Le Vampire (Morphy)/13

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 63-77).

CHAPITRE IV

Le Lupanar.

Une heure après la scène que nous venons de retracer, l’établissement innommable tenu par la mère Poivre-et-Sel, regorgeait de « clients ».

Cette maison ne se distinguait de ses pareilles des boulevards extérieurs que par un ton plus canaille. C’était le summum de l’abjection.

Comme dans la plupart de ces antres de débauche, il y avait une double

porte d’entrée. On passait devant un comptoir en marbre blanc où se tenait la patronne, belle femme au type israélite qui commençait à grisonner. De là son surnom de « Poivre-et-Sel ».

Elle recevait l’argent et donnait des jetons de passes aux filles.

Dans le fond, était percé un escalier en colimaçon conduisant aux chambres de ces dames, chambres malpropres, où, à côté d’images obscènes, on était sûr de rencontrer un Christ, avec une branche de buis bénit. Comme tous les esprits faibles, les prostituées sont superstitieuses et craignent la mort.

À l’entresol était aménagée une sorte de buvette malpropre, avec des tables en chêne et des banquettes recouvertes de reps rouge. C’était là que se réunissaient les hôtes les plus crapuleux de la dame Poivre-et-Sel. Les initiés seuls y pénétraient.

Le café attenant à la maison était en bas, au rez-de-chaussée. C’est là que se tenaient les femmes disponibles. En haut, il n’y avait guère qu’une ou deux de ces « dames », comme elles se font appeler.

C’est de la petite salle du haut que nous nous occuperons, car là sont réunis Sacrais et la bande de Saint-Ouen, y compris le Nourrisseur.

Avec les bandits sont deux femmes demi-nues, dont une négresse. Elles vont de l’un à l’autre, prodiguant des paroles obscènes et se livrant à des caresses lascives…

Tout à coup, Tord-la-Gueule se leva :

— Dis-donc ! Irma-la-Nonne et toi, la Noiraude, vous allez déguerpir quand la Sauvage arrivera.

La prostituée qu’on venait d’appeler Irma-la-Nonne, parce qu’elle avait été élevée dans un couvent, la prostituée, disons-nous, fit un saut.

— La Sauvage ?… Elle va venir ici… Mais elle se fera pincer bien sûr !

— C’est pas ton affaire. D’ailleurs, tu sais bien que la mère Poivre-et-Sel ne lui laisserait pas arriver malheur !…

— Oh ! pour ça non, fit la négresse en clignant ses yeux avec malice, On sait ce qu’on sait.

— Eh bien, ma fille, dit Sacrais, garde-le pour toi.

En effet, dans la maison, on soupçonnait la mère Poivre-et-Sel et la Sauvage d’avoir des relations d’une intimité monstrueuse. Cette matrone avait pour la Sauvage des attentions d’amoureux. Elle la choyait et, quoi qu’il en fut, il était incontestable que son dévouement pour la jeune fille était absolu.

Deux nouveaux personnages pénétrèrent dans la maison et se dirigèrent vers le local retiré où se trouvait la bande.

Le premier était un homme de quarante ans, à la face laide et répugnante. Il avait un nez proéminent qui se détachait entre deux favoris très longs. L’œil à fleur de tête était terne et glauque. Une odeur de tabac et d’alcool se dégageait de ses vêtements. On l’appelait « l’Homme-qui-Pue. » Cet individu
La Sauvage s’était jetée sur le corps de son amant.
cumulait les fonctions de souteneur et de recéleur, Sacrais se servait souvent de lui.

Son compagnon était un gamin de dix-huit ans, véritable voyou parisien, à la fois spirituel et cynique. Ce dernier fut salué par des éclats de rire et des applaudissements.

— J’vous ramène le gosse, fit l’Homme-qui-Pue ; Général lui avait promis d’être des nôtres après sa première condamnation…

— Et j’les ai, mes galons, repartit celui-ci. Allons, bonsoir aux amis et aux hommes[1].

— Ah ! te v’là, gringalet, dit Tord-la-Gueule, le colosse, l’hercule de la bande.

Ji[2], mon vieux, et visible pour les camaros après six mois de clou. Ah ! les vaches ![3] on les pendra, nom de Dieu ! Mort aux tantes et aux bourriques ![4] Et youp-ohu ! Courage, on en est sorti de la Santoche[5].

— Bravo ! mon p’tit la Marmite, cria le Nourrisseur, bravo ! mon garçon, T’es gentil !

— Comment !… la Marmite ? Est-ce que vous m’avez surnommé comme ça ?

— Oui, mon fieu. C’est le nom qu’on t’a donné pendant qu’t’étais bouclé au ch’tard[6].

— C’te bonne blague !

— Oui ; au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit et d’toute la sacrée garce de sainte famille, tu t’appelles La Marmite.

Irma-la-Nonne s’indigna,

— T’es un cochon d’te foute du Bon Dieu et de la religion comme ça ! interrompit-elle, furieuse.

— Ferme ta boîte, riposta Le Nourrisseur en lui montrant le poing.

Elle se tut.

— Et pourquoi qu’on l’baptise La Marmite, ce p’tiot ? demanda Zim-Zim de la Glacière, moi j’sais pas.

— Tout le monde connaît son affaire, dit Tord-la-Gueule en bourrant un culot de pipe, tu sais bien qu’il a été sapé[7] à six marquets[8] par les vaches[9] de la correctionnelle pour s’être fait paumer[10] en train de ratisser[11] une cast’rolle à l’étalage d’un pante[12], C’est rien rigolo. Tiens, raconte-nous ça, môme La Marmite.

— Parfait, mon prince, répliqua celui-ci en s’inclinant gravement.

Quand on eut fait un peu de silence et que chacun, bien installé, se fut tourné vers lui, le jeune condamné raconta son histoire, après avoir avalé un verre d’eau-de-vie d’honneur qu’on lui avait octroyé.

L’Homme-qui-Pue s’était assis sur la banquette, la tête appuyée sur les cuisses de la négresse. Il commençait à sommeiller.

— Or donc, les amis, dit La Marmite en prenant une pose d’orateur, nous sommes d’avis qu’on n’peut pas faire des enfants et pisser en même temps[13] C’est pour ça qu’j’aurai l’honneur, l’avantage, comme on dit à la Chambre des Amputés, d’déposer ma chique, pour vous narrer la chose. Là, mes lapins, mes cocos, écoutez, on commence. Une, deusse, troisse, zim boum ! en avant la musique !…

— Dépêche-toi, fit Sacrais qui commençait à s’impatienter.

— C’est bon. Nous étions chez l’Homme-qui-Pue, le même qui ronfle comme un porc, devant vos éminences, Il avait chopardé[14] une épaule de mouton, je n’sais où… Enfin, bref, on avait c’qui fallait pour la cuire, à part une cast’rolle. La gigolette[15] à l’Homme-qui-Pue, une chouette gonzesse[16] ou alors j’suis qu’un muffe, une femelle qui r’naudait[17] pour faire le divin truc, la r’tape[18], et ça par pur amour pour cet ustensile… Eh ! l’Homme-qui-Pue, lacromuche[19] à favoris, réveille-toi donc ! On jaspine[20] de toi et de ta Louis XV[21], ce morceau de salé comme on n’en fait plus… Ah ! tu lèves la sorbonne[22] animal, c’est pas malheureux…

— T’as pas fini d’me chiner[23] ? demanda l’Homme-qui-Pue en se relevant.

— Si, ma vieille ; pour lors, ousque j’en suis ?… Oui, c’est ça, on avait d’là bidoche[24], du feu et l’reste, mais pas de marmite. Ben ! que j’dis, j’men vas en décrocher une quéquepart, faut pas s’épater ! Là-d’sus, j’sors. J’me balade un instant et, pour me dérouiller la main, je subtilise une côtelette de veau chez le boucher. Juste me v’là d’vant la tôle[25] d’un marchand d’articles de ménage. Et la sœur, que j’me dis, est-ce qu’elle heureuse ?… V’lan, j’agrippe[26] un poêlon, oh ! mais une manivelle épatante, les copains ! Et, là-d’sus, j’fous ma course. Bien travaillé, ma foi… Oh ! zut alors ! boutiquemard père, fils et Ce, y s’mettent tous à gueuler : au voleur ! Tas d’crétins ! J’ai beau m’tirer des pattes, des sergots s’plantent devant bibi et j’suis arquepincé[27] : « Lâchez-moi, qu’j’leur dis, y a l’Homme-qui-Pue et son amoureuse qui m’attendent pour faire le ragoût. J’ai pas l’temps de vous causer, v’voyez bien ! »… Ouiche ! on m’met en état d’arrestasse[28]. Vous connaissez l’fourbi[29]. J’suis conduit au clou[30], Me v’là d’vant l’quart-d’œil et son chien[31]. Y m’questionne. J’l’envoie balader. Les cognes[32] me fichent comme un paquet au violon. À minuit, j’monte dans l’panier à salade[33]. En route pour le Dépôt dans la berline de l’émigré ! Oh ! malheur. Les sacrés gaffes[34] m’foutent au tas[35] avec un tas d’camerluches[36] et d’poux. Sacré bon Dieu ! quelle noce. La boule de son[37] et les pétards[38]… En v’là un frichti[39]. Ah ! les gueux, y n’ont pus mon estime !… Deux jours après l’coup, j’passe en gerbement[40]. J’suis d’vant trois marchands de clou[41] avec des calottes sur la hure. J’m’asseois sur la planche au pain[42] et j’me recueille pour leur envoyer une plaidoirie tapée aux petits oignons. « Pourquoi qu’vous avez volé une marmite ? m’d’mande le président qu’est sourd comme un pot. — Pour ch… d’dans, m’sieu, que j’lui dis. — Et la côtelette, c’était ?… — Pour m’torcher le c… oui, mon président. — Gardes, emmenez-le. » J’en ai eu pour six mois à tirer… et me v’là.

Des éclats de rire et des trépignements accueillirent cette péroraison.

— Eh bien, mon p’tit, tu n’as pas volé ton nom, s’écria Sacrais ; vive la Marmite ! il sera des nôtres.

On approuva en serrant la main du voyou et, d’emblée, il fut reçu de la bande, sauf approbation de la Sauvage et du chef qu’on attendait…

Pendant que le jeune condamné exerçait sa verve ordurière, l’Homme-qui-Pue avait retiré jusqu’au dernier vêtement de la négresse et, fou de débauche puante, il lui versait entre les seins le contenu d’une bouteille qu’il buvait sur sa chair noirâtre, couleur de boue.

— Voilà la fontaine d’amour, hurla le satyre.

— Tu trouves, ma vieille ? fit La Marmite. Eh ben ! vrai, il a une façon de comprendre les sentiments qui m’va, l’Homme-qui-Pue ! Quel mignon !

Les autres regardaient, l’œil luisant, la gorge sèche. Il allait se passer des scènes plus immondes peut-être quand, soudain, la porte s’ouvrit.

— La Sauvage ! s’écrièrent les bandits.

— Et votre nouveau chef ! dit celle-ci d’une voix claire et énergique en laissant passer devant elle un homme caché dans un manteau de couleur sombre.

Tout le monde s’était levé.

Celle qu’on appelait la Sauvage était une Jeune fille de dix-neuf ans à peine. Elle avait un visage d’une expression incomparable.

Des cheveux noirs, crépus et abondants, couronnaient sa tête altière et insolente. Ses yeux avaient des reflets fauves et irrités. Ses narines largement ouvertes donnaient un caractère encore plus violent et sauvage à sa physionomie tourmentée. Sa bouche, épaisse et rouge, se contractait dans un sourire de dédain.

C’était une singulière nature où l’on devinait les passions extrêmes.

On la sentait animée d’une vie intense.

Cette fille étrange et superbe exerçait un véritable empire sur ceux qui l’approchaient.

Dans ce bouge immonde elle était toute puissante. On eût dit l’ange fatal des amours hideuses, le génie du lupanar !

Qui était la Sauvage ? d’où venait-elle ?

Pour tout le monde c’était un mystère. Cependant, elle comptait déjà parmi les célébrités du crime.

La police qui la recherchait ne connaissait rien de son passé ni de son existence.

Elle était la maîtresse du fameux Général. Voilà ce que l’on savait sur son compte.

Pour ne point tenir en suspens la curiosité du lecteur, nous retraceront immédiatement la biographie de cette nouvelle héroïne de notre roman.

La Sauvage était née d’une famille aisée des environs de Saint-Étienne.

Son père était un homme brutal qui la rouait de coups pour la moindre faute. Sa mère, pourrie de dévotion, la forçait à subir les pratiques religieuses les plus outrées. L’enfant exécrait sa famille.

Sa vie n’était qu’une révolte perpétuelle.

Elle allait chaque semaine se confesser à un prêtre qui nourrissait pour elle une passion inavouable.

Ce confesseur, exalté par la contrainte du célibat, ne put résister aux ardeurs qui le secouaient en présence de cette fillette.

Un matin où l’église était déserte, la Sauvage vint au tribunal de la pénitence comme à son ordinaire.

Sa mère l’avait accompagnée jusqu’au seuil de l’église pour être plus sûre qu’elle irait bien à confesse.

Ce jour-là, le prêtre avait résolu de posséder l’enfant.

Il la questionna savamment sur le VIe commandement de Dieu : Luxurieux point ne seras.

C’est le meilleur moyen de corruption dont les prêtres disposent vis-à-vis de leurs pénitentes.

La Sauvage sentit sa chair vibrer sous les demandes du prêtre.

Son imagination précoce s’échauffait.

Elle avoua en rougissant que la nuit elle avait eu des pensées indécentes et que, même, — pour employer son expression naïve d’enfant vicieuse, — elle s’était livrée à de vilaines choses…

Brusquement, et sans qu’elle se rendît compte de ce qui se passait, elle était renversée dans le fond d’une chapelle, sur un tapis disposé au pied d’un autel.

Le prêtre était sorti comme une bête en rut de son confessionnal et s’était jeté sur sa proie.

Dans le demi-jour de l’église un témoin eût pu voir une enfant se débattant avec délire entre les bras d’un être noir qui faisait tache contre la broderie blanche de l’autel de la Vierge…

Quelque temps après cet abominable attentat, la malheureuse s’aperçut qu’elle était enceinte.

Elle n’osa point avouer son malheur à ses parents.

Affolée, désespérée, la Sauvage (car elle portait déjà ce surnom à la campagne où elle était née), la Sauvage, disons-nous, alla trouver le misérable qui l’avait souillée.

Elle ne l’avait plus revu depuis l’ignoble scène du confessionnal.

La Sauvage lui dit sa situation en lui jetant son mépris à la face.

Le curé prit peur et, pour éviter un scandale inouï, il engagea la pauvre petite paysanne à gagner la capitale. Il lui remit une somme légère pour son voyage, et l’enfant, alors âgée de quatorze ans, quitta son pays pour toujours.

À Paris, la Sauvage s’était trouvée tout d’abord en proie à une misère horrible contre laquelle elle lutta courageusement.

Elle se fit servante chez des bourgeois.

Mais, au bout de quelques mois, il lui fut impossible de dissimuler sa grossesse.

Ses patrons la chassèrent en l’accablant d’outrages.

Elle était sur le pavé de Paris, avec une trentaine de francs à peine. Elle subsista pendant près de quinze jours avec cette modeste somme.

Le moment terrible vint où les douleurs de l’enfantement se firent sentir.

La malheureuse n’avait plus de gîte. Elle avait dépensé son dernier sou.

Elle errait dans les rues sans dormir ni manger.

Enfin, elle alla frapper à la porte de la Maternité qui ne lui fut pas ouverte.

— Il n’y a plus de place à la Bourbe ma petite, lui dit un interne. Va voir à la Clinique.

Elle se traîna jusqu’à la Clinique de la rue d’Assas où on ne voulut pas la recevoir.

Alors, épuisée de souffrances et de fatigues, étouffant ses cris dans son gosier, comprimant avec ses mains son ventre en travail, titubant, voyant gris, elle marcha jusqu’à ce que, exténuée, elle s’affaissa dans la rue.

La nuit était tombée humide et froide…

Un grand cri attira l’attention d’agents qui faisaient leur ronde.

La Sauvage venait d’accoucher sur un tas d’ordures et gisait dans une mare de sang.

Le nouveau-né ne vécut que quelques instants.

La jeune mère fut emportée jusqu’à l’hôpital Saint-Antoine où elle fut reçue d’urgence.

La Sauvage après plusieurs semaines de soins vit sa santé se rétablir.

Elle sortit guérie de l’hôpital.

De nouveau elle se trouva en proie à une misère noire.

Elle fut arrêtée comme vagabonde et condamnée à huit jours d’emprisonnement.

On l’envoya à Saint-Lazare. Elle en sortit avec un métier : celui de prostituée.

Elle se vendit à des enfants, exécrant les hommes avec trop de force pour vouloir leur servir d’instrument de plaisir.

On la surnomma un moment la môme aux gosses.

Abrégeons ce récit.

Elle rencontra une affection vraie chez un de ses amants, qui vola ses patrons pour la retirer de la fange. Le malheureux fut arrêté, mais il se donna la mort pendant qu’on le conduisait au poste de police.

On transporta son cadavre à Saint-Louis.

La Sauvage s’était jetée sur le corps de son amant qu’elle avait suivi jusqu’à l’hôpital.

Elle adorait ce jeune homme.

Cet évènement changea le cours de ses idées. Elle alla chercher des consolations dans le monde des repris de justice, où elle pouvait assouvir sa haine contre la société qui l’avait perdue.

Elle avait une nature indomptable qui se révéla dans ce monde des bas-fonds.

C’est ainsi qu’elle devint l’héroïne que nous avons entrevue.

Cela dit, pour expliquer ce qu’était la maîtresse de Général, le condamné à mort, revenons à la scène qui nous occupe.

Le compagnon de la Sauvage n’avait pas produit un effet moindre que celle-ci.

Les bandits regardaient avec une sorte de curiosité mêlée de respect ce nouvel affilié qui devait les diriger dans la voie infâme qu’ils suivaient.

L’homme avait repoussé son manteau.

On pouvait examiner ses traits d’une beauté sinistre, son teint pâle, ses cheveux noirs et son front dominateur.

— Par exemple ! s’écria le Nourrisseur, voici M. Renaud, si j’ai bonne mémoire. Un locataire de madame Peignolle.


— En effet, dit la Sauvage, c’est lui. Mais peu importe ! Moi, je le trouve digne d’être mon amant… Est-ce que cela vous suffit ? Est-il votre chef ?

Les bandits se consultèrent du regard.

Sacrais prit la parole pour tous.

— Celui que la Sauvage a choisi doit être un homme. Nous acceptons.

— Et quand on aura besoin d’un gaillard, à l’occasion, dit Tord-la-Gueule, je suis là. S’il est à la coule, moi, je suis d’attaque.

L’amant de la Sauvage eut un sourire.

Tord-la-Gueule se releva furieux.

— Ah ! mais dis-donc, l’artiste, faudrait voir à ne pas mépriser ceux qui ont des biceps. T’es notre chef, c’est bon ; mais, mon gaillard j’en mangerais deux comme toi.

— Crois-tu ? demanda ironiquement Renaud.

Et ses mains s’abattirent sur les poignets du colosse qui essaya vainement de se dégager.

La Sauvage applaudit.

— Bravo, ça, mon homme. Allons ; Tord-la-Gueule, tu es debout et lui assis. C’est pas malin de le faire lâcher.

L’Hercule se tordait, se jetait en arrière, sans parvenir à desserrer ses poignets de l’étau où ils étaient pris.

— Très bien, Renaud, firent les bandits en chœur.

Tout à coup, l’amant de la Sauvage, toujours assis, tendit ses bras d’une façon terrible. Ses muscles semblaient près de se briser.

On vit Tord-la-Gueule plier lentement.

Il tomba à genoux sous l’effort irrésistible du chef.

— J’ai trouvé mon maître, dit-il en se relevant.

Ce fut un enthousiasme indescriptible. Tord-la-Gueule était considéré comme invincible ; Renaud, cet inconnu, venait de le mettre à ses pieds comme il eût fait d’un enfant.

Cet incroyable tour de force avait conquis au nouveau chef l’admiration de ses hommes.

— Tu es un mâle, dirent-ils, en tendant leurs mains vers lui.

Sacrais avait profité du tumulte, pour s’approcher du vainqueur.

— Vous avez du nerf, M. l’abbé Caudirol, lui glissa-t-il à l’oreille.

L’homme qui se faisait appeler Renaud était démasqué.

Il sembla un instant pétrifié ; mais, subitement sa physionomie se convulsa. Il jeta un regard effrayant sur Sacrais.

Celui-ci ne s’émut point.

— Quand vous saurez qui je suis et comment Je vous connais, continua-t-il, vous vous attacherez à moi et vous serez sans crainte. Seul je sais qui vous êtes… et je suis le tombeau des secrets.

Caudirol, car c’était lui, ne fut qu’à demi rassuré.

— Venez avec moi à l’écart, dit-il à Sacrais… Là, à présent je vous écoute ; parlez.

— Je ne vous dirai qu’un mot pour l’instant. J’ai été le premier clerc du notaire de votre famille à Nantes. Je vous ai souvent vu à l’étude quand vous veniez toucher votre pension.

— En effet, dit Caudirol en réfléchissant, il me semble vous avoir vu autrefois.

— Rien n’est plus certain. Je ne vous ai pas perdu de vue à Paris. J’allais entendre vos sermons à Saint-Nicolas-des-Champs et, tout dernièrement, à Saint-Roch.
Elle attendait M. Véninger.

— Quel intérêt vous y poussait ?

— Le mien, cela va sans dire, repartit Sacrais en souriant ; j’avais quelque chose à vous proposer. Mais le diable m’emporte si je ne vous ai pas cru un prêtre convaincu quoique léger…

— Vous songiez donc à un crime dans lequel j’aurais pu jouer un rôle ? demanda Caudirol.

— Un crime ?… ! non ! répondit Sacrais… Mieux que ça ! Entendez bien ceci : je connais votre histoire et celle de vos ascendants. Votre père est devenu fou et on ne sait ce qu’il est devenu. Tous vos autres parents sont morts.

— C’est exact, approuva Caudirol.

— Vous savez cela, mais vous ignorez le principal, mon cher… Renaud. Votre grand-père était un contrebandier qui viola la duchesse de Lormières… dont vous êtes le petit-fils.

— Quelle fable ! exclama le défroqué.

— Non pas, affirma Sacrais, c’est la pure vérité. Quel mobile me pousserait à mentir ?

Caudirol ne répliqua pas et écouta son interlocuteur qui poursuivit :

— Voulez-vous vivre à Paris impunément, au grand jour, portant un nom illustre qui ne vous sera pas contesté, riche à millions ?

— Je ne vous cacherai pas que votre offre me séduirait assez, dit Caudirol sur un ton de persiflage.

— Vous ne me croyez pas ! s’écria Sacrais avec dépit, moi, qui me suis enfui de Nantes, après avoir emporté les papiers de votre famille et ceux de la famille de Lormières, moi qui sais tout et qui peux tout pour votre salut et votre fortune !

Caudirol redevint attentif.

— Soit, dit-il, je vous crois, et je commence à voir qu’il y aurait quelque chose à faire avec vos paperasses. Mais les millions ?

— Nous les aurons, déclara Sacrais avec énergie, oui nous les aurons avant peu si vous voulez m’aider, si même vous vous laissez faire.

— En somme, que me proposez-vous ? questionna Caudirol.

— D’être duc de Lormières !

Et l’ancien clerc, sûr de l’effet de sa phrase, regarda fixement Caudirol.

Celui-ci se rapprocha davantage de Sacrais.

Ils continuèrent de s’entretenir à voix basse, tandis que la Sauvage et les bandits étaient occupés de leur côté.

Il venait d’être décidé que tous les hommes de la bande à Général assisteraient à l’exécution de leur ancien chef.

On adopterait ensuite une ligne de conduite avant de se séparer.

La Sauvage prit la parole.

— À la place de la Roquette, mes amis ! Oui, ça nous donnera du cœur au ventre. Allons voir la crevaison de Général. C’était un homme !

Elle continua avec une sombre véhémence :

— Je savais bien qu’ils ne le grâcieraient pas, les vaches ! Mais c’est égal, quand j’ai su tout à l’heure, par le Nourrisseur, qui m’a rencontré avenue de Saint-Ouen, que c’était pour cette nuit… Ah ! ça m’a remuée tout de même… Nous te vengerons, n’est-ce pas ?

— Oui, répétèrent les bandits avec exaltation, nous vengerons Général des Carrières !

— Mort aux vaches ! s’écria la Sauvage, égarée, furieuse. Mort aux enjuponnés de la justice ! Mort aux flicks et aux gaffes[43] ! Mort à ces pestailles !… Du sang ! du sang !

Tous les malfaiteurs se redressèrent, secoués par cette effrayante apostrophe.

— Mort aux vaches ! rugirent-ils.

Sacrais venait de sortir avec Caudirol.

Cette absence inquiéta la Sauvage…

— Est-ce qu’il y aurait quelque chose ? leur demanda-t-elle un instant après, lorsqu’ils rentrèrent.

— Oui, répondit Caudirol, le sourcil froncé. Un mouchard est en bas, dans la rue. Il vient de parler à un agent en uniforme qui se dirige en toute hâte vers le commissariat voisin.

— Nous allons être bloqués dans ce trou, fit Bambouli. Tirons-nous des pattes, et vivement.

— En v’là des gêneurs, ces rouscaillons, dit La Marmite.

— Mais, est-ce bien un raille, l’homme en question, demanda La Puce à Sacrais.

— Dame, je l’ai vu arrêter notre camarade Gros-Veau, répondit Sacrais.

— Devant toi ?

— Oui, après l’affaire de la rue Rambuteau.

— Dont tu t’est tiré, malin.

— Nous n’en sommes pas à ça.

— Oh ! oh ! c’est sérieux alors, dit à son tour l’Homme-qui-Pue. Déguerpissons. On s’embête ici depuis que la Noiraude et Irma sont descendues.

En effet, les femmes étaient parties dès l’arrivée de la Sauvage.

— Minute, fit Caudirol avec autorité. Le mouchard d’en bas est gênant.

— J’te crois, M. Renaud ! approuva le Nourrisseur.

— Il faut nous en débarrasser tout de suite, continua Caudirol. Écoute, Tord-la-Gueule.

— Présent ! patron, riposta le géant.

Caudirol fit signe à tous les malfaiteurs de le suivre.

Ils sortirent sur les pas de leur chef et de la Sauvage qui subissait l’ascendant du terrible défroqué.

Caudirol les conduisit vers une fenêtre donnant sur le dehors.

Ils étaient cachés par un volet fermé hermétiquement.

Ils pouvaient voir sans être vus.

— Regarde, dit Caudirol à Tord-la-Gueule.

— Je vois le bonhomme, répondit le colosse en faisant un geste menaçant.

— Tu vas sortir de la maison d’un air indifférent.

— Très bien. Et puis après ?

— Tu passeras à côté de ce particulier-là. Regarde-le bien.

— C’est tout vu. Y aura pas d’erreur.

— Tu le prendras à la gorge et tu l’étrangleras. C’est facile, il ne passe personne.

— Compris. En avant ! ça me va.

— Nous descendons derrière toi. Il s’agit de montrer que tu n’as pas volé ton nom.

Tord-la-Gueule, fit de point en point ce qui lui avait été commandé.

Il affecta d’être en état d’ivresse et s’en alla de droite et de gauche près de l’homme embusqué devant le lupanar, sans exciter sa défiance.

Puis, tout d’un coup, il s’abattit sur le mouchard, qu’il étouffa dans ses puissantes mains.

Il le laissa pour mortel rejoignit ses compagnons qui sortaient en groupe de rétablissement de la mère Poivre-et-Sel.

Le mouchard restait étendu par terre sans mouvement. Quand il s’était senti empoigner, il avait eu la présence d’esprit de se laisser tomber aussitôt.

De la sorte, il avait échappé à Tord-la-Gueule, qui, croyant l’avoir tué, ne s’était pas acharné après lui.

Il avait seulement perdu connaissance.

Quelques minutes après, il reprenait ses sens et se relevait péniblement

— En voilà une fichue journée, fit-il en rentrant dans l’intérieur de Paris… Ce matin, Sacrais me glisse entre les doigts, et ce soir, c’est kif-kif… Pas de chance, décidément. M. Véninger me colle rue des Lyonnais pour pincer je ne sais quel contumax dont il aura rêvé. Je ne vois pas son Larcier, naturellement ! et je m’en vais me promener au bal des Gouapeurs, où l’on fait toujours ses frais…

En cet endroit de son monologue, l’agent Haroux, — nos lecteurs l’ont reconnu, — fit un geste de dépit.

— Juste, je retrouve mon Sacrais… J’envoie chercher une kyrielle d’agents pour me prêter main-forte. Et patatras… Tiens, voilà mes hommes.

L’agent se dissimula le mieux qu’il put.

— Du diable si je me fais connaître, fit le policier ; ce serait trop bête. J’ai montré ma carte au sergot, mais il n’a pas vu mon nom… C’est pas la peine de passer pour un Nicodème.

Il suivit des yeux un groupe de gardiens de la paix, conduits par un brigadier qui se dirigeaient vers le lupanar.

— Ils vont faire un beau four, poursuivit Haroux. Quant à moi je regagne la rue des Lyonnais. Si je pince le Larcier en question, ça sera toujours une consolation.

L’escouade d’agents restait en arrêt devant la maison de tolérance.

Haroux entendit le brigadier qui admonestait avec fureur un de ses hommes.

— Vous voyez bien qu’on s’est moqué de vous, foutue bête ! Où est-il, votre inspecteur de la sûreté ! Où est-il, s’cre-nom-d’dieu ! je vous le demande ? Bougre d’empaillé, qui nous fait aller comme des couillons. Nom de Dieu de nom de Dieu !

L’agent Haroux s’esquiva rapidement.


  1. Ces deux mots ont une signification terrible en argot. On ne les emploie qu’en parlant des pègres éprouvés.
  2. Oui
  3. L’épithète de vache s’adresse aux juges, policiers, gardien de prison, etc…
  4. Termes injurieux très employés par les voleurs contre leur ennemis.
  5. Prison de la santé
  6. Emprisonné.
  7. Condamné.
  8. Mois.
  9. Juges.
  10. Prendre.
  11. Dérober.
  12. Pante ou pantre veut dire imbécile ou victime ; ce mot s’applique à tous les volés
  13. Proverbe crapuleux.
  14. Pris.
  15. Maîtresse.
  16. Femme chic.
  17. Maugréait, protestait.
  18. Pour faire le trottoir.
  19. Souteneur de fille.
  20. Parle.
  21. Prostituée.
  22. Tête.
  23. Plaisanter.
  24. Viande.
  25. Maison.
  26. Je saisis.
  27. Empoigné.
  28. D’arrestation.
  29. l’affaire.
  30. Poste de police.
  31. Le commissaire et son secrétaire.
  32. Sergents de ville.
  33. Voiture cellulaire.
  34. Gardiens de prison.
  35. Grande salle du Dépôt.
  36. De camarades.
  37. Pain des prisonniers.
  38. Haricots secs.
  39. Une nourriture.
  40. Jugement.
  41. Magistrats.
  42. Banc des prévenus.
  43. Gardien de la paix et surveillants de prison.