Le Vampire (Morphy)/25

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 147-155).

CHAPITRE VI

Une bonne action.

Le Docteur-Noir était harcelé de préoccupations. Aux conséquences du meurtre de l’Opéra venait de se joindre la mort de sa belle-sœur, qui lui laissait un fils à protéger, et celle du vieux père Marius qui l’obligeait à retrouver une enfant dont les parents avaient été assassinés depuis plus de douze ans.

C’était déjà plus qu’il n’en fallait pour occuper un esprit, même aussi bien doué que celui du grand médecin.

De plus, une idée fixe travaillait le Docteur-Noir : Pour lui, la baronne de Cénac n’était point morte.

Cette hypothèse invraisemblable, tant elle semblait audacieuse, le tourmentait intérieurement.

Il n’osait rien affirmer d’une manière positive, mais, peu à peu, une certitude grandissait en lui : la baronne était vivante.

Il ne s’expliquait point le fait, mais il le constatait.

— Peut-être que Mme de Cénac a été brusquement plongée dans le sommeil léthargique par quelque frayeur ou quelque évènement inattendu, se disait-il. Peut-être que sa nature extrêmement favorable à la catalepsie est la seule cause de cette crise… Mais, enfin, elle vit !

Sous l’empire de cette pensée persistante, le Docteur-Noir oubliait toute autre chose.

Le lendemain de l’enfouissement de la Pitchounette, jetée à la hâte dans un trou, comme l’avait été son père, le médecin voulut empêcher les funérailles de la baronne de Cénac.

Il sortit de chez lui sans rien dire à son domestique.

— Oh ! oh ! fit Jean-Baptiste Flack à Madeleine, l’ancienne femme de chambre de Mme Bartier, voilà notre docteur qui prend sa volée… Je ne le perdrai pas de vue… L’autre soir il avait la même physionomie… et il a tué Véninger, le Commissaire… Il était parti comme cela sans me souffler mot… Il rumine sans doute un autre coup… — Oui, pour Dieu, monsieur Flack, surveillez-le. Sait-il seulement où il va ?… Il souffre tant, le pauvre homme !

Jean-Baptiste Flack serra les mains de Madeleine avec force et il partit sur les traces du Docteur-Noir.

Celui-ci se dirigeait vers l’hôtel du baron de Cénac…

Tout à coup, il rebroussa chemin et revint dans la direction du Châtelet.

— J’ai promis à ce malheureux grand-père de retrouver son enfant Lydia… que les soldats ont emporté après avoir massacré les parents. Je vais tout d’abord m’informer à l’Assistance publique… C’est bien inutile, mais pourquoi ne pas tenter la chance, quelque faible qu’elle soit ?

Le Docteur-Noir s’arrêta avenue Victoria.

— Me voici rendu, fît-il.

À quelques pas, derrière un arbre, Jean-Baptisle Flack regardait son maître.

Le médecin monta rapidement jusqu’à un bureau où il entra avec une sorte d’hésitation.

C’était là que les mères, les parents, les sages-femmes, ou même les personnes indifférentes venaient déposer leurs enfants ou les enfants des autres.

La pièce était triste et nue. Une partie, garnie de bancs, était occupée par le public, et l’autre, séparée par des planches en chêne, servait à l’administration de l’Assistance publique.

Dès l’abord, le Docteur-Noir vit des femmes portant des bébés qui pleuraient ou dormaient. Quelques-uns de ces pauvres petits êtres tétaient leur mère pour la dernière fois.

Il y avait foule, pour ainsi dire. On était à l’entrée de l’hiver. La misère poussait bien des parents vers cette antichambre des Enfants-Trouvés.

Le Docteur-Noir détourna la tête de ce spectacle navrant.

Un employé rogue et insolent, pressé de terminer sa tâche, enregistrait les enfants abandonnés, brusquant les malheureuses qui lui parlaient en tremblant, avec des sanglots dans la voix.

Il écrivait en maugréant.

— Voyons ! un peu de silence, n’est-ce pas ?… Assez de pleurnicheries… Si vous aviez eu plus de conduite… Allons ! à qui le tour ?

Et il reprenait, toujours de mauvaise humeurs

— Nous la connaissons, l’histoire… On vient à Paris croyant que les alouettes vous tombent toutes rôties dans le bec… Ah ! oui-dà !… Et puis, qu’est-ce qui arrive ? On se laisse enjôler par un joli paltoquet… Crac ! on attrape un gosse… On est seule… On geint, on crie famine… Et puis, fin finale, on apporte l’objet ici… Fallait pas rigoler… Parbleu I ça se paie… Ah ! c’est fini… C’est pas malheureux… Plus personne ?

Il regarda sur les bancs.

Le Docteur-Noir, profondément émotionné par ce spectacle pénible restait immobile.

Auprès de lui, une femme de trente ans environ, propre et l’air honnête, donnait le sein à un bébé de quelques semaines.

Le bureaucrate l’aperçut.

— Eh bien ! vous, là-bas, qu’est-ce que vous fichez comme ça ?…

La malheureuse s’avança en chancelant.

Mais l’employé venait de remarquer le médecin, debout à l’écart.

— Que désirez-vous ? Monsieur, questionna-t-il poliment… Je vous demande pardon, si…

Le Docteur-Noir comprit que sa mise élégante lui méritait cet empressement inusité.

Il interrompit l’employé et lui dit avec une nuance de mépris.

— Continuez, je vous prie, je viens pour avoir des renseignements assez compliqués. J’attendrai.

La pauvre femme jeta un regard d’angoisse sur le docteur. Elle aurait assurément voulu être seule pour accomplir son pénible sacrifice.

Elle s’approcha néanmoins du bureau

— Vous abandonnez l’enfant ? demanda l’employé.

La malheureuse inclina faiblement la tête.

— C’est bien à vous, au moins ?

— Oh ! oui, monsieur, articula péniblement la mère, en serrant contre elle le bébé.

— C’est bon, donnez-le à madame.

Une femme qui s’était assise sur une espèce de lit de camp en cuir, se releva d’un air ennuyé.

Elle prit l’enfant qui tétait goulûment… Il se mit à crier de sa petite voix grêle…

— Oh ! tu en verras bien d’autres ! dit tranquillement la femme.

La mère s’était laissée tomber sur le banc, blanche comme une morte…

Elle regardait vaguement, d’un air stupide, son enfant que l’on venait d’étendre brusquement sur le lit de camp.

— C’est un garçon, fit la femme qui venait de défaire les langes du petit abandonné.

— Nous disons, reprit l’employé en jetant un coup d’œil sur l’enfant mis à nu, nous disons… du sexe masculin… Ah ! votre nom ?

La mère, l’esprit perdu dans ses réflexions, n’entendit point.

— Votre nom ? répéta durement le bureaucrate. Et levons-nous !

— Je m’appelle Adrienne Marchand, fit la pauvre femme sortant de sa torpeur.

L’employé inscrivit l’état civil de la mère qui répondait machinalement à ses demandes.

Elle regardait toujours son enfant qui pleurait.

— Pourquoi l’abandonnez-vous ? demanda l’employé prêt à écrire sa réponse.

— Pourquoi je l’abandonne ? répéta la mère en relevant la tête avec une surprise impossible à rendre… Pourquoi j’abandonne mon enfant ?

— Eh ! oui, parbleu ! répondez.

Cette question posée si crûment rendit à la malheureuse toute son énergie.

— Pourquoi ?… Mais parce que mon mari m’a laissé veuve avec un enfant ; à naître… Il était conducteur dans une imprimerie ; le malheur a voulu qu’il soit pris dans une courroie de transmission… Il a été emporté par le volant et broyé dans la machine à vapeur… Pourquoi ?… Parce que je suis sans ressources, sans espoir, parce que mon pauvre petit dépérit faute de lait… je suis épuisée… Pourquoi ?… Parce que je me sens mourir et que je veux qu’il vive lui, ce pauvre mignon !

— C’est bien, grommela l’employé, nous connaissons l’histoire. C’est toujours du pareil au même.

Le Docteur-Noir, aussi pâle que la malheureuse elle-même, ne put y tenir plus longtemps.

— Monsieur, dit-il à l’employé, je suis obligé de m’en aller… Je venais pour un renseignement… Il s’agit d’un enfant déposé ici il y a bien longtemps… douze ans environ, pendant la Commune.

— Oh ! mais vos recherches seront inutiles… Il en est entré tellement à cette époque-là. Et sans nom ni indication ! Enfin voyez le chef du service.

Le Docteur-Noir allait sortir pour se soustraire à l’émotion qui lui montait au cœur à la vue de la malheureuse mère, quand celle-ci demanda tout à coup :

— Où emmène-t-on mon enfant ?

La femme de service venait de sortir avec le bébé qui criait de toutes ses forces.

Le bureaucrate s’impatienta.

— Encore des embêtements… Tenez, signez ici. Votre enfant sera envoyé en province… Vous ne saurez jamais où, et vous ne devez par compter le revoir. S’il y a lieu ; on vous donnera de ses nouvelles tous les trois mois.

La mère eut un cri désespéré et, d’un bond, elle franchit l’obstacle qui la séparait du bureau de l’employé.

— Je veux mon petit, hurla-t-elle avec force… Nous mourrons ensemble !

L’employé voulut la retenir.

Elle se dégagea et courut en avant, s’engageant dans les couloirs.

Soudain, elle s’arrêta : elle était dans une vaste salle remplie d’enfants chétifs et tristes qui semblaient terrorisés.

Des sœurs de charité les gardaient.

Les petits malheureux, de tout âge et des deux sexes, attendaient d’être dirigés sur la campagne, chez les grossières nourrices de l’Assistance publique…

La mère restait sur le seuil, pétrifiée.

Une sœur qui pinçait jusqu’au sang un enfant récalcitrant attira son attention en faisant pousser des cris à sa victime,

— Oh ! c’est ça qu’on appelle l’Assistance publique ! s’écria-t-elle… Rendez-moi mon enfant…

Elle chercha des yeux et, sans se préoccuper de l’effroi et de la confusion qu’elle occasionnait, non plus que des propos des sœurs, elle courut vers un berceau d’où sortait un cri bien connu.

— C’est lui ! fit-elle avec ivresse. Je le croyais perdu !

— Mais voyez-donc cette mauvaise fille, dit la sœur qui maltraitait un enfant, une minute auparavant.

— Ne la laissez pas sortir, commanda la supérieure.

La mère se retourna, la tête orgueilleusement levée, d’un air de fureur, comme une lionne à qui on dispute ses petits.

— Venez-y donc, dit-elle d’un air de défi en serrant son enfant avec force.

Et comme l’employé arrivait sur ces entrefaites.

— Ne me touchez pas, gronda-t-elle, où je vous mords. C’est mon enfant… il est à moi, ce pauvre petit ange… Je n’ai pas signé !

Elle regagna ainsi le bureau où elle était entrée la tête basse, honteuse, et elle le traversa fièrement, en faisant claquer avec violence là porte sur ses pas. En un instant, elle fut dehors.

L’enfant s’était tu et avait repris le sein de sa mère.

Celle-ci, exaltée par cette scène, marchait à grands pas, sans but, en proie à une agitation extrême.

Elle se retourna tout à coup.

Une main venait de se poser doucement sur son épaule.

— Qu’allez-vous faire maintenant ? lui demanda une voix pleine de bonté.

Elle reconnut l’homme qu’elle avait vu à l’Assistance publique et qui avait demandé un renseignement.

Cette simple question fit tomber son exaltation.

— Ah ! oui, fit-elle, comme se parlant à elle-même, c’est vrai.

— Tenez, ma brave mère, asseyez-vous là.

Il lui désigna un banc où elle se laissa aller, abattue par la fatigue.

La crise était apaisée ; elle retomba dans ses noires pensées.

— Que faites-vous demanda le Docteur-Noir.

— Pour l’instant rien, fit-elle avec découragement. À bout de travail, je m’étais fait pleureuse. Je gardais les morts, J’avais mes vêtements de deuil depuis la mort de mon mari ; c’est ce qu’il fallait. Le pain était assuré… Mais je n’ai pas eu de chance…

— Que vous est-il arrivé ?

— J’étais dans une administration qui s’occupe des enterrements riches. On m’envoie comme pleureuse, pour veiller auprès d’une baronne… Mme de Cénac, une femme qui a été assassinée.

— Oui, je sais, dit vivement le Docteur-Noir. Et puis ?…

— J’ai eu une mauvaise idée. Profitant de ce que personne ne venait auprès du corps, je me suis absentée pour courir donner le sein à mon enfant que j’avais mis en garde chez une amie… On est justement, entré dans la chambre mortuaire pendant que j’étais partie…

— Quand cela ?

— Hier, monsieur, et j’ai été renvoyée. C’était le seul gagne-pain que j’avais trouvé depuis la mort de mon mari… La vie est si dure pour les pauvres femmes, surtout quand on a un enfant… Alors je me suis dit, je vais mettre le petit à l’Assistance, et là, il ne manquera de rien… Dans quelque temps, bientôt, je le reprendrai… Je trouverai quelque chose, et je travaillerai ferme.

— Pauvre femme !

— Mais, comprenez-vous, s’écria la femme avec épouvante. Il me l’auraient gardé toujours… toujours ! Oh ! que le monde est mauvais… C’est à regretter d’être honnête… Si j’avais su… Mais non, voler une morte, ce serait trop mal !

— Que dites-vous ?

— Écoutez, monsieur, j’ai confiance en vous. Je vais vous dire, ce que j’ai vu : comme je rentrais après avoir allaité mon petit, à l’hôtel du baron de Cénac, avant de reprendre ma place auprès du corps, je remis le voile funèbre qu’on avait dû déranger en mon absence.

— Continuez… vous m’intéressez au plus haut point.

— Je soulevai la tête de la morte et je sentis sous mes doigts un rouleau. Je le pris et je l’ouvris par curiosité. C’était de l’or ! On avait glissé sous le Cadavre… je le vis après… un portefeuille contenant je crois des papiers… Il s’en était échappé ce rouleau d’or… Peut-être y en avait-il d’autres… Je n’ai pas regardé.

Ce fut pour le Docteur-Noir une révélation.

Il se souvint des paroles singulières qu’avait dites le baron de Cénac, suivant le rapport du docteur Baudinet, relativement à des millions cachés qui appartiendraient à celui qui les découvrirait.

— Et si je vous faisais avoir… légitimement… l’argent enfoui dans ce cer
Caudirol se leva vivement et alla l’ouvrir.
.

cueil, fit le Docteur-Noir. Si des sommes énormes… des millions… vous revenaient en toute propriété par le fait de votre découverte ?…

— Oh ! non, interrompit la digne femme… Non, jamais. L’argent de la morte !…

Elle frissonnait.

Le Docteur-Noir insista ; mais tout fut inutile.

— Je n’en voudrais pour rien au monde, dit-elle encore. Je sais bien que c’est impossible qu’il y ait des millions dans un sac de cuir gros comme cela…

Et elle montrait du geste le volume de la serviette de maroquin, cachée par le baron de Cénac, en répétant :

— C’est impossible.

— Vous croyez cela ? fit le Docteur-Noir.

— Écoutez, fit la pauvre femme, mon ambition ne va pas bien loin. Si j’avais de l’argent… beaucoup d’argent… je louerais une échoppe qui est libre, rue Saint-Jacques, chez un marchand de vins. J’aurais un fourneau… deux même… pour faire de la cuisine à bon marché, des pommes de terre, de la friture…

— Et combien faudrait-il pour cela ?

La pauvre femme secoua la tête.

— Au moins deux cents francs, fit-elle avec découragement.

— Vous gagneriez votre vie, croyez-vous ?

— Oh ! monsieur, je roulerais sur l’or. Chaque jour, toutes dépenses faites pour moi et mon petit… je mettrait vingt sous de côté… mais c’est un rêve.

— Cependant, si vous aviez…

— L’argent du cercueil ? oh non ! S’il était à moi, je vous le donnerai, à vous qui paraissez bon pour le pauvre monde, et je vous dirais : Sortez le plus d’enfants que vous pourrez de cette odieuse maison.

Et du doigt elle montrait le bâtiment de l’Assistance publique.

Le Docteur-Noir réfléchit quelques secondes.

— J’accepte cette mission, dit-il ; l’argent que vous avez vu sera employé en faveur des victimes de la charité publique.

— Vous avez-le droit d’en disposer ?

— Certes, si vous ne changez pas d’avis.

— Eh bien, faites monsieur, et soyez béni par une pauvre mère pour le bien que vous ferez. Adieu.

Elle se leva en saluant de la main.

— Au revoir, fit le Docteur-Noir, et voici pour réaliser votre rêve.

Il lui tendit un billet de banque.

La brave femme devint rouge de plaisir.

— Oh ! je ne puis accepter, fit elle.

Le bébé avait cessé de téter. Il souriait au Docteur-Noir et, voyant le papier tendu il le prit dans sa petite main et l’agita.

— Le digne médecin profita de cette malice de l’enfant pour s’échapper vivement.

— J’irai vous voir, dans une quinzaine de jours… rue Saint-Jacques, dit-il en disparaissant à l’angle des quais.

La pauvre femme resta immobile. Elle tenait le billet qu’elle avait pris à l’enfant.

— Cinq cents francs ! murmura-t-elle avec une expression de bonheur indicible… Oh ! le brave homme !

— Pour sûr ! fit un homme qui passa rapidement en essuyant une larme

Et Jean-Baptiste Flack se jeta sur la piste du Docteur-Noir.