Le Vampire (Morphy)/11

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 47-56).

CHAPITRE II

Le refuge de Caudirol.

Entre la rue Claude-Bernard et le boulevard de Port Royal existe encore la rue des Lyonnais, passage borgne qui fait revivre l’ancienne Cour des Miracles dans ce lieu entamé par la pioche des démolisseurs.

Au milieu d’un quartier neuf, percé de voies larges, aérées et plantées d’arbres, cette ruelle produit un contraste bizarre : c’est une sorte de prestation du moyen âge sans style contre le progrès moderne.

Ce recoin de Paris, tombant de décrépitude aujourd’hui, n’a jamais été neuf. Les maisons qui le composent, formées de plâtras et de détritus de toute sorte, ont toujours eu le même caractère de vétusté et de tristesse.

En quittant la rue Berthollet pour pénétrer dans celle des Lyonnais, on éprouve, à l’entrée surtout, une sensation de malaise indéfinissable, produite par la brusque transition de la température.

Le changement d’aspect est aussi étrange qu’inattendu.

À quelques pas de là, on se trouvait en face de l’architecture parisienne vers la fin du XIXe siècle, avec ses belles maisons en pierre de taille, hautes de six ou sept étages, ses magasins, ses boutiques, ses rangées de balcons et ses portes cochères ornementées. On coudoyait des promeneurs, ou des ouvriers vaquant à leurs occupations, mais portant des visages honnêtes et débarbouillés. Les trottoirs bien alignés et soigneusement bitumés étaient secs, et les voitures traversaient rapidement la chaussée, toujours entretenue et arrosée. Il y avait de l’air, du soleil, de la vie. Le soir, le gaz flambait gaiement dans les lanternes…

Maintenant, après avoir tourné le coin d’une construction à laquelle les couvreurs, les menuisiers, les serruriers et les peintres mettent la dernière main, on se trouve tout à coup plongé dans un bouge repoussant et lugubre, dernier mot du laid, apogée de la hideur.

Là, rien d’original ni de pittoresque : de la malpropreté sur les gens, de l’humidité gluante à l’extérieur des taudis ; et, si le regard vient à percer au dedans, il découvre une échappée d’immondices ; partout de la crasse et de l’ordure.

Les masures crevées, affaissées sur elles mêmes et penchées en arrière, paraissent atteintes d’obésité ; elles menacent de s’éventrer à leur base sous le poids de deux ou trois étages qu’elles ne peuvent supporter ; les murs supérieurs tout lézardés sont recouverts d’une teinte noirâtre de suie graisseuse.

Des fenêtres brutalement découpées à intervalles irréguliers servent à sécher du linge ; quelques-unes sont ornés de fleurs grêles et mourantes.

Rien qui égaye la pensée : on respire la démoralisation ambiante ; on subit malgré soi la contagion de l’ennui et du découragement.

À plusieurs mansardes, et suspendus à des ficelles, on voit pendre des haillons, drapeaux de la misère.

Les boutiques, trous puants et obscurs, sont garnies de vitres sales, brisées ou consolidées avec des bandes de papier ; derrière sont posés des rideaux déchiquetés et enfumés.

En marchant, le pied trébuche sur un sol mal pavé ou s’enfonce dans des flaques d’eau bourbeuse et croupissante. On se glisse, écœuré d’un semblable tableau, à travers une population morne qui ne secoue sa paresse vicieuse qu’à la nuit tombée.

Dans ce cloaque, pas de jour. Une clarté douteuse et livide, en harmonie
Un crime avait été commis à Nanterre.
avec l’endroit, éclaire mal les réduits de ces habitations sinistres, réceptacles muets et pétrifiés d’orgies crapuleuses et de plaisirs affreux.

Et cette voirie humaine n’est ni la seule ni la pire dont nous aurons à parler. Malgré l’anéantissement presque entier du vieux Paris, certaines rues louches, vouées à un commerce sans nom, ont subsisté à côté des grandes artères et même dans le centre de la ville.

Encore quelques années et les ruelles des Filles-Dieu, de Venise, des Anglais, et autres semblables disparaîtront. Pour retrouver les vestiges des anciens coupe-gorge tant retracés, il faudra alors battre les quartiers excentriques…

Ces bas-fonds de la grande cité abritent et propagent la peste morale qui engendre la prostitution clandestine, le vol et l’assassinat.

Toutes les épaves humaines, victimes des circonstances ou d’un tempérament prédestiné s’en vont échouer sur ce rivage fangeux, apportant au fonds commun leur tribut de vice, de pourriture et de maladie. Hommes et femmes, tombés en décomposition avant la mort, vivent dans ces antres empoisonnés, dans ces milieux corrompus et corrupteurs ; ils se vautrent dans la boue devenue pour eux un élément et une volupté.

Les enfants de ces créatures dégradées, champignons vénéneux poussés un soir sur le fumier de la débauche, ne tardent pas à entrer en possession de leur abominable héritage : le vice. Ils se battent, s’enivrent et volent comme leurs tristes parents.

Ignorants du bien et dépourvus de sens moral, ces jeunes indigènes de l’égout social, avant même que d’être pubères ou nubiles, recherchent les jouissances grossières de l’animal en rut. Ils se roulent dans le ruisseau natal et s’accouplent, confondant et doublant leur putréfaction.

Tout cela se laisse aller au flux et au reflux qui pousse les misérables du Dépôt à Mazas et de là aux centrales, au bagne, et, quelquefois même, à l’échafaud, dont le chemin reste tout grand ouvert pour les va-nu-pieds et les déshérités du sort.

Mais arrivons au refuge de Caudirol, situé dans ce quartier où se passeront les scènes les plus dramatiques de notre narration.

L’ignoble a ses gradations, et, il y a quelques années, entre tous les garnis équivoques établis dans la rue des Lyonnais, l’hôtel Peignotte pouvait revendiquer la première place.

C’était un bâtiment élevé de quatre étages, qui, vu de la rue, n’offrait rien de remarquable. Le rez-de-chaussée était séparé en deux parties, dont l’une servait de bureau et de logement au patron, et l’autre de buvette.

Mais, en suivant le long et étroit boyau qui servait d’entrée à l’hôtel, et en dépassant l’escalier conduisant aux chambres du premier corps de logement, puis en avançant pendant quelques instants dans une obscurité presque complète, on se trouvait dans une grande cour, espèce de fosse habitée, bordée de tous côtés par des constructions qui semblaient ne se maintenir debout que par un prodige d’équilibre. Alors le spectacle devenait à la fois curieux et horrible.

Un ruisseau stagnant divisait la cour qui servait de lieu de réunion à tous les locataires.

Ici, un groupe de malheureux enfants grattait et nettoyait des peaux de lapins.

Là, plusieurs vieilles femmes triaient des chiffons, de la ferraille et des os. Plus loin, on faisait la cuisine en plein air sur des fourneaux improvisés avec des pierres.

Enfin, de toute part, des individus étaient assis sur des loques et sur des chaises dépaillées, ou restaient nonchalamment étendus par terre, côte à côte, sans distinction de sexes.

Quelques Italiennes perdues dans cet abominable repaire, jouaient ou chantaient les airs de leurs pays.

Souvent des disputes s’élevaient et il se passait des scènes indescriptibles.

La jalousie et la rage animaient ce monde interlope, et, quelquefois, pour une partie de cartes ou une femme du lieu, on échangeait des coups de couteau. Puis le calme se rétablissait, troublé seulement par des propos obscènes.

À minuit on commençait à rentrer, et, quand une heure sonnait, la place était complètement déserte.

Les lumières s’éteignaient peu à peu, tandis que l’on entendait retentir dans les baraquements des rires, des pleurs et des jurons.

Chacun se couchait au milieu de la saleté et de la vermine.

Des familles de trois à six personnes s’entassaient pêle-mêle dans un cabinet de cinquante sous par semaine.

Puis tout cela se prenait corps à corps dans les caresses ou dans les coups.

Frères et sœurs, âgés de quelques années, et étendus sur la même paillasse, se livraient à leur tour à toutes les fantaisies que peut suggérer une imagination pervertie dès le berceau.

Les chambres du grand corps de bâtiment, habitées ordinairement par des locataires moins pauvres, voleurs de profession ou souteneurs de filles, restaient éclairées jusqu’au milieu de la nuit.

On continuait de boire et de chanter après la fermeture de l’estaminet du rez-de-chaussée, tandis que les prostituées allaient et revenaient de la rue à leurs réduits, ramenant chaque fois un homme.

On variait la débauche, et deux ou trois gamins, le troisième sexe de ce bouge, avaient aussi leurs clients.

La police se tenait à l’écart et ne jetait que prudemment ses filets.

Les passions honteuses, tel était l’amour dans ce recoin mal famé de La capitale.

C’était l’antre de la hideur.

Mais poursuivons.

Épuisés, les habitants du garni se reposaient enfin. On n’entendait plus que le bruit de la porte extérieure, ouverte et refermée à de longs intervalles par les retardataires.

L’hôtel Peignotte s’endormait…

Un matin du mois de mars, le jour parut pâle et blafard, dans la rue des Lyonnais. Il pleuvait continuellement depuis une semaine, et l’aspect des maisons était encore plus misérable que de coutume.

Huit heures sonnaient.

La mère Peignotte s’éveilla, se frotta les yeux, et descendit lentement de son lit où son mari dormait avec un ronflement éraillé.

Elle souleva un coin du rideau de la fenêtre pour jeter un coup d’œil sur la cour, puis elle le laissa aller et regarda la chambre en désordre d’un air maussade. La chaleur de la pièce était étouffante le poêle ayant brulé toute la nuit. Une odeur nauséabonde et épaisse se dégageait des vêtements graisseux et du linge maculé empilés dans les coins et sur les meubles.

La matrone secoua son mari.

— L’inspecteur va venir pour notre registre, tu sais, eh !

Le patron grogna.

— Elle m’embête, la police ; qu’est-ce qu’ils veulent encore, les roussins ?

— Allons, c’est bon, lève-toi.

Elle s’habilla en grommelant, puis alla retirer les volets de la buvette ; après quoi, fatiguée, ennuyée, elle s’assit sur un banc éventré placé derrière le comptoir de zinc, et s’accouda, ne se dérangeant que pour prendre quelques prises de tabac dans un cornet.

Le débit de vins et de liqueurs était digne de ses habitués ; le mobilier se composait d’un fourneau, de tables boiteuses et de chaises éreintées ; les carreaux disparaissaient sous une couche épaisse de saleté et de crachats. Il était impossible de distinguer, du dehors, ce qui se passait dans ce cabaret ; les clients étaient chez eux.

Comme la mère Peignotte s’assoupissait sur son comptoir, la porte de la boutique s’ouvrit, et un individu, vêtu d’un costume noir, usé et luisant, pénétra dans l’intérieur. La cabaretière, à la vue de ce personnage, quitta sa pose endormie et se croisa les bras en le considérant bien en face. Le nouvel arrivé pouvait avoir vingt-cinq ans, il était rasé et portait ses cheveux bruns très courts ; son teint plombé dénotait une existence corrompue. Il avança lentement en soutenant de son œil faux le regard irrité qui pesait sur lui.

— Eh bien ! de quoi ? vous allez pas m’avaler, je suppose ! fit-il en fourrant tranquillement ses mains dans les poches de son sale vêtement.

— C’est comme ça qu’tu le prends ? grogna la patronne ; alors, à nous deux, sainte flemme ! D’abord, tu vas payer ta nourriture, mon fiston, et tout de suite, et puis ta chambre, et puis ce qui s’ensuit, ou j’te fais coffrer, j’te dénonce ! Ah ! bougre d’animal ! t’iras nocer avec ma monnaie. En v’là assez d’cette vie-là… Tu vas me payer, entends-tu, mon p’tit ?

— Minute, la commère, faut pas s’emballer. Vous avez un béguin pour moi, c’est parfait. Nous f’sons des cornes au papa Peignotte, c’est encore mieux ; mais là, entre nous, vous avez deux fois l’âge de bibi, et dam, faut combler la différence en belle et bonne galette. Quand on n’a plus ses dix-huit printemps, faut abouler du carme. Pas d’argent, pas d’amour. Maintenant, si j’ai découché c’te nuit, c’est qu’j’avais des affaires à conclure.

— Connu ! mon fieu.

— Possible, ma tourterelle, pensez-en c’que vous voudrez, au fait. Vous êtes pas forcée d’me croire. J’suis encore assez bête de vous répondre. Si ça ne fait pas suer, un vieux trumeau de ce calibre là qui m’fait des scènes de jalousie. Oh ! malheur !…

Et le jeune homme à la physionomie flétrie s’installa à cheval sur une chaise, pendant que la mère Peignotte, habituée à de pareilles scènes, maugréait quelques jurons, sans pourtant se fâcher bien fort.

Singulières étaient les relations de ces deux êtres. Madame Peignotte, qui tenait avec son mari l’hôtel et le débit de liqueurs, était une ancienne fille publique. À l’encontre de ses pareilles, elle était parvenue à se retirer avec quelque argent. Pour faire une fin, elle avait épousé le sieur Peignotte, un homme qui fermait les yeux sur sa conduite, à la condition de pouvoir s’enivrer chaque jour.

— Bah ! disait-il, les préjugés, c’est d’la blague.

L’abject amant de la dame Peignotte s’appelait le Nourisseur.

Ce nom, dans l’argot des voleurs, désigne celui qui cherche les mauvais coups à faire. Le Nourrisseur indique, moyennant une bonne redevance, soit un endroit à piller, soit quelqu’un à dévaliser. Jamais il ne prend de part à l’action. De cette façon, il touche le produit des vols qu’il organise sans encourir de dangers sérieux.

Il se mettait en campagne avec une adresse merveilleuse et il ne revenait jamais sans avoir en tête quelque bonne affaire à proposer à ses amis. Du reste, il évitait toujours de se compromettre et ne parlait jamais devant témoins. Ses complices étaient obligés de lui faire belle part après leurs entreprises, car il aurait pu, à son gré, les dénoncer à la police.

Dans ce milieu criminel on le méprisait, mais on ne laissait pas de le craindre.

Pour augmenter ses ressources, le Nourrisseur s’était fait l’amant de la vieille mère Peignotte, qui avait gardé un tempérament d’hystérique, en dépit de son âge avancé. D’ailleurs, ce jeune homme, blasé prématurément, trouvait dans ce commerce immonde une jouissance qu’aucune autre femme n’eût été capable de lui procurer. Cette dégoûtante mégère exerçait sur ses sens une attraction bizarre.

Le jeune organisateur de vols et de filouteries, bien qu’ayant constamment vécu dans les ruelles borgnes de la métropole parisienne, avait quelque chose des mœurs bourgeoises. Il était loin d’avoir la cynique et brutale franchise des bandits avec lesquels il « travaillait. » Sa mise était à peu près celle d’un saute-ruisseau ou d’un répétiteur. Jamais il ne portait de blouse ni de casquette. Ses amis le traitaient de « gandin ».


La mère Peignotte et le Nourrisseur laissèrent là leur querelle pour s’occuper de choses plus sérieuses.

— Le môme Émile est ratiboisé, dit le Nourrisseur.

— Tant pis pour lui ; j’ai déjà bien assez d’embêtement pour mon compte, répliqua la mère Peignotte.

— Quoi de neuf ?

— Eh bien ! Petit-Père, l’ami de Sacrais, a été arrêté pour un vol avec effraction à Nanterre. Il demeurait ici et nous ne l’avions pas inscrit sur le registre de l’hôtel. Et il a démoli quelqu’un.

— Tiens, j’ignorais ça, fit le Nourrisseur, Ah ! Petit-Père montait des affaires pour son compte, sans en rien dire aux amis… C’est bien fait !

— Oui, mais ça n’empêche pas que nous allons avoir toute une histoire. Mon mari dira n’importe quoi… On graissera la patte aux mouchards… Mais j’ai peur tout de même.

En effet, un crime avait été commis à Nanterre par un individu portant parmi les voleurs le sobriquet de Petit-Père.

Il avait été surpris, comme il s’échappait, emportant son butin.

La police avait découvert qu’il demeurait à l’hôtel Peignotte. Le bandit avait nié cependant.

Il n’était pas inscrit sur le livre des entrées.

C’était une mauvaise affaire pour les patrons de cet établissement borgne.

— Et il n’y a rien de plus ? questionna encore le Nourrisseur.

— Ma foi si, répondit la mère Peignotte, nous avons un nouveau locataire qui me paraît assez curieux. C’est un grand brun, bel homme, figure très pâle, des yeux comme des vrilles…

— Inconnu dans la pègre, fit le Nourrisseur.

— Ce qu’il y a de plus drôle, c’est que la Sauvage l’a aperçu en venant ici, et qu’elle le gobe énormément.

— La Sauvage est venue rue des Lyonnais ?…

— Mais oui, mon petit, ça t’étonne.

— Dame, ça la regarde. Si elle veut se faire pincer, je n’ai rien à dire.

— Y a pas de danger, fit la mère Peignotte, elle est bien trop rusée. Jamais elle ne se fait annoncer, elle s’amène et repart tout de suite. Et on ne sait plus où elle est : bonsoir…

— C’est égal, dit le Nourrisseur, elle devrait rester tranquille quelque temps.

— Chut ! tais-toi, répondit la mère Peignotte, v’là l’inspecteur.

Un homme venait de pénétrer dans l’étroit couloir de l’hôtel. Il entra dans le bureau où se tenait le sieur Peignotte.

La conférence dura longtemps.

Le débit de liqueurs se remplissait de monde. On parlait bas, car la patronne n’avait pas caché à ses clients qu’un agent causait avec son mari, dans la pièce voisine.

Enfin, on vit passer le mouchard dans l’allée et aussitôt le père Peignotte entra dans la boutique.

— Il arrangera ça pour le mieux, dit le patron à sa femme, nous en serons quittes, mais c’est cher…

— Combien ?

— Cent balles, il n’a pas voulu en démordre.

La mère Peignotte fit la grimace.

— Cent francs ! en v’là un cochon,

— Bah, dit le Nourrisseur qui avait entendu l’exclamation de la vieille, faut pas vous désoler. Sacrais vous rendra ça, puisque c’est lui qui vous avait envoyé Petit-Père.

Le temps s’écoulait.

À un moment donné, la mère Peignotte fit un signe au Nourrisseur.

Quelqu’un entrait.

C’était un homme de haute taille, négligemment vêtu. Il n’avait pas dû se faire raser depuis plusieurs jours, car sa figure s’estompait de noir. Il ne portait pas de barbe.

Il s’assit un instant, le temps de prendre une absinthe, et il sortit après avoir allumé sa cigarette au brûle-gueule du patron.

— Au revoir, M. Renaud, fit la mère Peignotte en clignant de l’œil au Nourrisseur, comme la porte se refermait.

— Il a une drôle de tête, ce particulier-là, se dit le Nourrisseur.

En ce moment, un petit être sautillant et mal tourné, entra dans l’estaminet avec force contorsions.

Il alla droit au Nourrisseur.

— Tiens, La Puce !… et par quel hasard ?

L’individu ainsi nommé répondit à voix basse et remit une lettre au Nourrisseur.

Elle contenait ces simples mots :

« Il paraît que Rose Cadette a fait des révélations à la police pour sauver Émile. On prétend également qu’elle est morte ce matin dans des coliques bien désagréables. À ce soir tout le monde. »

— Sacrais, ne t’a pas donné autre chose pour moi, demanda le Nourrisseur, en faisant flamber le billet avec une allumette.

— Non, mon vieux ; il m’a seulement donné ce mot pour la mère Peignotte, dans le cas ou tu aurais été en ballade.

— C’est bon, merci, La Puce. On préviendra les intéressés. Au fait, elle ne savait pas grand chose, la Cadette.

Et le Nourrisseur se leva.

Il remarqua, en faisant une éclaircie dans la buée qui recouvrait les vitres, que deux hommes ne perdaient pas la maison de vue.

— Ah ! ah ! fit-il à haute voix. Si j’ai bon œil, voilà deux roussins qui battent une planque. Avis aux amateurs, moi j’m’en fiche ; je suis un honnête homme… ou quelque chose dans ce genre-là.

Et il sortit laissant les consommateurs dans une vive inquiétude.

La journée s’avançait. M. Véninger et l’agent Haroux, postés à proximité de l’hôtel Peignotte, dévisageaient les entrants et sortants.

Le jour commençait à tomber.

M. Véninger se rappela son rendez-vous avec sa correspondante de la matinée.

— Caroline serait furieuse si je manquais, se dit-il à lui-même. Je n’aurai garde !… Elle me coûte assez cher.

Il donna ses instructions à l’agent Haroux.

— Vous avez bien son signalement dans l’esprit ? demanda le commissaire.

— Je vois l’homme d’ici… Je le reconnaîtrais entre mille. Ce n’est pas un type ordinaire, répondit le policier.

— C’est bien, je vous quitte, bonne chance, mon ami.

M. Véninger s’éloigna rapidement.

— Que le diable l’emporte ! fit l’agent Haroux.