Le Vampire (Morphy)/12

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 56-63).

CHAPITRE III

La bande de Saint-Ouen.

L’avenue de Saint-Ouen était presque déserte. C’est à peine si, à de longs intervalles, on apercevait quelques passants regagnant hâtivement leur logis.

Car, la nuit, ce quartier éloigné qui touche aux fortifications n’est pas sûr, en raison du nombre de rôdeurs de barrière qui y pullulent.
Sacrais avait été le premier clerc du notaire de la famille Caudirol.

Cependant, un individu aux allures louches et gluantes, enveloppé dans une longue redingote graisseuse, marchait tranquillement vers une ruelle sombre d’où partait la musique rauque et forcenée d’une guinguette de bas-étage.

Au moment d’y pénétrer, il tira de son gousset une grosse montre d’argent et regarda l’heure.

— J’ai encore du temps devant moi, fit-il en se ravisant.

Et retournant sur ses pas, du côté des fortifications, il continua de monologuer.

— C’est que cela mérite réflexion… Il y a des risques qui m’effraient… Lever le pied avec de la monnaie à gogo, en laissant même quelques cadavres derrière soi… c’est parfait. Mais, d’autre part… il y a ce damné couteau de la guillotine au-dessus de la tête… Ah ! voilà l’écueil… Je n’aimerais pas voir l’humanité par la lorgnette de la Veuve[1].

Il passait sous un bec de gaz qui l’éclaira brusquement.

C’était un homme de cinquante ans environ, grand, maigre, voûté. Sa figure blême était complètement rasée. Il avait le nez recourbé en bec de vautour, le front ridé, ses lèvres minces se contractaient dans un sourire cruel. Son regard était fuyant et vil.

L’hypocrisie et l’abjection ruisselaient sur cette physionomie ravagée par les passions.

— N’importe, continua-t-il en longeant les talus des fortifications, il faut bien risquer quelque chose… D’ailleurs, je ne servirai pas les scélérats qui veulent m’avoir pour chef… Non !… je me servirai d’eux. Je serai la tête qui pense, et eux, la tête… qu’on coupe !…

En achevant sa phrase, il laissa retomber son bras d’une façon sinistre.

Sans doute il allait continuer de se parler à lui-même quand un bruit de voix qui semblait monter du fossé attira son attention.

Il grimpa sur le faîte du talus et se pencha…

En bas, un homme tenait dans ses bras une fillette qui se débattait.

— Non, laisse-moi, vois-tu, laisse-moi !… Je ne veux pas ! disait-elle.

— Mais, alors, répondait l’homme, pourquoi sommes-nous venus jusqu’ici ?

Et le han !… han !… de sa respiration étranglée, déchirait sourdement le silence de la nuit.

En haut du fossé, l’individu que nous avons suivi depuis l’avenue de Saint-Ouen s’était couché à plat-ventre et ne perdait rien de cette scène de rut.

— Écoute, fit la femme, qui vainement essayait de se dégager, écoute… voici deux jours que tu me connais.

— C’est vrai.

— Deux jours seulement…

— Oui, et je brûle d’amour pour toi… Je veux t’avoir…

— Non, pas encore ; oh ! tu me fais mal !… Lâche-moi ou je mors…

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Tu veux le savoir ? Je vais te le dire… et c’est pour ça que nous sommes ici… rien que pour ça… Je t’ai vu et tout de suite tu m’as plu…

— Eh bien ?

— Tu es des nôtres, n’est-ce pas ? Tu es un garçon[2], un pègre ?

— Soit, et puis ?

— Oh ! je l’ai deviné. Tu es un rupin[3] tombé dans la gouape. Veux-tu être mon homme ?… Pour ça il faut devenir le chef d’une bande fameuse…

— Comment ?

— Sais-tu qui je suis ? Je suis la maîtresse de l’escarpe qu’on vient de condamner à mort. Je suis la complice de Général des Carrières…

— L’assassin qu’on va exécuter…

— Bientôt… oui ! C’est moi dont les journaux ont tant parlée et que la police recherche. Je suis, entends-tu ? celle qu’on appelle la Sauvage.

— Toi !

— Oui et je t’ai choisi pour prendre la place de Général, qu’on va me tuer… oh ! misère !…

— Qu’importe ! je t’aime à en devenir fou…

Et l’homme, un instant pétrifié d’étonnement, sentit sa chair hurler de nouveau. Il saisit la fille et voulut la renverser. Elle résistait encore. Furieusement, il appliqua ses lèvres contre les siennes et l’embrassa longuement dans la bouche…

Elle essayait de secouer la chaude volupté qui, maintenant, la grisait elle aussi, et la faisait se tordre dans les bras qui l’enserraient.

Mais l’homme redoublait ses caresses ; il avait entr’ouvert le corsage de la fille. Éperdu, il ne pouvait plus contenir le besoin d’amour qui le dévorait.

Il fit un effort, mais elle se reprit à lutter… Ce fut sa dernière résistance.

Elle renversa la tête en arrière, délirante.

— Tu vengeras Général, dit-elle d’un voix étranglée, dis ? Tu seras le nouveau chef ?…

— Oui.

— Eh bien !… Je suis à toi…

Alors, elle rendit son étreinte à l’homme qui l’enlaçait et, passionnément, elle se cramponna à lui.

— Je t’aime, moi aussi !…

On n’entendit plus que le bruit sourd de leur respiration saccadée…


— Tiens, c’est bon à savoir, ça, fit le personnage mystérieux qui, juché en haut du talus, avait tout vu, tout entendu.

Il redescendit avec précaution de son poste d’observation, et regagna l’avenue de Saint-Ouen. À présent, il marchait vite…

Au bout de quelques minutes, il se retrouva dans le passage borgne dont nous avons parlé.

Il s’arrêta devant la porte d’un assommoir mal famé qui attenait à une salle de danse, rendez-vous des rôdeurs de nuit. On appelait cela : le bal des Gouapeurs.

Notre homme dépassa rapidement l’entrée et entra dans l’établissement.

L’orchestre, composé d’instruments de cuivre, faisait rage. Une vingtaine d’individus hybrides dansaient frénétiquement en frappant du pied le plancher. La poussière formait un nuage qui enveloppait le tourbillon des danseurs.

La salle était mal éclairée par quelques lampes à pétrole. Au premier abord, on ne distinguait confusément que des ombres qui s’agitaient. Puis le regard s’habituait à cette lumière jaunâtre. Alors on apercevait un tableau hideux.

Les femmes, le corsage ouvert, laissaient voir la chair flasque de leurs poitrines et retroussaient outrageusement leurs jupes. Il y en avait qui jetaient leurs jambes en l’air devant la galerie, chahutant ; rivalisant d’obscénité.

Les hommes applaudissaient, se démenant et hurlant à qui mieux mieux. Cela, joint aux accords violents de l’orchestre, formait un tapage assourdissant.

Le nouvel arrivé s’orienta en habitué du lieu. Après avoir jeté un coup d’œil rapide dans la salle, il se dirigea vers le fond.

Plusieurs individus se tenaient à une table écartée, buvant du vin chaud.

— Voilà Sacrais ! fit l’un d’eux.

Le promeneur nocturne ainsi interpellé répondit simplement :

— Oui, c’est moi.

Et il prit place à la table, en regardant si personne ne les observait. Rassuré par son inspection, il reprit :

— Vous êtes tous ici, n’est-ce pas ?

— Oui, à part Zim-Zim qui est là-bas ?

Celui qu’on désignait ainsi était un joyeux compère, qui s’agitait avec de bizarres contorsions devant une fille absolument ivre, vautrée sur un banc.

— Eh ! dis donc, la Pouffiasse, lui disait-il, veux-tu pincer un de ces vieux rigodons des familles avec bibi ?

— Va donc, eh ! charogne… glapissait celle-ci d’une voix ordurière en essayant de se soulever.

Mais Zim-Zim, fort entrain, s’empressa de reprendre ses singeries au grand amusement de ceux qui l’entourait :

Mademoiselle,

Voulez-vous danser !
V’la l’bastringue,
V’là l’bastringue…

Mademoiselle,
Voulez-vous danser !
V’la l’bastringue

Qui va commencer…

Soudain, le regard du crapuleux farceur rencontra celui de ses compagnons assis. Il fit le tour du bal, sans affectation, et vint reprendre sa place au milieu d’eux.

Ils étaient au complet. Pendant une minute ils se regardèrent silencieusement.

Enfin, Sacrais se décida à reprendre la conversation.

— Voyons, dit-il, il faut nous expliquer. Grâce à moi, vous avez échappé à la rousse[4] tandis que Général, s’est fait poisser[5] dans l’affaire de la rue Rambuteau. Nos amis Gros-Veau des Écoles et Petit-Père de la Villette sont aussi au bloc[6].

Il y eut un silence.

— Le môme Émile est au Dépôt.

— C’est vrai, répondirent sourdement les bandits. Ils sont coffrés.

— Eh bien ! continua Sacrais, nous ne sommes pas perdus malgré ça. Vous voici réunis, comme au temps où Général commandait la bande : Tintin de la Courtille, La Louise, l’Asticot de Bercy, La Guiche, Bambouli, Zim-Zim de la Glacière, La Puce et Tord-la-Gueule[7]… Parbleu ! voilà une vraie collection de pègres à la redresse[8], Paris tremblera encore longtemps si nous restons unis…

— Y a pas de raison pour se séparer, fit une sorte d’Hercule qui répondait au nom de Tord-la-Gueule…

— Jamais de la vie, opina à son tour La Guiche.

— Mais non, pas du tout, dit un jeune éphèbe dont le surnom de La Louise indiquait assez les passions corrompues.

— Silence, le troisième sexe ! dit Zim-Zim de la Glacière, en riant plaisamment.

— C’est bien, reprit Sacrais, nous sommes d’accord. La bande a perdu des hommes. On les remplacera. Maintenant vous savez que Général des Carrières qui est à la Grande-Roquette et le Nourrisseur, qui évite de se montrer parmi nous, formaient avec moi… comment dirai-je ?… l’état-major de la bande.

— Et un bath[9] encore, approuva Bambouli. Continue de jaspiner[10], mon vieux Sacrais ; on t’écoute.

— Général était le chef, n’est-ce pas ?… Le Nourrisseur, lui, cherchait les affaires et nous les indiquait moyennant finance, sans mettre la main à la pâte…

— C’est pas un homme[11], c’est une pestaille[12], interrompit La Puce, en posant violemment son verre sur la table.

Sacrais regarda autour de lui. Le bal croulait sous le vacarme forcené des danseurs…

Les consommateurs attablés autour de la salle ne s’occupaient pas de la conversation des bandits. Cependant, un homme qui semblait dormir, non loin d’eux, excita la défiance du soupçonneux coquin.

Il baissa la voix d’un ton et poursuivit :

— Le Nourrisseur est lâche, c’est possible, mais il nous est fidèle et nous sert bien.

— Approuvé ! fit l’Asticot qui n’avait encore rien dit.

— Quant à moi, continua Sacrais, je suis votre factotum. Mon rôle consiste à empêcher les arrestations… et à deviner les trahisons, enfin à tout organiser pour le mieux… On ne réussit pas toujours…

— C’est égal, dit Tords-la-Gueule, de sa grosse voix, t’as pas ton pareil et tu seras notre chef. D’abord, c’est l’idée de la Sauvage.

Ce nom de la Sauvage produisit une sensation étrange parmi tous ces individus. Décidément, c’était une célébrité dans l’armée du crime.

— Un instant, fit Bambouli, nous allons causer de ça. La Sauvage, la femme à Général, a toujours été la vraie maîtresse de notre association. C’est surtout elle qui nous commandait et cela avec raison, puisque c’est elle qui a su nous choisir et nous communiquer sa belle fièvre, son enthousiasme, n’est-ce pas ?

Un muet échange de regards remplis d’admiration répondit à cette question, en montrant & quel point ces hommes étaient fanatisés par cette fille.

— Donc, elle doit rester à notre tête et nous gagnerons tous à lui obéir. Ce n’est pas la première venue, celle qui disait à Général et à nous : « Mes garçons, il n’y a de vrai que l’amour, l’or et le sang… L’amour à pleines lèvres, l’or à pleines mains… et du sang, du sang ! »

Ces paroles électrisèrent les bandits qui répétèrent :

— Oui, du sang, du sang, elle disait ça !

— Eh bien ! continua Bambouli, je dis, et Sacrais sera de mon avis, qu’il vaut mieux qu’il n’y ait pas d’autre chef que la Sauvage. Faudra qu’elle y consente !

— Là, nous voici arrivés à la conclusion, fit Sacrais : Je devais être le nouveau chef, mais je ne le serai pas. La Sauvage a changé d’avis sans rien dire.

— Comment le sais-tu, alors ? questionna Bambouli,

— Est-ce que je ne sais pas tout ce que je dois savoir, répondit Sacrais en souriant d’une façon significative.

— Pour ça, oui, affirma La Puce ; on en a eu des preuves.

— Voilà où en sont les choses et, ma foi, ça me va. Je n’avais pas de goût pour être votre chef. J’aime autant continuer comme par le passé… avec une

meilleure part dans les affaires si ça se peut… Je reste ce que je suis : Sacrais, le mouchard de la renâcle[13].

— C’est ça, tu veilleras à notre sécurité, ça vaut mieux, dit Tintin ; mais, à propos, qui veut-elle nous donner pour chef, faudrait savoir !

— Un gars à poigne, je pense, répondit Sacrais avec une nuance de jalousie. S’il tient la parole qu’il a donnée ce soir à la Sauvage, ce sera le pègre des pègres, la terreur des pantes[14].

Il y eut un vif mouvement de curiosité. On ne perdait pas une seule des paroles du sinistre gredin qui jouissait de son prestige sur les malfaiteurs qui l’entouraient.

Mais un nouveau venu vint faire diversion brusquement en se plantant devant la table, les mains dans ses poches. Il eût été difficile de lui assigner un âge. Il devait être jeune cependant. Sa figure portait l’empreinte de la fausseté et de la corruption.

C’était l’amant de la mère Peignotte.

— Le Nourrisseur ! s’écria Bambouli.

— Je n’ai qu’un mot à vous dire, fit vivement celui-ci : c’est pour cette nuit l’exécution de Général. Rendez-vous vient d’être pris à la minute avec la Sauvage pour minuit au claque[15] de la mère Poivre-et-Sel. Que pas un de vous ne manque. C’est dit, n’est-ce pas ? Au claque… à minuit !

Et il s’esquiva aussitôt.

Un instant après, la bande tout entière avait quitté le bal des Gouapeurs.

L’homme qui dormait non loin des bandits se releva d’un bond et se jeta sur leurs traces.

— À nous deux, Sacrais, dit-il à demi-voix.


  1. Guillotine
  2. Nom que les voleurs se donnent entre eux
  3. Un homme chic.
  4. Police.
  5. Prendre.
  6. En prison.
  7. On sait que les voleurs joignent à leur sobriquet le nom de leur quartier d’adoption.
  8. Voleurs déterminés.
  9. Beau, chic.
  10. Parler.
  11. Brave.
  12. Canaille.
  13. Police.
  14. Honnêtes gens, victimes.
  15. Maison de tolérance.