Le Vampire (Morphy)/23

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 134-139).

CHAPITRE IV

Le père Marius.

Vers trois heures de l’après-midi, le Docteur-Noir quittait le Palais de Justice. Il venait de satisfaire aux questions du juge d’instruction chargé d’instruire l’affaire de l’Opéra, et, en lui-même, il combinait un nouveau plan d’existence pour l’avenir.

Il comptait quitter Paris pour se fixer désormais d’une façon définitive dans sa villa de plaisance de Noisy.

Il se sentait pris d’un immense besoin de repos et de quiétude, après toutes les agitations qui venaient de troubler si profondément sa vie de savant et d’homme de bien.

Le sort de Georges, le fils adultérin de Mme Bartier, le préoccupait aussi…

Il ralentit brusquement le pas, car il venait de reconnaître, marchant courbé en deux, le pauvre vieillard vagabond qui avait été son compagnon de nuit au Dépôt.

— Vous voilà sorti aussi, mon brave homme ? lui dit le Docteur-Noir,

— Mon Dieu, oui, monsieur, ils m’ont remis dans la rue… Que vais-je devenir maintenant… Encore si je la retrouvais, elle… Mais non, c’est fini…

Le docteur Noir le regarda étonné :

— De qui parlez-vous ?

Le vieillard secoua la tête sans répondre.

Lucien Bartier suivit pendant quelques minutes le pauvre vieux, qui ne répondait plus à ses demandes, absorbé qu’il était par une idée fixe.

Il allait le quitter après lui avoir glissé dans la main une pièce de monnaie, quand, soudain, près du Marché-aux-Fleurs, alors désert, il vit le vieillard, redresser sa taille cassée, et saisir par le bras un homme qui passait.

— C’est lui, hurlait-il, c’est lui !

Le vagabond, tout en guenilles, la barbe et les cheveux au vent, l’air farouche était vraiment superbe dans cet accès de colère subite.

L’homme qui venait d’être ainsi arrêté au passage essaya de se dégager.

Il ne le put

— Non ! je te tiens… mouchard… assassin de mes enfants ! Tu ne t’en iras pas.

— Que me veut ce fou ? fit l’inconnu…

— Tu ne me reconnais pas ? s’écria le vieillard, en collant sa face convulsée contre celle de l’homme qu’il retenait prisonnier par un effort suprême.

— Non, dit l’inconnu, laissez-moi aller !

— Je suis le vieux Marius… le père de Marguerite… Et toi, tu étais au séminaire de Nantes, en 1870…

Il s’arrêta, puis reprit :

— Pendant la Commune… Pendant la Commune…

L’homme fit un bond en arrière et se dégagea de l’étreinte du vieillard. Celui-ci hurlait :

— Tu les a fait massacrer…

L’inconnu hâtait le pas.

Il disparut rapidement à l’angle d’une rue, tandis que le père Marius lui criait :

— …Et tu t’appelles Caudirol, lâche !

Le Docteur-Noir était resté le spectateur muet de cette scène. En entendant prononcer ce nom de Caudirol, qui avait depuis quelques jours acquis une si terrible célébrité, il crut que le pauvre vieillard déraisonnait.

— Caudirol est mort ; il s’est tué à la suite de l’affaire de la rue des Gravilliers, fit-il doucement observer au vagabond.

— Est-ce que je connais ça ? répondit le vieillard d’une voix brisée… Je vous dis qu’il y a dix ans… il a fait tuer mon enfant… Arrêtez-le !

Le malheureux était épuisé ; il s’affaissa par terre en poussant un rauque gémissement.

Des passants s’assemblaient.

On discutait, on interrogeait, on faisait cercle autour du vieillard.

Enfin, on se décida à faire ce par quoi l’on aurait dû commencer…

Sur l’ordre du Docteur-Noir, qui examina le vieillard, il fut porté chez un liquoriste voisin où on lui fit prendre un vulnéraire.

Peu à peu il reprit ses sens.

Il parvint à se remettre debout et regarda d’un air égaré la foule qui l’entourait…

Tout à coup, il se souvint,

— Vous me croyez fou, n’est-ce pas ? fit-il d’une, voix chevrottante. Eh bien, non… Je vous dis qu’on m’a tué mes enfants !

Il y avait dans son accent quelque chose de si douloureux et de si vrai, qu’un frisson parcourut les spectateurs.

— Écoutez, commanda le père Marius, je veux que vous sachiez…

— Ne vous fatiguez pas inutilement, fit le Docteur-Noir.

Le vieillard ne l’entendit pas.

Il continua, l’œil perdu dans le vague, comme s’il lisait à travers le passé :

— C’était, il y a dix ans, après la guerre… J’étais fermier près de Nantes… Je me dis : faut aller porter des provisions aux Parisiens, ça se vendra bien. Ils crèvent tous de faim. Et puis, pour tout dire, je voulais revoir ma petite fille, Marguerite, mariée depuis trois ans, et qu’avait déjà un beau bébé qui courait tout seul et parlait comme un ange… Ça avait été une histoire d’amour, son mariage…

On écoutait sans perdre une parole ce que disait le vieillard.

— Figurez-vous, mes bonnes gens, qu’elle s’était amourachée d’un jeune peintre qui voyageait là-bas… un joli et brave garçon… Moi, je n’étais pas de ces vieux grognons qui contrarient les inclinations… Allez-y, les enfants ! que je me disais. Un matin, je les surprends en train de se becqueter. Du coup, je roule des gros yeux. Mais, tout de suite, je me radoucis : Mes poulets, que je leur dis, nous irons conter ça à monsieur le maire. C’est ce qui arriva.

Et il ajouta :

— Je les y ai menés, les petits mâtins !

Le vieillard avait un rayonnement dans les yeux.

— Et j’étais content… et je me frottais les mains, cré coquin !… C’est qu’ils étaient mignons à croquer ces deux mioches, des gamins, quoi… Mais ce qu’ils s’aimaient gentiment, non, vrai, c’est à ne pas le dire !… Bref, ils restèrent un an avec le vieux et, ô misère ! ils s’en allèrent à Paris.

Le père Marius était redevenu sombre.

— La guerre, la Commune, tout le tremblement. Est-ce que je savais !… Je ne connais rien à la politique. C’est pas mon affaire, à une vieille bête comme moi. Donc, je m’en vais à Paris… Je recommande mes affaires à un tout jeune vicaire, sorti depuis peu du séminaire de Nantes, et que je connaissais depuis beau temps… même que ma petite fille me disait de prendre garde, qu’il tournait autour d’elle… Je ne le croyais pas ; pauvre imbécile…

Et le vieillard se prit à pleurer.


L’agent Haroux se tenait debout auprès de la cheminée.
— Allons, brave homme, fit une commère, c’est pas de saison de vous mettre dans ces états-là. Allez-vous-en vous reposer.

Les spectateurs écoutaient avidement, fortement émus.

Le père Marius redressa sa haute taille.

— Je vous dit qu’on m’a tué mes enfants, répéta-t-il…

Il fit une nouvelle pause.

— J’arrive à Paris, donc ! J’embrasse le mari de ma petite-fille, — la gamine, se croyait une femme, bon Dieu ! — et leur petite Lydia, comme ils l’appelaient… Quel amour de petit ménage. Je nageais dans le bonheur, moi pauvre vieux… Y avait des moments où je leur disais : Faites pas attention, c’est pour chasser ma goutte, et je dansais, je gambadais comme un fou… J’aime voir les autres heureux… C’était mon idée en ce moment-là… Mais on commençait à se battre dans les rues. Le mari de ma petite Marguerite était de la garde nationale… il avait même un grade… Il était du côté de la Commune, contre les autres de Versailles. Qu’est-ce qu’ils avaient donc à venir prendre Paris et massacrer tout le monde, comme si c’était pas assez des Prussiens ?… Oh ! ceux de Versailles, je leur en veux, allez !

Et il leva en l’air son poing fermé.

— Pour lors, voilà mon gaillard de petit-fils qui se fait blesser. Pendant ce temps-là, les Versaillais rentrent dans Paris ; moi je fais écrire une lettre pour le petit vicaire en question et je l’envoie à Nantes… Je lui demandais de venir. Et à l’aide de sa soutane… vous comprenez, de nous sauver tous, de nous ramenez là-bas… Savez-vous ce qu’il fît, ce jésuite ? je l’ai su après… Il renvoya poste pour poste une dénonciation à ceux de Versailles… J’ai vu le papier, c’était pas signé. Mais c’était de lui. Pas d’erreur, je vous dis ! Il s’était vengé des dédains de Marguerite, le bandit !

Le vieillard continua, la voix entrecoupée de sanglots :

— Un matin, je rentre dans la chambre de mes petits enfants… Oh ! si vous aviez vu… Ils étaient enlacés tous les deux, Marguerite et lui, dormant comme deux anges sur l’oreiller blanc. Sa tête brune à lui à côté de la tête blonde de ma mignonne… On voyait à leurs lèvres entr’ouvertes qu’ils avaient dû s’endormir dans un baiser… Et à côté, dans un berceau grand comme ça… la petite Lydia reposait doucement. Oh ! je vous dis qu’un tigre aurait eu pitié… Eh bien ! ils n’ont pas eu pitié, ceux de Versailles !

Le père Marius parlait avec une sombre véhémence…

— Tout à coup… mon Dieu ! mon Dieu !… la porte d’entrée est enfoncée : un officier, qui avait un papier à la main, s’élance suivi de soldats… et malgré mes supplications… ils se jettent sur les malheureux, réveillés en sursaut. Lui, il résiste. Elle, se colle contre lui… Ils les ont massacrés tous les deux à coups de baïonnette, et moi, ils m’ont chassé à coups de crosse, ceux de Versailles !…

Et, comme si on eût contesté la vérité de sa terrible histoire, le vieillard reprit avec force :

— Je vous dis qu’ils ont tué mes enfants !

Tout le monde était ému. Bien des hommes se détournaient pour cacher leurs larmes.

Il ajouta encore, tout bas, comme se parlant à lui-même.

— Ils ont enlevé la petite Lydia… et je ne sais pas ce qu’ils en ont fait… Ils l’ont mise aux Enfants-Trouvés, c’est sûr… J’ai bien cherché pourtant… Je suis à bout de force… Je vais mourir… Oh ! pauvre Lydia…

Le Docteur-Noir s’approcha du père Marius.

— Je retrouverai votre enfant, l’aïeul ! dit-il en lui prenant les mains. Et si vous n’êtes plus là… je l’adopterai. Je vous le promets… Me croyez-vous. Dites ?…

— Oui, fit le vieillard. Mais le jésuite… le prêtre ?…

— Il mourra.

Et, à part lui , il pensait :

— S’il existe !

Le père Marius resta sans bouger pendant une minute. Brusquement ses traits se contractèrent.

Il fit quelques pas en avant les bras étendus et, de ses dents serrées, sortirent sifflants ces derniers mots :

— On m’a tué mes enfants !

Un filet de sang noir monta à ses lèvres, et, après avoir agité les mains comme s’il essayait de se retenir, le père Marius tomba en arrière.

La douleur l’avait foudroyé.

La foule se précipita, houleuse, tandis que le Docteur-Noir, après s’être penché sur le corps, se relevait sans rien dire.

— Eh bien ? lui demanda-t-on anxieusement.

— Il est mort, dit gravement le médecin…

Et il ajouta, se parlant à lui-même :

— Je suis l’héritier de ce pauvre. Voilà de quoi remplir ma vie… J’ai une œuvre à accomplir. Je n’y faillirai pas.