Le Vampire (Morphy)/16

La bibliothèque libre.
J.-M. Coustillier, éditeur (p. 91-98).

CHAPITRE VII

Place de la Roquette.

Le bruit de l’exécution de l’assassin de la rue Rambuteau, connu sous le sobriquet de Général des Carrières, avait rapidement traversé Paris.

À onze heures du soir, la place de la Roquette commençait à se remplir de monde.

On regardait, en échangeant des propos à voix basse, les cinq dalles de pierre sur lesquelles allait s’appuyer la guillotine.

Un certain nombre de curieux, accoutumés sans doute au spectacle qui allait se dérouler, stationnaient près de là, devant un hangar où se trouvaient les bois de justice.

À minuit il y eut un mouvement de curiosité.

Un fourgon arrivait au grand trot. On allait y charger les morceaux de la hideuse machine.

Décidément, c’était pour aujourd’hui.

L’aspect de la place était sinistre.

On apporta les matériaux.

Des menuisiers dressèrent la guillotine devant l’entrée du Dépôt des condamnés.

À la lueur des rares becs de gaz, les murs des deux Roquettes se dessinaient lugubrement.

Les ouvriers travaillaient en silence à leur besogne.

On eût dit des ombres s’agitant.

Toutes les pièces de l’échafaud s’adaptaient au moyen de boulons, mais, cependant, de temps à autre, on entendait résonner des coups de marteaux sourds…

Alors, il courait un frisson parmi la foule qui avançait sans cesse. Des agents de police la refoulaient sur les trottoirs.

On s’écrasait littéralement.

Vers trois heures du matin, l’échafaud était terminé et ses montants se dressaient vers le ciel gris comme deux bras décharnés.

Un détachement de gardes municipaux à pied et à cheval arriva sur ces entrefaites.

Déjà un grand nombre de gardiens de la paix faisaient la haie et bousculaient les curieux.

En ce moment, un homme en chapeau à haute forme et vêtu de noir s’approcha de la guillotine.

Jusque-là il était resté assis près de la porte de la prison.

Une rumeur se produisit.

Ce personnage indifférent et muet, c’était le bourreau.

Il regarda un moment l’épouvantable machine qui se détachait en rouge foncé dans l’ombre livide de la nuit.

Le vent soufflait avec rage.

Le gaz dansait follement dans les lanternes.

Par moments, lorsque l’atmosphère reprenait son calme, les lumières éclairaient crûment l’échafaud.

L’exécuteur monta sur la plateforme de la guillotine.

Les menuisiers s’étalent rangés de côté.

Le bourreau, aidé de ses aides, vérifia les pièces principales de l’ignoble instrument de supplice.

Il fit jouer le glaive qui, supporté par deux hommes, glissa lentement entre les rainures.

— Vous faites la répétition, patron ? fit une voix railleuse.

L’exécuteur des hautes-œuvres se disposait à quitter la place.

Il se retourna.

Celui qui venait de faire cette question était un homme de quarante ans environ, à la physionomie intelligente et originale.

Il était blond et son visage était entouré d’un mince collier de barbe. Ses yeux clairs avaient une expression de bonhommie et de malice.

En cet instant, il souriait et sa bouche très large, légèrement entr’ouverte, lui donnait un air mi-sérieux, mi-narquois.

Il tenait de la main droite un lorgnon qu’il essayait de temps à autre, mais en vain, de camper sur son nez.

Le bourreau examinait son interlocuteur.

— Votre plaisanterie est d’excellent goût, fit-il en haussant les épaules.

Puis se ravisant.

— Êtes-vous journaliste ?

— Ma foi non, riposta l’inconnu avec un sang-froid imperturbable. Les temps sont difficiles, mais je n’en suis pas encore arrivé là…

— Vous n’êtes pas un agent de l’autorité, non plus ? demanda encore le bourreau qui s’impatientait visiblement.

— Mouchard ? non, pas davantage.

— Eh bien ! faites-moi le plaisir de vous en retourner là-bas, avec tout le monde, et sans tarder… Qu’est-ce que vous fichez ici ?

— Mon Dieu ! j’étais venu voir comment vous feriez sauter le pas au galant de madame Dublair, votre excellente épouse.

Le bourreau eut un mouvement de recul. Il considérait avec une sorte d’effroi l’homme qui lui parlait ainsi, nonchalamment, avec un sourire bizarre…

Le misérable tremblait.

Son visage devenait verdâtre.

Il essaya de parler, mais aucun son ne sortit de sa gorge desséchée… Une sueur glacée perlait à son front.

Il se remit peu à peu.

— Qui êtes-vous ? articula-t-il enfin d’une voix étranglée.

— Peu de chose en vérité : je suis le domestique ou l’ami, comme vous voudrez, de M. Lucien Bartier, autrement dit le Docteur-Noir.

— Nous avons étudié ensemble, fit le bourreau en baissant la tête. Je devais être son confrère… et je suis…

— Son concurrent, M. Dublair, son concurrent ! croyez-en l’honnête Jean-Baptiste Flack. Médecin et bourreau, voyez-vous, c’est tout comme. Mais vous travaillez franchement au moins, vous ! À la bonne heure !… Et quel bistouri que le vôtre !…

Le domestique de Lucien Bartier montrait du doigt le glaive qui brillait dans la nuit.

M. Dublair, ne put se défendre d’un sentiment de terreur.

Jean-Baptiste Flack le regardait dans les yeux, jouissant de sa frayeur.

Il devait y avoir entre ces deux hommes un secret qui allait se faire jour.

C’est ce qui arriva.

— Je n’abuserai pas de vos instants, cher monsieur Dublair, fit Jean-Baptiste Flack, car vos occupations vous réclament.

En effet, l’heure de l’exécution approchait.

Des gendarmes à cheval qui venaient d’arriver se rangèrent en demi-cercle autour de l’échafaud.

L’aumônier traversa la foule.

Il entra dans la prison.

M. Dublair, semblait être un spectateur indifférent et anodin.

On n’eût jamais pensé qu’il dût jouer un rôle aussi important dans le drame qui se préparait.

— Voyons, monsieur Flack, dit-il encore à son étrange interlocuteur, que me voulez-vous ? Parlez.

— Je veux vous être agréable, cher monsieur Coupe-Toujours. Je vois avec regret que l’un de vos aides manque de tenue. Il est je crois dans les vignes du Seigneur. Veuillez le prier de me céder sa place.

— Vous plaisantez, monsieur Flack, dit le bourreau avec un étonnement sans pareil.

— Pas le moins du monde, c’est très sérieux.

M. Dublair, eut une minute de réflexion ; après quoi, il se dirigea vers l’un de ses aides qui, effectivement, paraissait s’être grisé.

— Charles, fit-il à demi-voix, tu vas décamper. Tu es encore saoûl, animal.

L’aide essaya de protester.

Le bourreau fit un geste qui n’admettait point de réplique.

— Va-t-en !

Et il le poussa vers les groupes de curieux.

Il se retourna vers Jean-Baptiste Flack.

— C’est ce que vous désiriez ?

— Parfaitement. Je n’ai plus qu’à entrer en fonctions.

— Puis-je savoir ?…

— Mon Dieu oui, je travaille pour le compte de mon maître.

— Il s’agit d’une expérience ?

— Rien de plus.

Le chef du service de sûreté, accompagné d’un magistrat affriandé par ce répugnant spectacle, arriva sur ces entrefaites.

M. Dublair, fut prié par le policier de donner des renseignements au personnage dont il s’était fait le cicerone.

Quelques journalistes et diverses personnes privilégiées qui avaient été admises auprès de l’échafaud s’approchèrent avec curiosité.

L’exécuteur des hautes-œuvres se prêtait de bonne grâce à l’invitation du chef de la sûreté.

Il donnait en quelque sorte le programme de la scène où il allait figurer d’une façon si tragique.

— La guillotine, dit-il, est à présent une espèce d’étal. Elle est placée au niveau du sol, l’escalier ayant été supprimé.

— Quelles sont ses dimensions exactes ? questionna un reporter étranger.

— Les voici : 4 mètres de longueur sur 3 mètres 80 de largeur, environ 4 mètres carrés d’estrade. Aux deux tiers de la hauteur, vous voyez les montants couronnés par le chapeau, ils ont 4 mètres d’élévation sur 37 centimètres d’écartement.

Les journalistes présents prenaient avidement des notes à mesure que M. Dublair, faisait la description de sa machine.

— Sous le chapeau est fixé le glaive, lame d’acier triangulaire emmanché dans le mouton, forte masse de plomb. Le couteau a 30 centimètres de largeur ; il est haut de 80 centimètres, y compris le mouton.

— Il doit frapper avec une force terrible, remarqua le magistrat.

— Je crois bien, s’écria M. Dublair, avec une sorte d’admiration professionnelle. Le glaive tombe d’une hauteur de 2 mètres 80. Son poids multiplié par la vitesse de la chute est de 325 livres en arrivant sur le cou du condamné.

— La mort est donc immédiate, c’est incontestable, conclut le magistrat. Ce n’est pas un supplice.

— Je ne sais, répondit M. Dublair, songeur, j’ai vu des faits qui sembleraient indiquer le contraire ; mais n’importe, la chute ne dure pas trois quart de seconde. C’est comme un éclair.

— Ça donne positivement envie d’y goûter, observa Jean-Baptiste Flack qui écoutait gravement à l’écart.

Cette observation intempestive attira sur lui les regards du magistrat.

— C’est l’un de vos hommes ? fit-il au bourreau.

— Oui, en effet, répondit celui-ci avec hésitation.

Le magistrat se détourna avec dédain.

— Vous devriez l’habituer à se taire et le prier de garder ses réflexions pour ses connaissances.

Cette remarque méprisante fut mal accueillie par le singulier compagnon du Docteur-Noir.

— Mais, j’ai l’avantage de connaître M. le Président Bartier, riposta-t-il vivement.

Le magistrat releva la tête étonné.

— C’est mal d’oublier ceux qui vous ont rendu service, monsieur Bartier, continua le nouvel aide du bourreau.

— Que dites-vous ? demanda avec hauteur le président Bartier, qui s’écarta du groupe où il se trouvait, par mesure de prudence.

— Vous avez la mémoire courte, monsieur, continua impitoyablement Jean-Baptiste Flack. Au carnaval dernier, dans un bal plus ou moins bien fréquenté, j’ai cru voir quelqu’un qui vous ressemblait fort. C’était un gaillard, ma foi ! Il avait un faux-nez et dansait avec une jolie donzelle sur ses épaules… Cela se passait à Bullier, mon président.

Le magistrat ainsi dévoilé serrait les poings avec rage.

— C’est moi, termina Flack, qui l’empêchai d’être arrêté séance tenante pour outrages à ces petites saletés qu’on appelle les bonnes mœurs. Il en fut quitte pour être jeté dehors. J’en ai gémi pour la magistrature.

— Ah bah ! et c’était…

— Vous.

Il y eut un silence.

— Vous mentez ! gronda sourdement le président Bartier.

Flack tourna tranquillement le dos au magistrat.

Le bourreau poursuivait sa sinistre narration.

— Remarquez, fit-il en désignant la lunette, ces deux planches percées chacune d’une demi-circonférence et formant une lune où s’emboîtera le cou du supplicié. Le mécanisme en est fort important. Une fois pris dans ce trou, l’homme ne peut plus se dégager. Il importe de l’y jeter vivement et bien. La partie supérieure de la lunette est mobile, elle glisse dans les rainures des montants et peut être baissée ou haussée à volonté.

M. Bartier s’était rapproché de l’exécuteur et jetait à la dérobée un regard furieux sur Jean-Baptiste Flack qui causait avec ses nouveaux collègues, les aides du bourreau.

Celui-ci en était arrivé à la description de la bascule.

— Devant les bras de la guillotine, voici la bascule qui fait face à la lunette. En ce moment elle est droite, mais une légère secousse peut la rendre horizontale. On pousse l’homme contre cette planche et, aussitôt, elle s’abat sur une solide tablette. Comme la bascule est garnie de galets, elle roule instantanément vers la lunette qui est haussée. On la referme aussitôt en pressant sur un ressort et aucun effort ne pourrait la rouvrir.

M. Dublair, fit une pause comme pour jouir de l’effet de sa description.
J’avais pour maîtresse une garce du nom de Titille.

On l’écoutait religieusement.

— C’est alors fort simple, acheva-t-il, car il n’y a plus qu’à tourner le bouton qui correspond au glaive de la machine. Le couteau tombe et roule entre des rainures de cuivre, jusque sur deux ressorts à boudins, garnis de caoutchouc. La lame rase extérieurement la lunette et tranche le cou du condamné… Ensuite…

M. Dublair fut interrompu par l’un de ses aides qui lui parla bas à l’oreille.

— Messieurs, vous m’excuserez, fit-il en se dirigeant vers la grande Roquette, mais l’heure est venue d’accomplir l’arrêt de la justice.

Le directeur de la prison attendait l’exécuteur des hautes-œuvres qui lui serra la main cordialement.

— Prenez garde, cher monsieur Dublair, fit le directeur, ce mystérieux Général des Carrières, qui n’a point voulu dire son vrai nom et qui a déjoué la police si longtemps, ce gredin n’est pas commode.

M. Dublair hocha la tête.

— Nous prendrons nos précautions, dit-il en remettant un papier au directeur de la Roquette.

Celui-ci lut l’ordre d’exécution, qui était ainsi conçu :

« L’exécuteur en chef des arrêts criminels de la Cour de Paris extraira, demain… de la maison du Dépôt des condamnés, le nommé Général des Carrières, ainsi déclaré, et le conduira, à cinq heures précises du matin, au rond-point de la rue de la Roquette, où il lui fera subir la peine de mort prononcée contre lui par arrêt de la Cour d’assises, le… pour assassinat. »

— Très bien, fit le directeur de la Roquette en serrant le papier dans son portefeuille ; l’homme vous appartient maintenant.

Ils s’enfoncèrent dans l’intérieur de la prison.

Au dehors, on entendait le piaffement des chevaux et la rumeur discordante de milliers de curieux.

La matin blanchissait lentement l’horizon.