Le Vampire (Morphy)/15

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 85-91).

CHAPITRE VI

Le Docteur-Noir.

Un drame venait de s’accomplir avec une rapidité foudroyante dans la loge où se tenaient Caroline et M. Véninger.

Tandis qu’ils se laissaient aller à leurs impressions diverses, la mort était suspendue au-dessus de leurs têtes.

Lucien Bartier connaissait la trahison de sa femme.

Le hasard avait voulu que le brouillon de la lettre de Caroline, adressée au commissaire, lui tomba sous les yeux.

Voici comment :

Il était parti avec son domestique pour sa maison de campagne de Noisy où il avait un laboratoire. En route, il s’aperçut qu’une feuille, contenant des notes importantes, lui manquait.

Il dut revenir. C’est ainsi qu’en furetant partout, il découvrit la lettre de sa femme, que celle-ci avait recommencée avec quelques variantes, ainsi que nous l’avons lue.

Le rendez-vous à l’Opéra y était indiqué.

Nous savons ce qui devait en résulter pour M. Véninger…

On se rappelle la menace du Docteur-Noir.

Il tint parole…

Le commissaire regardait dans la salle. Caroline ne quittait pas des yeux un chanteur célèbre qui entamait sur la scène son morceau capital.

Ni l’un ni l’autre ne virent la porte de leur loge s’ouvrir brusquement.

Le Docteur-Noir était derrière eux.

Il tira de son habit un pistolet de fort calibre qu’il tenait caché.

Il étendit le bras et visa en un clin-d’œil…

Le coup partit et le commissaire de police roula par terre, le crâne fracassé. La balle l’avait atteint à la tempe… Caroline, qui s’était retournée, poussa un cri affreux en apercevant son mari.

— Pitié ! supplia-t-elle en se jetant à ses genoux.

Le Docteur-Noir la renversa.

Il avait jeté son pistolet et tenait dans sa main droite un poignard.

Il allait en frapper sa femme.

— Je te fouillerai le cœur, misérable ! hurla-t-il en proie à une fureur concentrée en élevant son arme.

Caroline eut une supplication suprême.

— Oh ! grâce !… grâce… Vous êtes si bon… Non, je ne veux pas mourir… grâce !… Je t’aime… Je te le jure…

Lucien Bartier la repoussa avec dégoût.

— Putain ! dit-il entre ses dents.

Cette lâcheté de sa femme l’avait désarmé. Il la regardait avec mépris…

Toute cette scène avait eu lieu en moins de temps que nous n’en mettons à la retracer.

Partout l’alarme était donnée.

On envahissait la loge, on se bousculait, on s’écrasait dans les couloirs.

Pour le public du high-life, c’était un régal sans pareil.

Le Docteur-Noir regarda tout ce monde avec assurance et, désignant le cadavre de M. Véninger, il dit :

— Cet homme… un magistrat !… était l’amant de ma femme : je l’ai tué. C’était mon droit.

On avait prévenu l’autorité.

M. Lucien Bartier fut arrêté sur place. On y mit des formes toutefois, car on avait affaire à un homme du monde.

Caroline fut également invitée à venir au commissariat de police.

On emporta le cadavre de M. Véninger…

— Décidément, ça va bien, dit un reporter de journal. Au lendemain de l’affaire Caudirol, voici une nouvelle tragédie greffée sur un scandale… Le métier devient facile ; nous ne serons pas de si tôt à court de copie.

La foule s’écoulait, houleuse…

On avait interrompu la représentation.

Transportons notre récit au bureau du commissaire du quartier de l’Opéra.

M. Lucien Bartier, sa femme et plusieurs témoins du meurtre sont présents.

Le commissaire a été rapidement mis au courant de l’affaire.

C’est un petit homme violent, au visage apoplectique. Il est dans une colère furibonde.

— C’est vous qui venez d’assassiner un magistrat, en plein Opéra ! dit-il au Docteur-Noir en bégayant. C’est… c’est… infâme !

M. Bartier, très calme en apparence, remit le fonctionnaire à sa place.

— Permettez-moi de vous dire que vous vous oubliez, Monsieur, vous êtes chargé de constater un fait et non de le juger.

— Taisez-vous ! hurla le commissaire.

Et, rageusement, il procéda aux formalités ordinaires, interrogeant Caroline qui avoua tout, prenant acte des déclarations de Lucien Bartier, enregistrant les dépositions des spectateurs de la scène.

Il mit dans son procès-verbal une partialité révoltante. Il injuria presque madame Bartier quand elle avoua ses relations avec M. Véninger

— Vous mentez !… C’est faux !… protesta-t-il.

Malheureusement pour lui, les preuves abondaient. On avait retrouvé sur le cadavre de M. Véninger la lettre de Caroline…

Il n’y avait plus qu’à s’incliner devant l’évidence.

Malgré cela, le commissaire, exaspéré du meurtre de son collègue, était décidé à commettre un abus de pouvoir.

Il n’écoutait que sa colère.

— Ah ! vous croyez, parce que vous êtes médecin, que vous échapperez à la loi et aux usages communs. Eh bien, non ! Je vous maintiens en état d’arrestation… Je vais vous faire diriger vers le Dépôt… où vous irez en voiture cellulaire.

— Vous oubliez, Monsieur, répondit froidement le Docteur-Noir, que la loi excuse la vengeance du mari lorsque l’adultère est flagrant.

— C’est bien, nous verrons, nous verrons ! fit le commissaire de police.

Les personnes présentes à ce singulier interrogatoire étaient indignées.

— Je vais de ce pas trouver le préfet de police, dit l’une d’elles.

Néanmoins, l’ordre du commissaire fut exécuté.

M. Lucien Bartier dut gravir le marchepied de la voiture cellulaire qui passe à minuit dans tous les quartiers.

Il fut enfermé dans un étroit compartiment.

Le lourd véhicule continua sa tournée, se remplissant davantage à chaque poste où l’on s’arrêtait.

Enfin, un violent cahot annonça que l’on venait de franchir la cour de la Sainte-Chapelle.

On était arrivé. Les portes intérieures de la voiture s’ouvrirent une à une.

M. Bartier passa entre deux haies de municipaux, avec des repris de justice et des prostituées.

Il était confondu avec eux et personne ne faisait attention à lui. C’est à peine si sa mise élégante excitait quelque curiosité.

On fit entrer en tas tous les individus arrêtés dans un bureau appelé la Permanence.

Là, un employé prit les noms et délivra des feuilles d’entrées pour le Dépôt.

Le Docteur-Noir ne disait mot. Il se contenait. D’ailleurs il n’était pas au bout de ses humiliations.

Toutes les formalités étaient remplies.

Un garde municipal fut adjoint à chaque détenu.

Il fallait traverser la cour de la Sainte-Chapelle pour arriver au Dépôt de la Préfecture.

M. Bartier, qui semblait perdu dans ses réflexions, fit tout à coup un brusque mouvement. Il venait de ressentir une impression de froid à son poignet.

On lui passait le cabriolet, sorte de chaînette dont les extrémités sont retenues par la main du garde.

C’était le comble !

— En avant ! lui fut-il dit.

Il était enchaîné et mêlé à toute sorte d’individus. Le rouge lui monta à la face en même temps qu’il crispait ses poings avec rage.

On arriva au Dépôt.

La lourde porte de fer s’ouvrit et se referma sur le prisonnier.

Un brigadier vint faire l’appel.

— Je vais dire vos noms. Répondez-moi par votre prénom.

Il appela successivement tous les détenus.

Enfin, il arriva au Docteur-Noir.

— Bartier.

— Lucien, répondit celui-ci.

L’appel était terminé.

— Allez tous vous asseoir là-bas… et plus vite que ça… tas de chenapans.

On poussa les individus arrêtés vers une cellule de fouille.

— Ôtez vos souliers, dit le surveillant-fouilleur, et videz-moi vos poches dans votre chapeau !

Les malheureux obéirent.

Le Docteur-Noir était décidé à tout subir ; il fit comme les autres

En attendant son tour d’être visité, il regarda autour de lui.

Il était dans la première salle du Dépôt.

Du côté opposé, il vit les femmes ramassées pendant la soirée par la police des mœurs. Des sœurs de Marie-Joseph les bousculaient.

— Entrez par là, gourgandines, disaient celles-ci.

Le vestibule soutenu par des colonnes de pierre était faiblement éclairé. Les becs de gaz étaient baissés.


On n’entendait aucun bruit.
Cela se passait à Bullier.

C’était froid et triste.

— Allons, vous, arrivez ici, fit le fouilleur.

Le Docteur-Noir comprit que c’était à lui qu’on s’adressait.

On avait égard à sa bonne mine et on ne le tutoyait pas.

Il se laissa fouiller. On lui retira quelques menus objets interdits par le règlement.

On lui retint également son portefeuille qui contenait plusieurs billets de banque.

— Vous réclamerez tout ça quand vous sortirez, dit le surveillant.

La visite était terminée.

On conduisit les prisonniers dans une salle vitrée où il faisait un froid glacial.

Des paillasses étaient étendues par terre.

C’est là que l’on parquait les arrivants de la dernière heure.

La nuit on n’entre pas administrativement au Dépôt.

Ce n’est que le lendemain que l’écrou est fait au greffe.

Le Docteur-Noir, malgré sa répugnance, dut s’étendre tout habillé sur les infectes paillasses pleines de vermine, côte à côte avec des malfaiteurs et des ivrognes.

Un spectacle d’une hideur monstrueuse l’attendait.

Des jurons, des propos obscènes, voilà ce qu’il entendit ; tout d’abord.

Parmi les prisonniers, il y en avait cependant qui pleuraient ; d’autres se taisaient, en proie à un morne désespoir.

Mais, par suite d’une méprise curieuse, une femme habillée en homme avait été mise dans cette sorte de salle d’attente.

Elle avait soigneusement caché son sexe.

Lorsqu’on eut refermé la porte et qu’elle se vit à l’abri de toute indiscrétion de la part des gardiens, son secret commença à lui peser.

Elle renonça momentanément à son sexe d’emprunt.

— Eh ! dites-donc, camarades, y a mal donne. C’est pas mon côté ici. J’suis Titille, le Tombeau des Mâles…

— Oh ! mais, tant mieux, fit un souteneur.

Quatre ou cinq voyous se redressèrent sur leur paillasse. Seuls, à part quelques ivrognes endormis, le Docteur-Noir et un pauvre vieillard purent voir ce qui allait se passer.

Titille raconta à ses compagnons que, sortant d’un bal de nuit, déguisée en homme, elle avait été ramassée pour ivresse et outrages aux agents.

Elle s’était fait passer pour un garçon jusqu’au bout. Ses cheveux coupés courts et sa figure éveillée lui donnaient bien l’air d’un gamin de Paris.

Elle ajouta qu’elle trouvait drôle de poursuivre ce jeu et de se laisser condamner comme homme.

— Y aura pas mèche, observa un habitué du Dépôt ; avant de descendre à la Souricière, où l’on attend son tour d’être jugé, il faut se déshabiller.

— Pourquoi ça ?

— Mais pour être fouillé à fond, ma petite.

— Tant pis, alors, fit Titille.

Depuis que la fille avait révélé son sexe, ses camarades de nuit tournaient autour d’elle.

On eût dit des bêtes en rut.

Elle les regardait en riant.

Mais ceux-ci commençaient à se disputer entre eux. Tous voulaient avoir les banales faveurs de cette prostituée.

Une rixe était imminente.

Titille trouva le moyen de les mettre tous d’accord.

— Écoutez, dit-elle, j’suis une bonne fille et j’en ai vu d’autres… À chacun son tour… Ça va-t-il ?

Un murmure joyeux fut la réponse qu’elle obtint.

— Faut prendre garde aux gaffes, fit-elle encore.

La lumière des becs de gaz était baissée ; aucun bruit de pas ne se faisait entendre dans le corridor de ce dortoir.

Lucien Bartier se détourna avec horreur du spectacle qu’il avait sous les yeux.

Il se mit à causer avec le vieillard qui était auprès de lui.

C’était un pauvre homme atteint d’idiotie.

Comme Titille l’avait promis, chacun des prisonniers eut son tour.

La malheureuse s’était déshabillée et pendant toute la nuit, cachée dans un coin, près des cabinets, elle se livra à cette immonde prostitution.

Le Docteur-Noir, sous l’impression des évènements de cette soirée, se demandait s’il n’était pas le jouet d’un hideux cauchemar.

Abreuvé d’humiliation et de dégoût, il sentait son énergie près de faiblir.

La fatigue eut raison de lui.

Il s’endormit enfin.