Le Vampire (Morphy)/22

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 129-134).


CHAPITRE III

Le secret du Docteur-Noir.

Un observateur qui eût assisté à la scène qui précède aurait été profondément émotionné.

Le Docteur-Noir semblait anéanti.

Il ne pouvait articuler une seule parole.

Ses lèvres tremblaient.

La femme de chambre, elle aussi, souffrait cruellement…

— Elle est morte ! répéta-t-elle.

Lucien Bartier, à la nouvelle imprévue de cette mort, était retombé accablé sur sa chaise, le front dans ses mains, tandis que son fidèle Jean-Baptiste le regardait d’un air navré, prêt à se retirer, par discrétion, et désireux de rester, par intérêt et attachement pour tout ce qui touchait ce maître affectueux.

D’autre part, la femme de chambre, subitement effrayée par l’excès de douleur que provoquait sa funèbre nouvelle, s’avançait vers le médecin, prête à fondre en larmes…

— Oh ! monsieur, fit-elle, si j’avais su ! Mais j’ai tant vu souffrir ma pauvre maîtresse que… malgré ses dernières paroles… je croyais que vous l’aviez oubliée.

— Moi ! s’écria le Docteur-Noir… Voyons, parlez ! Qu’a-t-elle dit ? La femme de chambre de feue Mme Bartier jeta un coup d’œil sur Jean-Baptiste.

— Vous comprenez, répondit-elle avec hésitation, j’ai été la servante et l’amie de Madame pendant près de douze ans ; elle m’a fait part de bien des choses que je ne puis redire qu’à vous-même…

En disant cela, elle avait baissé la voix.

Flark, qui avait deviné plutôt que compris ce qu’elle disait, se retira sans affectation.

— Jean, fit Lucien Bartier, reste ici, mon ami.

Et se retournant vers la visiteuse :

— Ma bonne demoiselle…

Il sembla chercher un nom.

— Vous vous appelez ? lui demanda-t-il doucement.

— Madeleine.

— Eh bien, Madeleine… je vous parle ainsi, car, désormais, je l’espère du moins, vous abandonnerez l’hôtel du président Bartier, pour la demeure modeste de son frère… Madeleine, dites en toute sécurité ce que vous désirez me faire connaître… Ce brave garçon est pour moi ce que vous avez pu être pour Mme Bartier.

La femme de chambre examina avec intérêt le domestique du Docteur-Noir.

Celui-ci leva les yeux au même instant, et leurs deux regards, doux et bons, se croisèrent pendant une seconde.

Instinctivement, ils se rapprochèrent et Madeleine, obéissant à une impulsion toute naturelle, tendit la main à Jean-Baptiste Flack, qui la serra silencieusement.

Le digne garçon avait une larme au coin de l’œil.

— Asseyez-vous et parlez, dit Lucien Bartier à la femme de chambre. Je suis désespéré, mais je veux savoir ce qui vous amène.

Et comme d’anciens souvenirs traversaient son esprit, il ajouta :

— Pauvre… pauvre femme !…

— Ne la plaignez pas, monsieur, fit vivement Madeleine… Sa mort est une délivrance. Elle a tant souffert… L’effroi que lui a occasionné la fin de son fils aîné, mort ce matin… sur l’échafaud… lui a donné le dernier coup…

— Elle l’a sue ? s’écria Flack,

— Oui, certes !

— Comment l’a-t-elle apprise ? interrogea le Docteur-Noir.

M. Bartier la lui a cruellement racontée dans tous ses détails.

— Le misérable… Au fait, Jean-Baptiste, tu me disais que, toi-même, tu avais assisté à ce triste spectacle… J’ai besoin de savoir cela.

Flack raconta en peu de mots les évènements de la nuit…

Le Docteur-Noir souffrait visiblement.

Quand son domestique eut fini son récit, il se leva et dit gravement :

— Le fils d’Isidore Bartier… le fils de… mon frère a dit ces paroles : « Puisse mon sang rejaillir sur lui et lui brûler les yeux ? »

— Il a dit cela, réitéra Flack qui avait raconté son entrevue avec Général.

— Eh bien, fit le Docteur-Noir, le fils a condamné le père. Les yeux qui ont regardé la hideuse boucherie de la place de la Roquette seront à jamais fermés à la lumière… Je le jure !

Et il étendit le bras.

Madeleine frissonna, épouvantée.

— C’est justice ! approuva Flack.

— Parlez, maintenant, Madeleine, fit le Docteur-Noir.

— Madame… ma chère maîtresse, m’a dit avant de mourir : « Quand je ne serai plus, tu iras trouver Lucien — elle ne vous appelait pas autrement — et tu lui diras que je confie à ses soins, notre fils… Georges. Encore un mot : je l’aime… Dis-le-lui. » Et ce fut tout.

— Elle a dit cela ?

Madeleine inclina la tête et ajouta :

— J’ensevelis ma pauvre maîtresse, et me voilà.

Lucien Bartier se leva et marcha à grands pas dans la pièce.

Puis s’arrêtant, les bras croisés, il dit affectueusement à Flack :

— Mon ami, confidence pour confidence. Je veux, moi aussi, te dire ce que je cache depuis si longtemps au fond de mon cœur.

Et le Docteur-Noir raconta son premier mariage, le viol de sa femme par son frère, Isidore, et enfin sa deuxième union avec Caroline.

— Pourquoi vous êtes-vous remarié ? demanda Flack.

— C’était une expiation. Je rendais l’honneur à une jeune fille séduite. Je ne sais si j’ai racheté ma faute.

— Vous ! s’écria Jean-Baptiste.

— Écoutez, mes bons amis, vous pouvez tout entendre. D’ailleurs, Madeleine sait ce que je vais dire. Deux ans après la mort de ma femme, je renouai des relations avec mon frère qui ignorait que je connusse son abominable attentat. Voici la raison de cette apparente amitié que je lui témoignai : Isidore, lui aussi, s’était marié, non par amour, mais par intérêt.

Le Docteur-Noir passa la main sur son front comme pour se souvenir.

— Savez-vous ce que j’avais résolu ? continua le Docteur-Noir… Une vengeance terrible ! Je m’étais promis de posséder sa jeune compagne et d’empoisonner à mon tour son existence. Je voulais lui appliquer, à ce représentant d’une justice inique, la loi du talion, la seule justice vraie… œil pour œil !

Jean-Baptiste et Madeleine écoutaient en retenant leur souffle le récit émouvant du médecin qui poursuivit :

— Voilà ce que j’avais décidé. Voici maintenant ce qui arriva : La femme de mon frère était une créature douce et charmante, pleine de cœur et de sentiments élevés. Elle semblait plus attrayante encore par la tristesse qui se lisait sur son gracieux visage…

— Oh ! oui, monsieur, elle était déjà bien malheureuse, elle me l’a souvent répété, affirma Madeleine.

— Eh bien ! le charme répandu dans toute sa personne fit tomber ma résolution brutale. Un seul sourire d’elle dissipa ma haine. Mais c’était pire peut-être : Je l’aimai ! Oui, une passion irrésistible me poussait vers elle. Je luttai contre mes désirs, mais, bientôt, je dus m’avouer vaincu. Ah ! quand l’amour vous tient, adieu préjugés humains et volonté… Il faut subir la loi de ses passions !

Il y eut un court instant de silence.

— Pendant plusieurs mois, reprit la Docteur-Noir, je n’osai avouer un sentiment aussi coupable… Hélas ! ma belle-sœur n’était guère plus sage que moi et je ne lui étais pas indifférent. Une après-midi, tandis qu’Isidore était au Palais, je vins la voir. Elle était alitée. Je pénétrai jusqu’au seuil de sa chambre à coucher. Je la trouvai dans les larmes, et n’écoutant que mon affection pour elle ; je me précipitai vers son lit, la questionnant… Elle m’avoua que son mari l’avait frappée… Nous étions dans les bras l’un de l’autre. Penché sur sa couche, je la serrais contre mon cœur. Une griserie m’envahissait. Je voyais battre sa poitrine nue… son beau corps se tordait sous une chemise de batiste, dans de douloureux sanglots… Elle ne me résistait point… Je l’enlaçai dans une suprême étreinte… et j’eus une minute d’un bonheur inouï qui rachèterait le malheur de toute une vie…

Lucien Bartier suffoquait en parlant ainsi.

Mme Isidore Bartier avait déjà un enfant… ajouta-t-il.

Madeleine interrompit le docteur :

— Oui, le même qui vient de périr sur l’échafaud. Il tenait de son père, celui-là… comme l’autre est votre portrait frappant. Cependant, Julie, la dernière enfant de M. Bartier, ne ressemblera pas, je crois, à son misérable père.

— C’est vrai, fit Jean-Baptiste, le Président a une fille. Quel avenir lui est réservé !

— Laissez-moi achever, dit Je Docteur-Noir. Ma belle-sœur partit le lendemain pour la campagne. Elle n’y resta que deux mois. Elle revint à Paris et, sept mois après, elle accoucha d’un enfant… notre Georges. Cet accouchement à sept mois n’inspira aucun soupçon. Quelques jours après, je reçus un mot de ma… belle-sœur qui me disait : « Lucien, vous avez un fils. Par pitié, ne me revoyez jamais. »

— Et vous avez obéi ! fit Madeleine.

— C’est vrai, mais de loin ou de près je ne perdais rien de ce qui touchait la pauvre femme. Que de fois j’ai rôdé devant l’hôtel du président Bartier, suivant des yeux les allées et venues des domestiques, épiant certaine croisée…

— Je le sais, fît Jean-Baptiste Flack.

— Ah ! comment cela ?

— Je vous y ai vu un jour…

— Pendant longtemps, je sus ce qui s’y passait par le malheureux enfant qui vient d’être guillotiné. Mais jamais je n’ai parlé à Georges. Oh ! tout ce que je possède, je le donnerais pour le serrer contre moi et l’embrasser bien fort !

Le malheureux père pleurait en parlant ainsi.

— Parlez-moi d’eux, fit-il en comprimant ses sanglots.

Madeleine raconta dans tous ses détails la triste existence de sa maîtresse, battue sans cesse de même que ses enfants, Julie et Georges, par le misérable Bartier…

Elle fut interrompue pas un violent coup de sonnette.

Flack alla ouvrir.

C’était un commissaire de police.

Il désirait communiquer avec le Docteur-Noir.

Celui-ci le reçut froidement.

Le magistrat demanda au médecin s’il désirait que sa femme fût poursuivie en adultère.

— Non, répondit Lucien Bartier, je ne veux déposer aucune plainte. Remettez-la en liberté et que je n’en entende plus parler.

— J’ai encore à vous prier, fit le commissaire, de vouloir bien vous rendre

chez le juge d’instruction pour l’affaire de l’Opéra. Ce sont des formalités indispensables.

— Je vous suis, fit le Docteur-Noir.

Madeleine et Flack, restés seuls, se racontèrent leur vie de domestiques fidèles et dévoués, et un lien de sympathie acheva de les unir dans une même pensée : servir le Docteur-Noir et veiller sur son fils.

— J’ai mon idée là-dessus, déclara Jean-Baptiste Flack en terminant.

Et il posa mystérieusement son doigt sur ses lèvres.