Le Vampire (Morphy)/14

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 77-85).

CHAPITRE V

Les amours d’un commissaire.


En quittant l’agent Haroux, M. Véninger s’était immédiatement rendu chez lui pour faire sa toilette.

Il s’habilla avec soin, choisissant sa plus belle chemise à jabot et sa cravate la plus blanche.

Il teignit de frais sa barbe et ses cheveux qui commençaient à grisonner.

Enfin, satisfait de sa mise, il sortit après avoir jeté un regard approbateur à son miroir.

— Voilà Monsieur qui s’en va en ville, pensa la bonne du galant commissaire. Je sais bien pourquoi… M. Véninger marcha quelques instants d’un bon pas. Il entra dans une maison neuve de la rue du Temple.

C’est là que le commissaire de police abritait ses amours. Il avait loué un appartement à sa maîtresse, et chaque fois que le mari de celle-ci était absent, il venait oublier délicieusement les fatigues du métier de policier.

Caroline appelait ce logement son chez elle.

Quand elle écrivait à M. Véninger : Tu viendras me prendre chez moi, il savait ce que cela voulait dire.

Il monta rapidement cinq étages.

Caroline l’avait vu venir ; il trouva la porte d’entrée ouverte.

M. Véninger entra dans la chambre à coucher où sa maîtresse essayait une toilette de soirée.

— Bonjour, mon gros, fit-elle en l’embrassant.

Elle était demi-nue. Ses seins débordaient de sa chemisette très lâche, et ses jambes, recouvertes de bas de soie bien tirés, étalaient librement leur fine cambrure.

Elle était gracieuse et provocante.

Le commissaire la dévorait du regard.

Il contenait ses désirs…

L’attente aiguillonnait ses sens excités et lui rendait sa maîtresse encore plus désirable.

Il savourait, en gourmet, les jouissances de la chair.

C’était un célibataire blasé et difficile.

Caroline était belle, mais d’une beauté sans expression. On devinait en elle, à première vue, une femme légère, folle et vaniteuse.

Il lui fallait des bijoux, des robes nouvelles, mille riens ruineux, Elle adorait le spectacle, le bal, les plaisirs.

Or, elle était la femme d’un médecin peu fortuné, quoique célèbre et plein de talent. C’était un homme d’un caractère sombre, et ses confrères l’avaient surnommé le Docteur-Noir.

Il s’appelait Lucien Bartier.

On conçoit aisément qu’il n’était pas en mesure de satisfaire aux caprices coûteux de sa femme, non plus qu’il ne pouvait lui procurer les frivoles distractions qu’elle rêvait sans cesse.

M. Véninger avait été accueilli comme un Messie par Caroline.

Certes, le commissaire de police était loin d’égaler en jeunesse, en mérite et en beauté, M. Lucien Bartier, mais il était moins absorbé et plus galant. Il avait surtout la bourse facile.

C’est tout ce que la jeune femme demandait à un amant.

Il était son banquier avant tout.

— Tu sais, lui dit-elle, sans préambule, je me suis fait envoyer cette parure que nous avons vue rue Royale et que tu trouvais si jolie. Je n’avais rien de sortable à me mettre pour ce soir.

Et elle ajouta d’une voix câline.

— C’est que je veux me faire belle pour sortir avec toi.

M. Véninger fit une grimace qui pouvait passer pour un sourire.

— À propos, dit-il, je trouve fort imprudent d’aller à l’Opéra. Je puis être reconnu.

Caroline connaissait le côté faible du magistrat, Elle se jeta à son cou, se collant contre lui amoureusement.

— Dis, mon chéri, tu viendras ?

M. Véninger ne trouva rien à répondre. Il enlaça à son tour sa maîtresse et commença à la lutiner.

— Laisse-moi, fit-elle en riant, tu vas me chiffonner…

Le commissaire détacha le dernier vêtement de Caroline :

— Tu as raison, repartit-il plaisamment, il ne faut rien abîmer.

Doucement, il poussa la jeune femme vers le lit.

Elle résista coquettement, mais pour la forme…

M. Véninger et Caroline allèrent dîner en tête-à-tête dans un restaurant à la mode du Palais-Royal. Pendant le repas, la jeune femme se fit raconter tout au long l’affaire Caudirol.

Le magistrat sut faire la part de la curiosité de sa compagne, sans manquer à la discrétion professionnelle. Il se garda bien de dire qu’il avait la certitude de capturer le curé de Saint-Roch, que tout le monde croyait mort.

— Et M. Bartier, notre aimable Docteur-Noir, fit le commissaire de police, comment se porte-t-il ?

Caroline fit une petite moue dédaigneuse.

— Il est toujours fourré dans son cabinet ou en courses avec son inséparable domestique, que Je voudrais voir bien loin, dit avec humeur madame Bartier.

— Qu’est-ce que ce domestique ! demanda M. Véninger.

— Un drôle de corps qui s’appelle Jean-Baptiste Flack, un nom biscornu comme celui qui le porte.

— Que fait-il chez vous ?

— Lui ! il chante, il fait de l’esprit, se moque de tout le monde… Que sais-je encore ! Il est aussi gai que son maître est triste.

— Et M. Bartier le supporte ?

— Mieux que ça ; il ne peut pas s’en passer. Lui qui se défie de tout le monde, il a une foi inébranlable dans son M. Flack. Il l’appelle son ami.

— Il ne prodigue pas ce titre, observa le commissaire, s’il faut en croire ce que l’on dit de lui.

— Oh ! non, certes, il évite tout le monde et vit comme un ours.

— Dis-moi, ma bonne Caroline, dit M. Véninger, sais-tu pourquoi ton mari est si chagrin et misanthrope ? Il n’a pas trente-cinq ans, n’est-ce pas ?

Madame Bartier eut une hésitation visible.

Il n’en fallut pas davantage pour aiguillonner la curiosité toujours en éveil du commissaire de police.

— Pourquoi ne pas me répondre ? fit-il sur un ton qu’il s’efforça de rendre persuasif. As-tu des secrets pour moi ?

— C’est que, répondit la jeune femme, le fin mot de cette affaire ne doit pas être connu et que j’ai promis à mon mari de ne jamais parler de cela à personne.

— Oh ! interrompit M. Véninger, je suis discret par profession. J’écoute tout sans jamais rien redire.

Caroline ne se décidait pas à parler.

Il ajouta.

— Nous allons partir, il est temps. Une voiture nous attend en bas… Ah ! dis-donc, tu régleras toi-même cette petite misère dont tu m’as parlé, cette parure…

Et il tendit à sa maîtresse un joli portefeuille garni de billets de banque.

Madame Bartier, comme toutes les femmes légères et gaspilleuses, aimait l’argent.

Elle n’avait plus rien à refuser à son amant.

— Tu me rabouteras l’histoire en question, dit M. Véninger en affectant une indifférence qu’il était loin d’éprouver. Cela nous fera paraître le temps moins long, d’ici l’Opéra.

— Au fait, si tu y tiens, répondit Caroline qui oubliait déjà ses scrupules, moi ça m’est égal. Mais tu verras, c’est, drôle.

Le commissaire de police et Caroline prirent place dans une voiture de remise qui les attendait.

Pendant qu’ils roulaient sur l’avenue de l’Opéra, madame Bartier fit le récit qu’elle avait promis.

— Tu n’ignores pas que M. Bartier s’est marié en premières noces à dix-huit ans, avec une toute jeune fille, commença Caroline.

— Je me le rappelle fort bien, dit M. Véninger car à cette époque je le connaissais déjà. Il était interne à la Charité et moi je débutais comme secrétaire à la préfecture. Il était aussi franc et ouvert qu’il est aujourd’hui triste et réservé.

— C’est qu’il lui est arrivé une chose terrible.

— J’ai toujours pressenti un drame dans son existence.

— Voici ce qui s’est passé. Lucien et sa première femme formaient, paraît-il, un couple charmant. Ils s’idolâtraient. Sa vie, pour me servir d’une de ses phrases, n’était qu’un long baiser. Jamais on ne le voyait sans elle. Il abandonnait tout pour se consacrer à son amour. C’était un délire…

— C’est le beau côté de la médaille, dit le commissaire de police. Voyons maintenant le revers.

— Un jour, continua Caroline, Lucien vit sa femme, sans cause apparente, tomber dans une effrayante mélancolie. Elle pleurait sans cesse et fuyait ses caresses. Lui était près de devenir fou de douleur. Il la voyait dépérir avec une effrayante rapidité.

Madame Bartier eut encore une nuance d’hésitation. Enfin, elle poursuivit :

— Il la pressa de questions auxquelles elle ne répondit pas. Cependant, un soir que Lucien l’accablait de reproches, elle lui avoua tout…
Le meurtre de M. Véninger à l’Opéra.

— Je grille de savoir ce mystère, fit M. Véninger.

Caroline reprit.

— Lucien avait un frère, M. Isidore Bartier, qui était alors avocat stagiaire ; maintenant il est président de la neuvième chambre correctionnelle. Je ne le connais point.

— C’est une de mes connaissances, interrompit le commissaire. Il est facile à dépeindre : froid, pincé, chauve, la face entourée de favoris coupés en brosse, l’œil dissimulé sous d’épais sourcils, voilà l’homme. Il passe pour être d’une vertu antique. En tous cas, il est d’une sévérité sans égale.

— Eh bien ! sa renommée n’est guère méritée. Écoute plutôt la suite de cette histoire. La petite madame Bartier avait rendu visite plusieurs fois à son beau-frère, accompagnée de son mari. Isidore, à son tour, vint les voir assez souvent. Il renoua avec son frère des relations plus intimes, car ils étaient accoutumés à vivre séparés.

— En effet, ils ne sont pas faits pour s’entendre ensemble.

— Or, une après-midi, pendant que Lucien Barlier était absent par hasard, Isidore vint voir sa femme qui le reçut avec son empressement ordinaire. Il osa lui déclarer qu’il l’aimait, et, comme elle voulait le chasser, il se jeta sur elle.

— Par exemple ! s’écria M. Véninger.

— C’est la vérité. La pauvre petite s’évanouit ; en un pareil moment, c’était sa perte, Isidore profita de l’impossibilité où elle se trouvait de faire la moindre résistance, et il contenta son abominable désir ; lorsqu’elle reprit ses sens, elle était dans les bras de son beau-frère.

— Et qu’advint-il ?

— Isidore Bartier s’en alla en lui disant que son mari ne croirait jamais à un viol, si elle lui racontait ce qui s’était passé. Il penserait qu’elle avait cédé de plein gré. D’ailleurs, c’eût été le rendre inutilement malheureux. Cette raison l’emporta sur toute autre jusqu’au jour où, mourante, elle confia à Lucien son horrible secret.

— Il ne s’est pas vengé ? demanda le commissaire.

— Non, il ne put retrouver son frère qui avait disparu momentanément, et, la première fureur passée, il recula devant un fratricide. Sa jeune femme rendit le dernier soupir six mois après la scène du viol. Toute preuve du crime disparaissait avec elle. Lucien ne pouvait plus exercer de vengeance.

— Mais je ne m’explique pas qu’il se soit remarié, observa M. Véninger.

Caroline réfléchit un instant.

— Je vais tout te dire, répondit-elle. M. Lucien Barlier était le médecin de ma famille.

— Ah ! ah ! fit le commissaire.

— Laisse-moi achever… Il y a quatre ans maintenant, je le consultai secrètement, tu sauras pourquoi. Il m’examina et me dit froidement ; Mademoiselle, vous êtes enceinte.

— Comment !

— Je me jetai à ses pieds en le priant de me sauver, d’empêcher que je ne sois déshonorée. Je lui dis que j’avais eu le malheur d’écouter les serments d’un cousin qui avait abusé de mon innocence… Je n’avais pas seize ans !

— Et que fit le Docteur-Noir ?

— Il me laissa partir en m’engageant à ne dire ma situation à qui que ce soit. Deux jours après, ma mère me faisait part d’une nouvelle qui me confondit : M. Lucien Bartier sollicitait l’honneur d’entrer dans notre famille… et demandait ma main. J’acceptai.

— Tes parents étaient-ils riches ?

— Il s’en faut ! Je me suis mariée sans dot… Le soir de ma noce, après la fête, Lucien me conduisit jusqu’au seuil de ma chambre et me raconta son passé. Il ajouta : Il y a une chose que je vous cacherai, une seule : c’est un secret qui ne m’appartient pas. Sachez seulement que j’ai commis une mauvaise action. Tout le monde l’excuserait, sans doute, mais moi je ne me suis pas pardonné. J’avais quelque chose à expier…

— Et c’est pour racheter cette faute mystérieuse qu’il t’a rendu l’honneur par son alliance ? fit M. Véninger.

— C’est ce qu’il me dit,

— Voilà un homme généreux, ne put s’empêcher de penser le commissaire… Bah ! c’est de la bêtise.

Il demanda encore.

— Donc, tu étais enceinte ?…

— Oui, et j’accouchai au bout de sept mois.

— Que devint l’enfant ?

— Il mourut un an après sa naissance.

— Cela simplifiait les choses.

— Je n’ai plus qu’un détail à te révéler, dit Caroline ; figure-toi que depuis le jour de notre mariage jusque aujourd’hui mon mari n’a jamais usé de ses droits… Nous vivons dans un logement séparé.

— Vraiment ! exclama le commissaire.

— Il m’a dit ceci, dès le début de notre union : Mon enfant, vous êtes libre. Je ne veux pas abuser de votre malheur. Je me suis juré de rester fidèle à mon premier amour ; imitez-moi ou faites différemment, c’est votre affaire. Mais…

— Mais ?… répéta M. Véninger haletant de curiosité.

— …N’ayez jamais de relations avec quelqu’un qui touche de près ou de loin à la justice… J’ai horreur des hommes de loi… Ce sont des monstres !… Et en parlant ainsi, fit Caroline, ses yeux flamboyaient ; il ajouta : Sans cela, malheur sur tous les deux : je vous tuerai vous et Lui.

Madame Bartier eut un frémissement de terreur en répétant ces paroles.

M. Véninger dissimulait mal l’impression qu’il avait ressentie de ce récit,

Il essaya cependant de plaisanter.

— J’ai donc pour toi l’attrait du huit défendu ? fit-il en essayant de sourire.

Caroline ne répondit pas.

Ils étaient arrivés.

La voiture s’arrêta devant l’Opéra.

Ils descendirent vivement impressionnés…

Quelques instants après, ils étaient installés dans leur loge et la frivole jeune femme ne songeait plus qu’au spectacle.

Madame Bartier nageait dans l’ivresse, au milieu de l’éblouissement des lumières et des dorures. Elle laissait aller son regard enchanté sur le spectacle féerique qui l’entourait. La scène et la salle, la rampe, le grand lustre, les diamants, les tentures et les riches étoffes, tout cela la plongeait dans une muette extase. Elle se laissait aller à une délicieuse griserie, bercée par la musique, ravie par la voix mâle du ténor… heureuse de vivre.

Le commissaire de police était soucieux. Le soir même, il avait pris mille francs dans sa caisse. Il devait les remettre le lendemain.

C’était une voie dangereuse. La préfecture pourrait s’apercevoir d’irrégularités dans ses comptes.

Et le récit de Caroline lui revenait à l’esprit.

Il eût voulu rompre sa chaîne.

M. Véninger avait peur…

Le rideau s’était baissé et se relevait à présent, sans que le commissaire et sa maîtresse eussent bougé.

Les retardataires montaient rapidement le grand escalier.

— C’est vous, docteur Baudinet ? fit l’un d’eux à un grand monsieur noir.

— Enchanté, de vous voir, mon cher client ; comment va votre bronchite ?

— Mais… comme vous voulez !

— Le mot est bon.

— À propos, vous soignez le baron de Cénac. Vous êtes de la consultation ?

— Oui.

— Quoi de neuf.

— Il est perdu. D’autant plus qu’on nous adjoint le Docteur-Noir.

— Connais pas.

— Un charlatan constipé qui déshonore la science.

— Tant pis. Au plaisir, docteur.

— Au revoir, cher monsieur… Ah ! regardez donc, le voilà qui passe comme un fou…

— Qui donc ?

— Mais lui, l’homme en question, Lucien Bartier, le Docteur-Noir !

— Un type bizarre. Il n’a pas l’air commode. Brrrou, il me fait froid dans le dos. Il n’aura pas ma clientèle.

— Que diable vient faire ce bourru à l’Opéra ? fit le docteur Baudinet.

— Ça m’est bien égal, rebonsoir maître.

Ils regagnèrent leur place…

En ce moment une effroyable détonation retentit, suivie d’un cri de femme.

Il y eut un tumulte épouvantable.

Tout le monde se précipitait vers une loge d’où s’échappait une épaisse fumée.