Le Vampire (Morphy)/24

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 139-147).

CHAPITRE V

La chance d’un bandit.

Nous avons assisté à l’arrestation de Caudirol par l’agent Haroux ; était-il donc possible que le vieux Marius pût le reconnaître, traversant librement le Marché-aux-Fleurs ?

Avait-il été le jouet d’une hallucination, ou plutôt s’agissait-il d’une similitude de nom ?

Ce qui enlève toute vraisemblance à cette hypothèse, c’est que Caudirol avait été élevé au séminaire de Nantes, ainsi que le vieillard l’avait dit.

C’eut été trop de coïncidences.

Le meurtrier avait donc encore une fois échappé à la justice ?

C’est en effet ce qui venait d’arriver.

L’agent Haroux, après avoir fait enfermer Caudirol, quitta le poste et se rendit chez le commissaire de police du quartier.

Le magistrat accueillit le sous-brigadier avec une hauteur protectrice.

Il avait une grande idée de son importance.

— Eh bien ? monsieur Haroux, quoi de nouveau ?

Le policier était assez embarrassé.

— J’ai procédé à une petite chasse au récidiviste sur vos terres… il s’agit d’un certain Larcier, à la capture de qui M. Véninger, votre collègue, tient beaucoup.

— Lui ! je suppose qu’il ne vous a pas donné un ordre d’expédition de sa seule autorité ?

— Effectivement, ce ne serait pas très régulier… Je vais le prévenir…

— Prévenir qui ?

— Mais, M. Véninger donc !

— Ah ! vous ne savez pas l’affaire de l’Opéra ? D’où sortez-vous donc ?

Et il lui tendit un journal.

Le policier lut en grosses lettres ces mots, qui se détachaient en tête de la feuille :

Le drame de l’Opéra.

L’agent Haroux ouvrit de grands yeux.

M. Véninger a été tué… Pas possible !…

Et se ravisant :

— De sorte qu’il me laisse son Larcier sur les bras !

Le commissaire se fit raconter tout ce qui avait trait à cette prise.

— Je n’y comprends absolument rien, conclut-il. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de prendre des ordres à la Préfecture.

Le policier se hâta de profiter du conseil.

Il se rendit à la caserne de la Cité et il fit part de tout ce qu’il savait à l’inspecteur principal.

On se reporta aux dossiers des condamnés et aux archives des recherches.

Il résulta naturellement de ces investigations que la police ne recherchait aucun individu portant le nom de Larcier et répondant au signalement de l’homme arrêté rue des Lyonnais.

M. Véninger avait donné ce nom en l’air.

Il ne voulait pas nommer Caudirol.

On se rappelle ces détails.

— Mauvaise affaire, grognait Haroux.

Il voulait cependant en avoir le dernier mot, et il alla prendre des informations à l’hôtel Peignotte.

On ne put lui donner aucun éclaircissement.

Le seul résultat de son enquête fut de faire connaître au Nourrisseur et, partant, à tous les bandits de Saint-Ouen, que leur chef était arrêté.

L’agent Haroux, en désespoir de cause, se décida à faire interroger son prisonnier par le commissaire de police.

Caudirol avait repris tout son sang-froid.

Il se présenta devant le magistrat avec une assurance des mieux jouées.

— Monsieur, déclara-t-il tout d’abord, je suis victime d’une méprise contre laquelle je ne puis assez protester.

— Asseyez-vous, fit le commissaire.

L’agent Haroux se tenait debout auprès de la cheminée. Il examinait les papiers remis par le prétendu Renaud.

Il était absorbé au point qu’il était entré dans le cabinet du commissaire avec sa cigarette allumée.

Celui-ci le rappela sèchement aux convenances :

— Monsieur Haroux, l’odeur du tabac m’incommode beaucoup… dans ce bureau… Passez-moi donc ces feuilles que vous examinez.

Le policier jeta gauchement sa cigarette et tendit les papiers réclamés.

Caudirol eut un imperceptible sourire qui voulait dire : Cela va bien.

Il connaissait à fond la nature humaine. Son métier de prêtre en avait fait un observateur rempli de tact.

— Je regrette, ajouta-t-il, de ne pas avoir immédiatement été mis en présence d’un magistrat. Maintenant, je suis rassuré, ma conscience ne me reproche rien, et je me confie à votre justice.

— Il ne s’exprime pas mal du tout pour un récidiviste, pensa lecomissaire, intérieurement flatté.

Il commença son interrogatoire.

— Vous prétendez vous appeler Renaud ?

— C’est mon nom, monsieur le commissaire, répondit Caudirol en s’inclinant.

— Quelle est votre profession ?

— Représentant de commerce… Vous avez en votre possession les papiers qui m’accréditent en cette qualité.

— Connaissez-vous des négociants de Paris desquels vous pourriez-vous réclamer ?

— La maison que je représente est connue sur la place, répondit Caudirol, mais personnellement je ne le suis pas. Je fais la place ici pour la première fois.

— Comment se fait-il que vous demeuriez dans un hôtel borgne… vous, un homme bien élevé ?

— Le bon marché des logements dans cette rue m’a séduit. Je suis peu fortuné. Les affaires sont si mauvaises…

Et il se hâta d’ajouter :

— Je suis de Limoges. J’ignorais dans quel endroit je m’aventurais, en louant une chambre à l’hôtel Peignotte. Je n’y serais pas resté. Je rentrais ce matin pour prendre mes effets et m’en aller.

— Où avez-vous passé la nuit ?

Caudirol affecta un léger embarras.

— Je suis un nouveau débarqué à Paris… je suis garçon…

— Vous vous êtes amusé ?

— Mon Dieu, oui…

— Peu importe, d’ailleurs.

— Oh ! je n’ai rien à cacher. J’ai été aux Folies-Bergères et je me suis laissé entortiller comme un nigaud par une femme de l’endroit.

— Ces provinciaux ! fit en souriant le commissaire.

Il faut dire que Caudirol affectait le parler limousin, traînant et nasal.

Le commissaire réfléchit un instant.

— Écoutez, dit-il, je vais vous garder ici… Vous déjeunerez dans une pièce voisine… Vous n’êtes pas précisément prisonnier, mais enfin vous voudrez bien patienter quelques heures. S’il y a eu méprise, et je le crois, vous serez immédiatement relâché. Ce sera pour vous une petite leçon.

— Je ne sais comment vous remercier, monsieur le commissaire ; mais puis-je savoir ce qui me vaut cette attente ?

— Très volontiers ; nous allons faire télégraphier à Limoges. Votre maison pourra donner immédiatement des références.

Ce fut un coup terrible pour le détenu.

Déjà il s’était cru sauvé.

Caudirol n’avait pas prévu cela.

Il se décontenança.

Heureusement pour lui, le commissaire se méprit sur la signification de son trouble.

Il lui dit aussitôt :

— Vous craignez d’être remercié, si l’on apprend chez vos patrons que vous avez eu maille à partir avec la justice ?

— C’est vrai, s’empressa de répondre le faux Renaud.

Le commissaire le rassura.

— On procédera avec discrétion. Soyez-en sûr… On dira qu’il vous est arrivé un accident.

Caudirol n’insista pas.

Le commissaire sonna quelqu’un.

Un agent apparut.

— Montrez à Monsieur où il peut se mettre pour attendre… allez !

Le prisonnier salua.

Il se laissa conduire dans une salle attenante au bureau du commissariat.

Sans affectation, il examina soigneusement la place…

Aucune issue ne lui apparut.

Tout espoir de fuir était illusoire.

Les fenêtres étaient grillagées, et, en outre, un employé travaillait assis devant un pupitre.

Caudirol eut un geste désespéré.

Cependant il se contint.

Il n’avait rien de mieux à faire qu’à attendre.

Il se résigna à son sort et s’assit, regardant avec anxiété tourner les aiguilles d’un coucou.

Il avait de l’argent ; on lui apporta à déjeuner.

Il mangea lentement.

Le temps se passait sans rien amener de nouveau.

Il tremblait intérieurement.

Son repas était terminé depuis longtemps.

Le misérable attendait.

Il eut une alerte.

Le commissaire de police, qui était parti à onze heures, rentra vers deux heures.

Il passa devant la pièce où était Caudirol.

— La réponse ne va plus tarder, fit-il.

L’assassin rongeait son frein sans mot dire.

Il éprouvait d’involontaires tressaillements, chaque fois qu’il entendait ouvrir ou refermer la porte du commissariat.

C’était un supplice intolérable.

Enfin la dépêche de Limoges arriva.

Caudirol fut appelé de nouveau dans le cabinet du commissaire de police.

Sa vie était en jeu. De cette dépêche dépendait pour lui la liberté ou l’échafaud.

Car, il était bien improbable que, s’il restait entre les mains de la justice, on ne finit pas par découvrir un jour ou l’autre le secret de son identité.

Le commissaire était debout.

Il lisait le télégramme que la Préfecture venait de lui transmettre.

— Vous êtres libre, monsieur, dit-il à Caudirol.

Le premier mouvement de celui-ci fut de quitter aussitôt le commissariat.

Il se contint, et saluant le magistrat :

— Monsieur le commissaire, dit-il, payant d’audace, quelque pénible qu’ait été pour moi cette prévention, je vous remercie de tout cœur de l’équité que vous avez eue à mon égard.

Le commissaire salua le bandit.

Caudirol sortit du commissariat et s’éloigna rapidement.

En chemin, il rencontra l’agent Haroux…

Il eut le cynisme de lui adresser un salut ironique.

Le policier passa sans mot dire, en se mordant les lèvres avec rage.

Caudirol descendit jusqu’au Marché-aux-Fleurs, où nous l’avons vu brusquement arrêté par le vieux père Marius.

C’était encore une fausse alerte.

Il s’échappa, ainsi que nous le savons, laissant là son accusateur…

En sécurité désormais, il commença à respirer à l’aise.

Il acheta un journal et entra dans un estaminet.

En parcourant la feuille, ses yeux tombèrent sur l’entrefilet suivant :

« L’horrible affaire de la rue des Gravilliers va avoir son dénouement. Le corps de la baronne de Cénac sera enterré demain au cimetière du Père-Lachaise.

« Les funérailles, comme nous l’avons dit à nos lecteurs, ont été retardées par une mesure judiciaire.

« D’autre part, le cadavre de la jeune fille tuée par l’abbé Caudirol, la Pitchounette, sera transporté au cimetière d’Ivry aujourd’hui même.

« On sait que la dépouille mortelle de la malheureuse a été portée à la Morgue. »

Il prit à Caudirol une fantaisie bizarre.

Un désir fou, comme il en passe dans le cerveau des assassins, traversa l’esprit du bandit.

Il se dirigea vers la Morgue.

Une voiture, ressemblant à celles des magasins de nouveautés, pénétrait par le jardin, derrière le sinistre édifice.

Caudirol s’approcha.

— On va déménager la Pitchounette, disait un employé à un gardien de la paix, en refermant la grille derrière la voiture.

L’assassin allait attendre la sortie du corps, quand son regard tomba sur une femme qui rôdait aux alentours de la Morgue.

Il retourna sur ses pas.

Le misérable venait de reconnaître Marita, la mère de la Pitchounette.

La vieille Italienne, enfermée par les soins de l’administration à la maison d’aliénés et de refuge de la Salpêtrière, était parvenue à s’enfuir, en se confondant avec les visiteurs.


Elle avait entendu une conversation aux Champs-Élysées…

Elle avait erré dans Paris, vivant de la charité, jusqu’à ce qu’elle apprit que le corps de son enfant était à la Morgue.

Elle avait entendu une conversation dans une allée des Champs-Élysées.

— Oui, disait quelqu’un à un ami en lui serrant la main, la baronne de Cénac a été envoyée dans son hôtel et la pauvre Pitchounette à la Morgue… Voilà la justice… Au plaisir.

Marita n’avait plus perdu de vue l’horrible étal humain où elle s’était rendue…

La malheureuse mère oubliait ses souffrances ; elle tombait littéralement de fatigue et de faim.

Caudirol se tenait à distance, sans être aperçu d’elle. Il entendit chanter sur un ton plaintif :

Ma Pitchounette
Sera vengée…
Ma Pitchounette
Sera vengée.

Malgré son courage de bandit, il frissonna jusqu’aux moelles, et quitta la place.

La vieille italienne psalmodiait toujours son refrain monotone.

Les passants la regardaient étonnés.

Caudirol s’éloignait rapidement.

Il se souvenait du drame de la rue des Gravilliers.

— J’aurais pourtant voulu voir, murmura-t-il. Je ne sais quel secret désir me pousse vers ces femmes que j’ai tuées… Il me monte encore des bouffées de passion… Oh ! la Pitchounette, quel morceau de roi. Je garderai toujours la vision de ces seins durs et de ces cuisses rondelettes… Bast ! c’est fini… Mais n’importe, quand je devrais ouvrir sa tombe, je reverrai l’autre, la baronne. Je ne l’ai pas, possédée vivante, l’autre soir, elle !

La folie hideuse de la chair tourmentait de nouveau le monstre.

Un sourire de satyre se dessinait sur ses lèvres…

Il disparut.

Une scène douloureuse allait se passer.

La voiture qui conduit les cadavres de la Morgue au cimetière d’Ivry, avec les suppliciés, sortit au grand trot.

La vieille, mue par un instinct étrange, suivit le véhicule qui emportait les restes de sa malheureuse fille.

Elle courut ainsi jusqu’à la place d’Italie, les cheveux défaits, folle de souffrance…

Marita était alors effrayante et sublime…

Ses yeux hagards étaient démesurément ouverts… Sa bouche se convulsait… Elle tendait les bras avec une expression déchirante.

— Oh ! ma fille, murmura-t-elle.

Cependant, la voiture avait pris le galop.

Elle la perdit bientôt de vue.

— Ma Pitchounette, gémit-elle suffoquée, attends-moi !

Mais la voiture disparaissait rapidement en haut de l’avenue de Choisy.

L’Italienne se traîna, regardant le point noir qui s’effaçait…

La nuit, on eut pu voir une femme échevelé se déchirant les ongles contre la barrière qui sépare le cimetière des suppliciés de la route.

C’est là, côte à côte avec Général des Carrières, l’assassin de la rue Rambuteau, que dormait la gentille Pitchounette, cette martyre !