des débris du crâne ont été emportés dans le ruisseau.

« Il eût été impossible de reconnaître le curé de Saint-Roch dans ce cadavre mutilé, si des papiers trouvés sur lui, ainsi que ses vêtements, pris le soir même chez la mère de sa victime, n’avaient prouvé son identité d’une manière irrécusable.

« Le baron de C*** n’est pas mort des suites de sa blessure, mais il est à toute extrémité.

« À demain de nouveaux détails, plus complets, »


On le voit, bien des circonstances du crime étaient encore ignorées ou mal interprétées.

La police ne donnait aucun détail pour l’instant, et c’est à grand peine que la vérité parvenait à se dégager du fatras d’absurdités qui couraient alors Paris. Dans les environs de la rue des Gravilliers, il se formait déjà des légendes.

Le prêtre aurait, s’il fallait en croire la rumeur publique, enlevé deux femmes on ne sait où ni comment… Il avait des complices… Sa maison était un repaire de monstres en soutane… Les caves regorgeaient de victimes, etc…

Pendant ce temps, la police était sur les dents.

Le prétendu suicide du curé de Saint-Roch simplifiait l’affaire, mais il restait bien des points à éclaircir.

Si l’on n’avait plus à rechercher le meurtrier, il fallait reconstituer le drame dans ses moindres détails.

C’était une besogne ardue.

M. Véninger, le commissaire de police qui avait été directement mêlé à la tragédie de la veille, ne savait plus que penser ni que faire.

La mort de Caudirol le confondait.

Il pressentait vaguement quelque nouveau mystère…

En raison de la qualité de la principale victime, les formalités habituelles avaient été négligées ou expédiées à la hâte.

Les constations légales ayant été immédiatement faites par le commissaire du quartier, le corps de madame de Cénac avait été transporté à l’hôtel du baron, tandis que celui de la Pitchounette, arraché à grand peine à sa mère, était dirigé sur la Morgue.

Les funérailles des victimes ne devaient avoir lieu qu’au bout d’une semaine. C’était l’ordre exprès du préfet de police.

Marita, la vieille Italienne, avait été enfermée à la Salpêtrière.

Son mari, mort durant l’affreuse nuit où s’est ouvert ce récit, fut enterré le lendemain, à l’improviste, sans le moindre apparat, par les soins de la Préfecture.

On craignait le scandale.

Le corps fut pour ainsi dire escamoté et enfoui.

Personne n’accompagna à son dernier asile la dépouille du brave ouvrier, blessé dans son travail, et mort de misère.

Donc, M. Véninger, policier ambitieux et d’ailleurs sans scrupules, était puissamment intéressé à l’éclaircissement des meurtres de la rue des Gravilliers.

Il espérait que cette affaire serait le tremplin d’où il parviendrait à l’avancement. Déjà, il pensait, à part lui, aux fonctions de directeur de la sûreté qui allaient être bientôt vacantes.

Ce rôle de mouchard en chef lui souriait infiniment.

Il mettait tout son orgueil à se signaler pour arriver à ce but.

Deux jours après le drame de la rue des Granvilliers, M. Véninger était dans son cabinet, vers onze heures du matin, réfléchissant à cette affaire ténébreuse.

Il avait terminé rapidement l’examen des délits ayant amené les arrestations de la veille et de la matinée.

— Envoyez-moi tout ce monde-là au Dépôt, avait-il dit à son secrétaire pour en être plus tôt quitte.

Celui-ci restait dans le cabinet du commissaire.

— Qu’y a-t-il encore ? demanda M. Véninger avec un mouvement d’impatience.

— Peu de chose, vraiment, fit le secrétaire en hésitant, mais j’ai préféré vous en informer. Une femme qui paraît très peu recommandable s’est présentée au commissariat. Elle prétend avoir une communication à vous adresser personnellement.

— Cela peut être très important au contraire, interrompit M. Véninger.

— Il s’agirait de l’affaire Caudirol. Mais, je vous le répète, cette femme est… une fille, certainement.

— N’importe, mon ami, il ne faut négliger aucun témoignage dans notre profession. L’expérience vous l’apprendra…

— Alors, je vais la faire entrer, car elle est là.

— Certainement.

Et le commissaire de police se mit à fouiner dans ses papiers pour se donner un air absorbé.

La visiteuse annoncée était entrée.

— La voilà, fit le secrétaire.

M. Véninger leva la tête.

Il avait devant lui une femme d’une trentaine d’années, à la mise criarde et malpropre. C’était une blonde fadasse, au teint grossièrement maquillé, une fille de rues à n’en point douter.

— Monsieur le commissaire, dit-elle avec une certaine gêne qui n’était pas exempte de franchise, je viens me faire arrêter… si vous ne voulez pas me rendre mon amant… Je suis…

— Vous êtes ?

— Je suis la maîtresse d’un jeune homme, pris avant-hier comme il me défendait contre des agents des mœurs, Il s’appelle Boulanger.

— Autrement dit le môme Émile, fit le commissaire en compulsant ses dossiers.

— Oui, monsieur, c’est cela.

— Eh bien, vous allez le rejoindre au Dépôt, Vous avez fait rébellion contre les agents, et, naturellement, vous n’êtes pas en carte ?

La fille se récria :

— Autant se jeter à l’eau tout de suite. Une fois en carte, on est moins que rien : partout et toujours il faut donner de l’argent aux inspecteurs de la police… sans ça on est empoignée. Il faut aller ici, là. Oh ! non, tout, mais pas ça, misère de Dieu !

— C’est bon. Vous n’avez rien à ajouter ?

— Non, à moins que mon amant ne soit remis en liberté.

— C’est impossible. Il est désormais à la disposition du parquet.

— S’il y avait moyen de le tirer de là, reprit la malheureuse, je vous dirais que l’abbé Caudirol n’est pas plus mort que vous et moi…

— Vous dites ? exclama le commissaire.

— Émile sera-t-il relâché ?

— Oui, certes, je m’y engage, si ce que vous dites a seulement l’apparence de la vérité.

— Et si je vous disais où se cache Caudirol ?

— Tenez, prenez ce siège et parlez. Vous n’aurez pas lieu de le regretter.

Le lecteur se rappelle sans doute que le « môme Émile » était ce souteneur dont le baron de Cénac avait partagé la cellule, au poste, après sa brutale arrestation.

La femme que nous voyons apparaître ici était sa maîtresse.

Voici ce qu’elle raconta à M. Véninger :

Son amant pris, elle s’était sauvée et avait cherché un « client » pour la nuit. Elle appelait cela un michet. N’en trouvant pas, elle avait erré une partie de la matinée, jusqu’à quatre heures environ.

Elle négligea de dire qu’elle avait dévalisé un ivrogne dans la rue Saint-Louis-en-l’Ile ; c’était elle, cependant, que Caudirol avait entrevue volant l’individu qu’il devait faire écraser un instant après.

Le hasard voulut que le défroqué rencontrât de nouveau cette fille, qui l’accosta dans le quartier Mouffetard.

— Monsieur, écoutez donc, lui avait-elle dit, venez avec moi. Il est tard, ce ne sera pas bien cher.

Caudirol s’était arrêté devant la prostituée.

Il était écrasé de fatigue. L’alcool qu’il avait bu lui montait encore au cerveau. L’ivresse, que le danger avait dissipée, revenait maintenant.

— Connais-tu un hôtel où l’on puisse aller à cette heure-ci ? demanda-t-il.

— Oui, rue des Anglais, répondit la fille.

— Chez toi ?

— Non, mais c’est égal, on y va à toute heure de la nuit.

Elle avait fait ses conditions : il devait payer la chambre et lui donner trois francs, mais tout de suite.

— On ne peut pas se fier aux hommes, disait-elle au commissaire de police qui l’écoutait au comble de la surprise. Le matin venu, ils fichent le camp sans vous payer.

Caudirol lui avait donné une pièce de cinq francs.

La fille lui sauta au cou.

— Je ferai tout ce que tu voudras.

— Eh bien ! je veux dormir, rien de plus. Cela te va-t-il ?

Passer une nuit tranquille était un régal pour cette malheureuse.

Elle conduisit Caudirol à l’hôtel dont elle lui avait parlé.

Ils eurent une chambre pour deux francs. Un garçon à moitié endormi les y conduisit après leur avoir demandé leurs noms pour la forme.

— Brochard, Louis-Auguste, quarante ans, mécanicien, déclara Caudirol.

La fille était connue dans ce bouge. On ne la questionna même pas.

Ils restèrent seuls dans une chambre aux meubles éreintés et crasseux.

La prostituée eut un étrange mouvement de vanité blessée :

— Allons, tu ne veux pas de moi ?

Caudirol craignit de paraître suspect.

Il affecta d’être ivre.

— Dame, c’est que j’ai mon compte, répondit-il en se couchant.

La femme se glissa dans le lit à son tour et s’endormit.

Au bout d’une heure environ, elle fut réveillée en sursaut. Caudirol avait un cauchemar qui le trahissait.

Il parlait avec incohérence des évènements de la soirée. Il prononça même le nom de la baronne de Cénac. Il se débattait contre des ennemis imaginaires.

Effrayée, la fille se leva et alluma la bougie. Alors, elle s’aperçut que son amant d’une nuit portait la tonsure.

Elle se rassura presque. Ce n’était pas la première fois qu’elle avait accordé ses banales faveurs à un prêtre.

Elle se recoucha, assez intriguée cependant.


M. Veninger était un galant commissaire.

Le matin arrivé, Caudirol s’était rhabillé avec hâte, non sans laisser apercevoir des égratignures et des blessures légères qu’il avait aux bras et à la figure.

La maîtresse d’Émile crut remarquer du sang après ses mains.

Sa toilette terminée, il s’en alla sans rien dire.

Il était affreusement pâle.

La femme descendit derrière lui, et le suivit des yeux, comme il s’engageait dans la rue des Lyonnais, en examinant les enseignes des hôtels garnis.

Il entra dans l’un d’eux.

— Êtes-vous sûre de ce que vous avancez là ? s’écria M. Véninger, lorsqu’il eût entendu ce récit.

— Aussi sûre qu’on peut l’être. Je l’ai vu disparaître dans l’entrée de l’hôtel Peignotte, affirma la fille.

— C’est là sans doute qu’il demeure, pensa le commissaire. Mais comment expliquer la découverte du cadavre de la rue Saint-Louis-en-l’Île ?… Bah ! c’est un nouveau crime de ce misérable…

La prostituée reprit :

— J’ai lu dans les journaux l’affaire de l’autre nuit, et, pour moi, c’est Caudirol que j’ai accosté… Oh ! Jésus ! j’en ai la chair de poule rien que d’y penser.

M. Véninger n’avait plus rien à apprendre.

Il se demanda un instant si ce récit n’était pas une fiction.

Cela lui parut peu probable.

Séance tenante, il rédigea un rapport adressé au parquet, dans lequel il revenait sur le dossier de Boulanger. Cette nouvelle pièce ne laissait plus subsister les délits de coups et blessures ni d’outrages aux agents.

— Votre amant sera remis en liberté ce soir même. Je déclare que mon premier rapport était erroné. En taisant cela je m’engage beaucoup.

— Oh ! monsieur, je vous remercie mille fois. Si vous saviez… Il n’est pas méchant, ce pauvre Émile… Et je l’aime…

Le commissaire n’ignorait pas l’attachement absolu et stupide des filles pour les immondes drôles qui les exploitent et les rouent de coups.

Cette démonstration passionnée ne l’étonna pas.

Il avait pris le nom et l’adresse de la malheureuse : Rose Cadette, rue de Lourcine. Il allait la congédier.

Tout à coup il se ravisa :

— Je vais vous garder ici jusqu’à ce que nous ayons contrôlé l’exactitude de vos déclarations.

— Je veux bien, monsieur.

— C’est bien… Allez-vous en !

M. Véninger n’avait voulu qu’éprouver la fille. Elle n’avait pas manifesté le moindre trouble. Nul doute qu’elle n’eût dit la vérité.

Il la laissa partir.

Le commissaire jeta les yeux sur son courrier. Une lettre dont la suscription était finement tracée attira son attention.

— Tiens ! une missive de cette chère Caroline.

Il rompît le cachet et lut ces quelques mots :

« Mon cher Edmond,

« Vous viendrez chez moi ce soir et je vous emmène à l’Opéra. Mon légitime a eu la bonne idée de partir pour notre campagne de Noisy…

« Je rayonne. Où peut-on être mieux que loin de son mari… et près de son gros chien chéri, qui viendra prendre sa poupoule, à six heures, n’est-ce pas ?

« Et qui est-ce qui fera un joli petit dîner en tête-à-tête au Palais-Royal ?

« C’est nous !

« Apporte ton écharpe… Nous jouerons à la constatation des flagrants délits…

« Oh ! que c’est donc solennel !

« Non, va, laisse-la au clou, ça vaudra mieux.

« Je veux te parler de cette grosse affaire Caudirol. Tu me conteras ça, en me faisant bien peur.

« Je t’embrasse, vilain.

« Caroline. »

M. Véninger était un galant commissaire, on peut s’en convaincre par cette missive révélatrice.

Nous ne devons pas passer sous silence ses amours qui influeront curieusement et d’une façon inopinée sur la marche des évènements que nous retraçons.

La lettre ne produisit pas l’effet que l’on aurait pu en attendre.

Le commissaire de police eut un geste de mauvaise humeur. Il était entièrement absorbé par l’affaire Caudirol. Tout ce qui le dérangeait de cette préoccupation était mal venu.

— Il faudra cependant que j’y aille, dit M. Véninger avec dépit.

Et il ajouta à part lui.

— Je vais prendre sur moi de faire arrêter Caudirol. Ce sera un vrai coup de foudre… D’autant plus que je donnerai à mes agents son signalement, mais non pas son nom. Il n’est que juste que le mérite de cette capture me soit attribué, à moi seul.

Il se frotta joyeusement les mains.

Dans son imagination de policier, il se voyait chef de la sûreté à brève échéance.

C’eût été la réalisation de son rêve le plus doux.

Une violente rumeur, des trépignements et des hurlements retentirent tout à coup à l’intérieur du commissariat et vinrent interrompre le cours aimable des pensées de M. Véninger.

Il sortit brusquement de son cabinet.

Une scène indescriptible frappa sa vue.

La malheureuse fille qui avait fait cette importante révélation sur Caudirol venait d’être apportée au commissariat dans un état effrayant.

Elle se débattait, criait, hurlait un nom, toujours le même :

— Sacrais !… Sacrais !…

Et l’effroi se peignait sur sa physionomie convulsée. Elle se roulait par terre dans un paroxysme de douleur. On essayait vainement de la maintenir, et c’est à grand peine qu’on parvenait à l’empêcher de s’arracher la langue.

Sa bouche était déjà hideusement déchirée.

On courut quérir le plus proche médecin.

— Diable ! je crois bien tenir le fin mot de cette affaire.

Celui qui venait d’attirer l’attention générale en parlant ainsi, était un sous-brigadier des brigades secrètes.

— Bah ! Haroux, fit M. Véninger, vous croyez ?

— Mais peut-être bien, monsieur le commissaire, répliqua le policier.

— Entrez donc dans mon cabinet, nous causerons.

M. Véninger s’assit à son bureau. L’agent Haroux prit une chaise que la commissaire lui désigna.

— Voyons, fit celui-ci, mettez-moi d’abord au courant de ce qui arrive.

— Ce ne sera pas long, fit l’agent. Pour commencer, je vous apprendrai que je recherche les individus appartenant à la bande du fameux Général des Carrières.

— Lequel a été condamné à mort pour avoir assassiné une vieille femme rue Rambuteau. Il avait des complices qui sont entre les mains de la justice, compléta M. Véninger.

— Pas tous, repartit vivement l’agent Haroux, il s’en faut. Ces bandits sont nombreux. Outre une femme qui était la maittresse dudit Général et qu’on nomme la Sauvage, il reste encore en liberté un certain… Sacrais.

— Sacrais ! s’exclama le commissaire.

— Parfaitement, poursuivit le policier, sans parler d’un souteneur, le môme Émile, comme on l’appelle, qui a été arrêté pour un autre délit ici même, avant-hier dans la nuit.

— Vous êtes sûr de ce que vous avancez ? questionna M. Véninger en faisant un bond dans son fauteuil.

L’agent inclina la tête victorieusement.

Le commissaire prit alors une feuille sur son secrétaire et la déchira. C’était la nouvelle déclaration qui devait amener l’élargissement de Boulanger.

Il avait manqué commettre une bévue sans pareille.

À présent, il s’expliquait l’énorme intérêt que la maîtresse d’Émile avait à faire relaxer immédiatement son amant.

Mais que s’était-il passé ?

— Revenons à l’incident qui nous occupe présentement, dit le commissaire de police.

— Très volontiers, reprit l’agent. J’étais parvenu à retrouver la piste de ce Sacrais, que seul je connais… Le gredin est adroit et c’est par hasard que j’ai pu le relancer… Donc, ce matin, je le suivais et n’attendais plus qu’un bon moment pour l’empoigner…

— Et vous l’avez manqué ?…

— Vous allez voir, monsieur Véninger, que le plus malin eût fait comme moi. Je le filais, lorsque près de votre commissariat, où j’allais le pousser, je le vis accoster une femme, celle précisément qui se débat dans l’autre pièce…

On entendait les plaintes affreuses de la malheureuse…

— Je m’approchai, continua Haroux, et j’entendis sans en avoir l’air leur conversation :

« — Tiens, c’est vous, monsieur Sacrais, dit la femme.

« — Oui, ma fille, mais dis donc, tu sors de chez le quart-d’œil

« — Émile a été pris, l’autre soir.

« — Je le sais bien… et puis ?

« — J’allais… voir le commissaire…

« — Pour le réclamer, n’est-ce pas ?… Tu es une bonne fille, ma foi. Ce qui m’étonne, par exemple, c’est qu’on t’ai laissé sortir.

« — Mais, monsieur Sacrais…

« — Au fait laissons cela, tes affaires sont les tiennes… quoique ton amant fût des nôtres. Il était de la bande à Général, tu sais ça, ma petite ?

« — Oui, c’est même bien malheureux…

Le policier fit part de ses réflexions au commissaire.

— À mon sens, et ça saute aux yeux, Sacrais, qui est justement chargé de la police de sa bande, crut que la maîtresse d’Émile avait fait des révélations pour sauver son amant de cœur… Et au fait c’est bien possible.

L’agent Haroux fit une pause.

M. Véninger ne répondit rien et laissa le policier poursuivre son récit.

— Donc, croyant que la fille l’avait dénoncé lui et les siens, Sacrais devait songer à se venger, et surtout à se débarrasser d’un témoin à charge. Je le vis emmener la fille chez un liquoriste, dont il devait bien connaître la maison. La maîtresse d’Émile le suivit assez effrayée. J’entrai après eux.

« — Nous allons prendre un petit verre avant de nous séparer, dit Sacrais ; qu’est-ce que tu veux ?

« — Un petit curaçao, ou n’importe quoi de doux…

« — Ah ! tu aimes la douceur ? on va te donner ça.

« Et il commanda :

« — Patron, un curaçao, et un vermouth sec pour moi.

« La femme regardait d’un autre côté, il me sembla que Sacrais avait rapidement mis quelque chose dans le verre de curaçao.

« Je le vis glisser dans sa poche un petit flacon.

« — Avalons ça vite et bonjour, fit Sacrais en avalant son vermouth. J’ai une envie carabinée… Patron ! c’est par là, les cabinets ?

« Et avant que je pusse m’y opposer, il ouvrit une porte qu’il referma sur lui.

« La maîtresse de Boulanger avait bu d’un trait sa liqueur.

« L’effet fut instantané. Elle tomba sur le coup dans l’état où vous l’avez vue.

« J’eus un instant de stupeur dont Sacrais profita pour gagner le large. La maison avait deux issues et les lieux communiquaient avec la cour. Le bandit le savait bien, acheva l’agent Haroux avec dépit. »

— Et il vous a glissé comme cela entre les doigts ? conclut le commissaire ; eh bien ! n’importe, vous êtes battu, mais c’est à charge de revanche.

— Oh ! pour sûr, je le repincerai, dit Haroux avec animation en empoignant un être imaginaire.

— En attendant, fit M. Véninger, vous allez m’accompagner pour procéder à l’arrestation d’un individu que je soupçonne être un contumax de ma connaissance.

— C’est un homme dangereux ?

— Mais oui, assez. Il se nomme Larcier.

M. Véninger avait donné un nom en l’air. On devine qu’il s’agissait de Caudirol.

— Larcier ? dit l’agent Haroux en remontant dans ses souvenirs. Il me semble que je ne connais pas ça.

— C’est parfaitement indifférent. Vous viendrez avec moi dans un moment… Le temps de voir ce qui va advenir de la fille Rose Cadette, et nous partons.

— Dans quel quartier ?

— Rue des Lyonnais.

— Fichtre un joli endroit ! j’aimerais mieux autre chose.

— C’est convenu, vous m’attendez ?

— Oui, monsieur Véninger.

Le commissaire de police et l’agent Haroux sortirent du cabinet et rentrèrent dans la grande salle.

La fille Cadette se débattait encore, mais faiblement. Un médecin était auprès d’elle.

— Eh bien ? demanda M. Véninger

— Cette femme a été empoisonnée avec de la nicotine, répondit le docteur.

— N’y a-t-il aucun moyen de la sauver ?

— Oh ! c’est impossible, déclara le médecin en secouant la tête. Dans deux minutes, ce sera fini. Tout ce que j’ai pu faire, ça été de rendre l’agonie moins douloureuse.

Ce pronostic allait se réaliser. La victime de Sacrais rendit le dernier soupir au même moment.

Les formalités furent aussitôt remplies. M. Véninger s’intéressait peu à Sacrais, et, malgré la répugnance d’Haroux pour une nouvelle expédition, il l’emmena.

— Je suis libre, partons, dit-il au sous-brigadier.

Celui-ci se demandait pourquoi M. Véninger allait opérer dans un autre quartier, pour une affaire d’un intérêt secondaire. C’était irrégulier au point de vue administratif.

Mais l’importance de la capture devait faire passer sur l’illégalité des formes.

M. Véninger et l’agent Haroux se mirent en route.

— Voilà un jour qui va décider de ma vie, se dit le commissaire.

Il ne croyait pas si bien dire.