Le Vampire (Morphy)/21

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 124-128).

CHAPITRE II

Confidences


Lucien Bartier rentra chez lui rapidement et trouva Jean-Baptiste Flack qui l’attendait avec impatience.

— Vous avez bien travaillé, docteur ! fît celui-ci d’un ton de reproche.

— Ah ! tu sais l’affaire d’hier au soir, à l’Opéra ?

— On vient de me la raconter il n’y a pas une heure. Sachant que vous étiez arrêté, je n’ai fait qu’un saut d’ici au Dépôt, et j’ai appris que vous aviez été relâché ce matin à la première heure.

— C’est exact, mon ami… À propos, tu connais les motifs qui m’ont poussé à tuer ce Véninger… M’approuves-tu ?…

— Hum ! pas trop, mais enfin ce qui est fait l’est bien ! Le diable n’y changerait goutte. Vous l’avez démoli d’emblée, le commissaire… Il ne l’avait pas volé tout de même !

Le Docteur-Noir raconta à son domestique tous les détails du drame de l’Opéra ; il lui retraça la façon ignoble dont il avait été traité au Dépôt.

— Et vous n’avez pas protesté ! interrompit Jean-Baptiste Flack.

— À quoi bon ? J’ai préféré ne rien dire et savoir comment on maltraite les pauvres gens, coupables ou non, qui ont eu le malheur de tomber dans les filets de la police.

Le Docteur-Noir arriva à l’horrible scène du dortoir du Dépôt et parla avec dégoût de la prostitution de Titille, qui avait été placée avec des hommes, à la faveur de son déguisement.

— Titille ! exclama Jean-Baptiste Flack,

— Oui, la connaîtrais-tu ?

Le domestique du Docteur-Noir pencha tristement la tête, sans répondre.

— Qu’y a-t-il ? mon bon Flack, questionna affectueusement Lucien Bartier.

Le domestique, ou plutôt le compagnon du Docteur-Noir, se redressa brusquement, comme s’il venait de prendre une résolution.

— Écoutez, dit-il, je ne veux pas avoir de secrets pour vous…

— Je ne te demande rien, Jean. — Parlons d’autre chose.

— Non pas. Vous savez dans quelles conditions j’ai eu l’heureuse fortune de vous connaître… J’étais mourant… et vous m’avez sauvé.

— Le beau mérite ! Tu te laissais périr d’inanition… pauvre ami. Je t’ai tiré d’affaire avec quelques potions réconfortantes.

— Oh ! surtout avec de bonnes paroles, mon cher maître. Sans vous, je crevais comme un imbécile, de désespoir… Et pourquoi, bon Dieu ! pourquoi !

— C’est ton affaire, mon ami.

— Non, c’est aussi bien la vôtre, puisque vous vous êtes intéressé à moi. Voici ma petite histoire…

— Tu le veux absolument ?

— Oui, docteur.

— Allons, soit, fit le Docteur-Noir qui s’assit pour écouter les confidences de son domestique.

Flack se recueillit quelques instants.

— Il faut vous dire, commença-t-il, que je n’ai jamais eu de famille. J’ai été recueilli par l’Assistance publique. Ah ! monsieur, elle est dure, je vous promets l’existence qu’on mène dans ce bagne des Enfants-Trouvés. On vous élève dans la honte de soi-même, comme si on était coupable de quelque chose. Et vous grandissez en paria, récitant des prières pour les âmes charitables qui vous font l’aumône… Oh ! misère de misère… Ça me pèse encore sur les épaules, toutes les humiliations de mon enfance ! Je me demande encore si je dois regarder quelqu’un en face et parler haut…

— C’est triste, en effet, mon pauvre ami… Et c’est aux Enfants-Trouvés qu’on t’a baptisé du nom de Jean-Baptiste Flack ?

— Oui, et voici comment : Je m’appelais Jean-Baptiste ; on m’avait décoré de ce nom-là en entrant. Il paraît que la société a le droit de vous affubler d’un sobriquet, quand on a recours à sa charité. Or, un jour, j’avais huit ans, j’allongeai une claque superbe à notre calotin, un gros bonhomme… Du coup, mon nom s’allongea aussi.

— Comment cela ?

— Le curé me trouvait à son idée, il faut croire… Dame… il aimait les gosses, ce saint homme… Vous comprenez ?

— Oui, oh ! l’être ignoble… continue.

— Le ratichon me fit des propositions plus ou moins acceptables, et tout mioche que j’étais, je lui flanquai ma main, sur sa bonne grosse figure.

— Très bien, à la bonne heure !

— Pas sûr, attendez. Nous étions dans un coin de la cour, et les autres gamins virent le coup. Il paraît que c’était touché : ça fit flac ! C’est bête comme tout, mais le nom de flac me resta.

— Bah ! vraiment ?

— Oui, de là mon nom !

— Tu en as arrangé l’ortographe ?

— Mon Dieu oui ; mais revenons à mon curé. Il me fit enfermer au cachot pendant un mois, au pain et à l’eau, de sa propre autorité. Quand je sortis, la vie n’était plus possible pour moi. J’étais un maudit. Songez-donc ! j’avais calotté un prêtre. Je pris la résolution de m’enfuir… Je me sauvai un soir et je cours encore… Depuis ce temps, je vécus de bric et de broc, jusqu’au jour de mon tirage au sort. J’ai fait sept ans de service militaire. La caserne ! encore une galère, celle-là. Et les chefs ne valent pas mieux que mon calotin… Mais souffletez ces bonshommes… Au mur ! Ah ! quel bagne que l’existence !

— À qui le dis-tu ? fit le Docteur-Noir en serrant avec effusion la main de son domestique. Mais, poursuis ta pénible narration.

Jean-Baptiste Flack reprit :

— J’essayai de travailler comme bureaucrate, mais le métier de gratte-papier n’allait guère à mon caractère indépendant. Je me fis tanneur, aidé par des camarades qui me facilitèrent l’apprentissage. Ce fut dur. J’avais l’âge d’homme et je touchais à peine la paie d’un gamin de quinze ans…

Enfin, à force de persévérance, j’arrivai à gagner mes quatre francs ou cent sous par jour comme un autre.

— Cent sous !

— Et c’était beau ! Dame, il faut bien que messieurs les patrons s’enrichissent. Si les ouvriers gagnaient plus, ils ne se retireraient pas si tôt, ces dignes bourgeois.

— C’est vrai, exploités et exploiteurs… Voilà la société !

— Il y a aussi de braves gens… Vous me l’avez appris…

— Continue l’histoire de ta vie.

— Un jour, il m’arriva ce qui arrive à beaucoup d’ouvriers tanneurs. Une mouche charbonneuse, cachée dans les peaux, s’échappa, pleine de venin et me piqua à la figure.

— C’est une chance d’en avoir réchappé.

— Au bout de quelques heures, ma tête enfla, le poison décomposait mon sang, j’avais des lourdeurs. Je perdis toutes notions de vie… On me conduisit à l’hôpital de la Pitié où l’on me coupa la figure au bistouri. J’endurai pendant de longs jours des compresses d’alcool. Bref, j’entrai en convalescence. Par exemple, ce fut long !

— Et puis ?

— Je vais abréger. J’étais seul ; personne ne me venait voir, pas même le patron au service duquel je m’étais empoisonné…

— Canaille, va !

— Pas plus qu’un autre. Enfin j’eus un grand bonheur. Une jeune fille qui venait visiter son frère, malade dans la même salle, entra en causerie avec moi. Je rendais quelques services au malheureux qui était mourant, et Camille — c’était le nom de sa sœur — m’en savait gré.

— De là une amourette ?

— Pire que cela : un mariage. Le frère de Camille mourut. Elle restait seule, sans ressources. J’étais guéri, pas mal dévisagé par les incisions que l’on m’avait faites, mais enfin elle me dit qu’elle m’aimait tout de même…

Trois mois après je l’épousai,

Fiack s’arrêta et un sourire amer passa sur ses lèvres.

Il poursuivit lentement :

— Ce fut une lune de miel admirable… Ô triple bête !… J’adorais cette femme comme un fou…

— Dis comme un homme, fit le Docteur-Noir.

— Soit !… Or, savez-vous ce que j’appris bientôt ?

— Elle te trompait, parbleu !

— Oui, et de la façon la plus ignoble. Elle se livrait à une débauche sans nom, courant les bouges avec le fils de mon patron… Car j’avais repris mon travail dans la même boite…

— C’est joli ! Et que fis-tu ?…

— Moi je doutai tout d’abord. J’attribuai à la médisance les affirmations que j’avais recueillies… Mais, néanmoins mes sentiments changèrent. Je n’aimais plus Camille aveuglément. J’ouvris les yeux.

— Et qu’arriva-t’il ?

— J’appris à mépriser mon idole d’hier. Elle était sale, paresseuse, gourmande. C’était le type de la femme égoïste, sentimentalement bête par instants et prostituée à ses heures. Couché dans le même lit, il me montait à la gorge un dégoût insurmontable. Le matin, je la regardais endormie, vautrée dans son sommeil lourd. Et, dans le coin de sa lèvre, il me semblait voir s’ébaucher le rictus flétrissant du vice… Faut-il vous le dire ? à de certains moments je l’exécrais ; en d’autres, je l’aimais encore, me reprochant mes soupçons !

— Pauvre ami ! que c’est humain !

— Enfin, elle eut pitié de ma bêtise, je crois, car elle disparut… Je ne lui en veux pas… Mais je suis saisi d’une curiosité étrange pour tout ce qui la concerne… Il faut que je sache ce qu’il adviendra d’elle.

— Et cette femme…

— Cette femme, cette vile créature qui m’a tant arraché de larmes et enlevé d’illusions… vous l’avez vue… C’est Titille !…

Le Docteur-Noir, vivement ému par ce récit poignant, oublia ses propres douleurs et ses préoccupations pour compatir au sort de son brave domestique.

— Et c’est pour une pareille misérable que tu voulus te laisser mourir de faim ?

— Ma foi, c’est vrai. Mais j’en ai pris mon parti. Je plaisante, je ris, je chante, à présent.

— Gaieté fausse ! fit Lucien Bartier, Mais que vas-tu faire, maintenant que tu sais ce que devient cette Titille ?

— Je continuerai de la suivre dans sa vie dégradée, l’épiant sans qu’elle puisse jamais s’en douter. Elle a été la maîtresse d’un bandit, puis d’un mouchard qui est devenu bourreau !… Cela promet pour la suite.

— Quel tissu d’abjections !… Et tu tiens absolument à savoir ce que cette malheureuse deviendra ?

— Vous devez comprendre ma faiblesse. C’est, dans un autre ordre d’idées, la même chose que votre intérêt pour Georges Bartier, le fils de votre frère.

Le Docteur-Noir tressaillit.

— Quoi, tu as remarqué ? fit-il en même temps qu’une légère rougeur montait à son front.

— Oui, et croyant que vous portiez intérêt à la triste progéniture du président Bartier, j’ai voulu empêcher que son fils aîné, — le prétendu Général des Carrières — ne mourût sur l’échafaud. Je n’ai réussi qu’en partie, car il a été guillotiné ce matin… Son père assistait à l’exécution…

— Mais c’est un monstre, cet Isidore ! Est-il possible que je sois son frère !…

Un coup de sonnette retentit.

Jean-Baptiste disparut un instant et reparut, précédant une jeune femme qui paraissait douloureusement émue.

Elle s’adressa au Docteur-Noir.

— Monsieur, lui dit-elle, j’ai une bien triste nouvelle à vous apprendre.Mme Bartier, ma maîtresse, est morte ce matin.

Le docteur poussa un rugissement sourd, étouffé…

— Oh ! tout ce que j’aimais, murmura-t-il.