Le Vampire (Morphy)/26

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 155-165).

CHAPITRE VII

La métamorphose de Caudirol.

Caudirol, en s’éloignant de la Morgue, avait pris une voiture qui l’avait conduit dans une rue avoisinant l’avenue de Saint-Ouen.

Le trajet fut long ; enfin, il arriva à destination.

Il descendit, paya généreusement son cocher, et se dirigea vers une maison de peu d’apparence, après s’être assuré qu’il n’était par suivi.

Deux coups frappés avec le marteau de la porte bâtarde, attirèrent l’attention du locataire de la maison.

Une fenêtre s’ouvrit à l’unique étage qui composait la maigre bâtisse.

— Ah ! ah ! fît une voix… Ça c’est un peu fort !

La fenêtre se referma vivement et un bruit de pas qui se rapprochait de la porte, annonça à Caudirol qu’ont venait lui ouvrir.

En effet, après un instant, l’assassin fut introduit.

Le couloir où il s’engageait était sombre. Il était impossible d’y rien distinguer en sortant de la lumière du jour.

Caudirol se laissa guider par son hôte.

Il arriva ainsi dans une chambre de l’habitation, après avoir monté l’escalier.

Alors seulement les deux hommes se serrèrent la main.

— Bonjour Sacrais, dit Caudirol simplement.

— Parbleu ! fit celui-ci sans répondre à ce souhait de bienvenue, je n’en reviens pas. ! On vient de m’apprendre que vous étiez arrêté et je l’ai fait savoir à toute la bande de Saint-Ouen.

— Oui, répondit négligemment Caudirol, je me suis effectivement laissé pincer… c’était stupide. Mais j’ai pris ma revanche… puisque me voilà.

— Comment avez-vous fait ?

Caudirol jugea bon de se grandir davantage dans l’esprit de son interlocuteur.

— Il paraît que la police a pu suivre ma piste après que nous avons démoli le bourreau de Paris, messire Dublair.

— Diable ! fit Sacrais,

— Oh ! il n’y a pas eu de mal à cela. Ils m’ont empoigné rue des Lyonnais… Ils étaient une vingtaine au moins…

— Oui, sans cela, vous êtes de taille…

— À en démolir une dizaine… mais guère plus.

— C’est déjà joli.

— Donc, continua Caudirol, ils m’ont pincé par surprise. J’ai été conduit au commissariat. Là, j’ai bien vu qu’ils ne connaissaient point mon identité,

— En effet, interrompit Sacrais, il n’y a que moi qui vous sache vivant.

— Les argousins m’ont accablé d’injures, naturellement. Songez un peu ! J’avais dégringolé le bourreau. Ça ne se fait pas tous les jours.

— Certes non ; mais comment leur avez-vous faussé compagnie ? Je meurs d’impatience de le savoir.

— Ça n’a pas été difficile… Le commissaire avait été prévenu, Il arrive tout de suite dans sa boutique. On me fait entrer dans une pièce à droite. Tous les agents se mettent derrière moi.

— De sorte qu’il ne restait plus personne dans le bureau du commissariat.

— Juste ! Ou plutôt, si. Il y avait encore deux gratte-papier, derrière un bureau absolument séparé de l’entrée.

— Je devine, vous avez bousculé vos gardes et vous avez déménagé lestement, Je connais l’endroit. C’est rue Rateau. Il ne passe jamais personne.

— Ce n’est pas tout à fait cela, fit audacieusement Caudirol ; j’avais remarqué que la porte de la salle où nous étions avait une clé extérieurement. Profitant de ce que le commissaire m’interrogeait en regardant ses paperasses, je l’empoignai dans un effort terrible et je le jetai comme une masse contre les agents qui, du coup, furent renversés.

— Cré bon sang ! exclama Sacrais avec admiration.

Caudirol regarda un instant l’ancien clerc de notaire pour jouir de sa stupéfaction, et il poursuivit sur le même ton :

— Je ne perdis pas une seconde et je sautai sur la porte que je refermai en un clin-d’œil, en donnant un tour de clé…

— Oh ! bravo… ça c’est sublime !

— Et avant que les bureaucrates aient seulement pu lever le derrière de dessus leur siège, j’étais dans la rue. Je donnai, pour la forme une poussée formidable à la sentinelle et je pris ma course… Mais, en voici assez sur ce sujet. Je suis venu ici pour me déguiser un brin.

— Le magasin vous est ouvert… Disposez de tout en maître.

Et Sacrais, confondu d’étonnement et persuadé de la véracité du récit imaginé par Caudirol, ouvrit respectueusement une porte…

— C’est ici… dit-il, en s’effaçant devant son chef.

Caudirol entra dans une pièce entièrement remplie de vêtements de toute sorte.

— Vous n’avez qu’à choisir, dit encore Sacrais. Mais si vous m’en croyez, vous me permettrez de vous tailler les cheveux à mon idée et de vous les changer de couleur. Je ne comprends pas que vous ayez eu l’imprudence de ne pas vous grimer après votre coup !

Caudirol ne voulut pas avouer qu’il était à court d’argent et qu’il n’avait pu jusqu’à ce jour se payer le luxe d’un changement de vêtements. Il avait épuisé la plus grande partie de ses ressources en achetant le manteau dont il était recouvert.

Il s’assit et laissa Sacrais agir à sa guise.

Celui-ci, adroit comme un coiffeur de profession, lui coupa les cheveux. Il mit, avec un pinceau, de la gomme humide à l’endroit de la tonsure et fit retomber quelques mèches sur le rond dénudé qui pouvait trahir le défroqué.

Cela fait, il chercha dans un placard, non sans quelque hésitation.

— Que diriez-vous d’une jolie paire de moustaches châtain-clair ? demanda-t-il.

— Va pour les moustaches, dit Caudirol en souriant. Tiens, mais que vois-je là-bas ?

— Ah ! ah ! c’est votre costume de missionnaire et votre fausse barbe, toute votre défroque d’hier au soir… J’ai remisé ça pour servir encore à l’occasion. C’est égal, vous avez bien roulé l’aumônier de la Roquette. Quelle andouille ! Il est vrai que vous êtes un maître.

Tout en causant, Sacrais adaptait à Caudirol une paire de moustaches postiches.

— Voilà qui vous va à ravir, fit-il en se reculant un peu pour mieux contempler son œuvre.

— Mais les cheveux ?

— Nous allons les teindre de la même couleur.

Et il se mit en devoir de badigeonner en châtain-clair, les cheveux noirs de Caudirol.

Il parlait en accomplissant ce travail.

— Voyez-vous, disait-il avec conviction, c’est, tout ce qu’il y a de bon comme teinture. Ce n’est pas de la graisse, non, c’est à base de nitrate d’argent. C’est mauvais pour faire pousser une perruque à un homme qui n’a pas les cheveux épais. Mais, pour vous, c’est inoffensif… Là, c’est terminé. Vous êtes coiffé à la dernière mode.

Caudirol cherchait parmi les vêtements épars.

— Voilà un costume complet en drap bleu-marin qui m’ira comme un gant, fit-il, en s’emparant d’un paquet d’effets.

— C’est très chic, approuva Sacrais, joignez-y cette cravate et cette chemise, et vous serez mis au goût du jour.

En quelques minutes, Caudirol fut habillé.

La métamorphose était complète, absolue.

Il était impossible de reconnaître le tragique héros de la rue des Gravilliers dans ce jeune homme aux moustaches cirées, à l’air doux que Sacrais venait d’improviser.

Caudirol alla se regarder dans une glace.

— C’est parfait, dit-il après un moment d’examen.

Et se retournant vers Sacrais.

— Causons, ajouta-t-il en lui montrant une chaise.

— Et de quoi, mon maître ? demanda Sacrais.

— De certain duché que vous m’avez promis, vous vous souvenez ?

— Parfaitement… il est là.

Sacrais montrait du doigt une boîte posée sur la table, devant le défroqué.

Caudirol se leva vivement et alla l’ouvrir.

— Voilà les pièces, n’est-ce pas ? questionna-t-il en prenant des liasses de papiers.

— Oui et au complet, affirma Sacrais.

Caudirol se prit à réfléchir.

— Vous m’avez dit que vous cherchiez à vous aboucher avec moi lorsque j’étais prêtre. Que m’auriez-vous proposé ?

— Une bonne affaire, assurément. J’ai la preuve que votre père est bien le fils de la duchesse de Lormières, morte en couches. Comme je vous l’ai dit, elle a été violée par un contrebandier ; votre père, je vous le répète a été le fruit de ce crime. Vous aviez assurément, moi aidant, des droits incontestables à l’héritage des Lormières.

— Soit, je l’admets, observa Caudirol, mais ce qui était possible quand j’étais vicaire à Saint-Nicolas-des-Champs ou curé à Saint-Roch ne l’est plus aujourd’hui. Vous pensez bien que je ne vais pas faire un procès à qui que ce soit.

— Assurément, mais rien n’est perdu ni même compromis. Les moyens seuls changeront. Vous ne revendiquerez pas un titre, vous l’usurperez. Vous ne réclamerez pas le château de Lormières, vous vous en emparerez.

— Comment ?

— C’est ce que j’ignore pour le moment… Nous verrons… Mais à propos Général des Carrières a dû vous donner des indications. L’affaire de la rue Rambuteau devait amener la découverte du pot aux roses. La vieille que Général a envoyée au diable était l’héritière de la duchesse de Lormières.

— Et maintenant ?

— C’est une autre parente éloignée qui vit seule et a déjà pris possession du château de Lormières, près Nantes.

— Elle s’appelle ? interrogea Caudirol.

Mme Le Mordeley, fit Sacrais.

— Croyez-vous qu’elle connaisse l’existence des sommes enfouies dans les souterrains du château ?

— Je ne le pense pas ; la vieille de la rue Rambuteau a dû garder son secret pour elle. C’était une avare sans pareille.

— Enfin, résumons la situation. Il plane actuellement un certain mystère ou plutôt un profond oubli sur la famille des Lormières. Avec votre talent de…

— …Faussaire… dites le mot, dit Sacrais.

— Soit… Il est facile de faire surgir un descendant parfaitement légitime portant le titre de duc de Lormières et ayant une fortune en conséquence.

— C’est cela même, approuva Sacrais, je vous remets les parchemins authentiques de votre famille depuis les croisades et j’en ajoute de faux, absolument vraisemblables et incontestables, qui établiront, 1o que le duc et la duchesse de Lormières ont eu un fils pendant la Révolution ; 2o que ce fils s’est fixé et a vécu à l’étranger ; 3o qu’il s’est marié et a eu un enfant, etc… bref que vous êtes le seul héritier présentement… J’arrive au but que je me proposais avant vos démêlés avec la justice, je me contente tout bonnement de suivre une autre filière.

— Vous êtes un homme audacieux, Sacrais, dit Caudirol à son complice.

— J’ai quelque initiative, voilà tout.

— Et avec quoi fabriquerez-vous vos documents pour qu’ils paraissent véridiques ?

— Mon Dieu, je me servirai de vieilles paperasses que j’ai enlevées dans mon ancienne, étude. Il n’y a que les noms à changer… C’est un jeu d’enfant.

— D’ailleurs, approuva Caudirol, vous avez raison, quand j’aurai l’argent, personne ne contrôlera mon titre.

— Vous pouvez au besoin vous en passer. La monnaie suffit.

Caudirol eut un sourire méprisant.

— L’argent ! dit-il avec mépris, je n’en veux pas s’il vient seul. J’ambitionne aussi et surtout ce titre… Il me paraît grand, superbe, digne d’admiration même, après m’être, suicidé dans la personne du curé de Saint-Roch, de ressusciter au soleil de Paris, duc de Lormières et riche à millions.

En parlant ainsi, Caudirol s’était levé, frémissant, les narines contractées, l’œil illuminé. Cette explosion ambitieuse faisait un contraste singulier avec sa tenue de gandin.

Sacrais l’examina avec curiosité et finit par dire :

— Et moi, patron, est-ce que vous m’oubliez ?…

Caudirol sortit de son rêve doré.

Il eut un mouvement de recul et songeant avec dérision que lui, qui parlait d’éblouir Paris de son titre et de ses millions, n’avait plus un centime, qu’il venait de donner ses derniers trois francs pour payer son cocher, il sourit tristement.

— C’est vrai, dit-il, je n’ai parlé que de moi… Mais ceux qui m’aideront seront largement récompensés… Il se fait tard, je voudrais, ce soir même, parler à mes hommes.

Sacrais se frappa le front.

— Cela tombe bien, fît-il, je me suis empressé de faire connaître votre arrestation, aussitôt que je l’ai connue. Tous les amis sont convoqués ce soir à l’île Saint-Ouen, chez Bourrache, restaurateur.

J’y serai, déclara Caudirol.

Et il ajouta :

— Je ferai savoir à tous les hommes qui m’ont accepté comme chef ce que j’entends faire. Je n’ai plus qu’une chose à vous dire. Je promettrai une certaine somme à chaque individu. Votre part à vous sera double…

Le marteau de la porte vivement secoué attira l’attention des deux bandits.

— Un… et deux… fit Sacrais qui comptait les coups. C’est un ami,

Il descendit ouvrir la porte au nouveau visiteur.

Un instant après, il rentra avec un compagnon que nos lecteurs n’ont pas oublié sans doute.

— Bonjour à la société… Cher monsieur, je suis votre serviteur ; vous êtes sans doute un ami de Sacrais. Ça suffit, donnez-moi la main… Vous ne voulez pas… Merde au cul, mon gentilhomme, est-ce que vous seriez fier ?… J’suppose pas. Oh ! alors… maladie ! Ta main, gommeux de mon cœur !

— Toujours en verve ! La Marmite, fit Caudirol que la tirade du voyou amusait singulièrement.

— La Marmite ! s’écria celui-ci. Malheur ! y connaît mon nom… J’suis perdu… Pardon, papa, j’le ferai plus… Dis-moi comment qu’tu t’appelles ou je m’suicide !

Sacrais cru devoir mettre fin à la plaisanterie :

— C’est le chef, dit-il simplement.

La Marmite fit un geste crapuleux et se retournant vers Caudirol, enchanté de la méprise du gamin :

— Toi, notre chef ? des panais, Rosalie ! Comment ! ce serait toi, pauvre gre


Et la nièce a signé en tremblant…

lotteux qui remplacerais Général, ce matin, et M. Renaud, cet homme fort et épatant. Nom de nom !… Ah ! parole, j’en ai pleuré quand on m’a dit qu’il était poissé !… Tu n’as pas d’autres nouvelles de lui ? ajouta-t-il en s’adressant à Sacrais.

— Si, repartit celui-ci, j’en ai.

— Et où est-il, ce pauvre M. Renaud, not’vrai chef, l’homme à poil et chic au possible.

— Devant toi, imbécile, dit Sacrais en montrant Caudirol.

La Marmite écarquilla les yeux dans un excès de surprise comique.

— Pas possible… et cependant… en regardant bien… Oh ! mais, très chouette ! c’est lui… Monsieur Renaud, vous êtes grand, comme le Trocadéro !

Caudirol tendit la main au jeune homme.

— Allons, c’est bien, dit-il en riant de son enthousiasme, je me suis tiré d’affaire…

— … D’une façon admirable, interrompit Sacrais.

— Il ne s’agit point de cela, poursuivit Caudirol. Que viens tu faire, mon petit ami ?

— Mais je viens rendre compte à m’sieu Sacrais des commissions dont Son Altesse a bien voulu charger bibi — autrement dit votre serviteur. — J’ai vu tous les camaros… Rendez-vous cette nuit chez Boutrache, à l’Île Saint-Ouen… c’est convenu.

— Et… la Sauvage ? interrogea Sacrais.

La Marmite hésita avant de répondre.

— Comment ? s’exclama Caudirol, mordu au cœur à ce nom qui réveillait son impétueuse nature.

— Oh ! rien, fit La Marmite. Faut vous apprendre que Sacrais m’avait dit comme ça : Va chez Mme Poivre-et-Sel et chez la mère Peignotte et dis-leur de prévenir la Sauvage que Renaud est pincé.

— L’as-tu trouvée, elle ? demanda Caudirol.

— Comme de juste. J’vais d’abord rue des Lyonnais…, Peau de balle ! j’fais un four. De là, je r’monte au claque de la gentille Mme Poivre-et-Sel… Oh ! la la, quelle cambuse… On m’prend pour un client… Maladie !

— Et puis après ? interrompit Sacrais.

— Dame, j’dégotte la Sauvage ; elle était avec la patronne. Pour ne pas défriser ses sentiments, j’raconte le fait à la Poivre-et-Sel. Elle a du bon, c’te femme. Elle me dit : Si tu-veux, va t’amuser avec ces dames, c’est moi qui t’régale, petiot… Oh ! la la, Paméla, ma mignonne, au secours ! on m’viole… Vous comprenez, moi j’accepte… c’était du gratis… Faut bien faire un peu d’poésie entre-temps.

— Quel type ! fit Sacrais en riant.

— Donc, j’vas présenter mes hommages à ces dames… Je choisis pour accorder ma lyre… ô printemps !… une petite boulotte, qu’avait une paire d’avant-scènes, j’vous dis que ça. J’approche en deux temps et j’dis aux objets qu’vous savez : Bonjour, messieurs les nichons, à vous mon plus gracieux sourire ! Ça y a plu à la dame… Bon ! accord parfait !… la suite au prochain numéro… Oh ! l’amour, c’est doux comme du miel.

— Parle-moi de la Sauvage, bavard, dit Caudirol impatienté.

— On y vient, patron, mais comme j’dis toujours, faut pas mettre la charrue derrière les bœufs… c’est mauvais signe. Pour lors, après avoir roucoulé, j’redescends au salon avec les princesses… j’remise ma primeur sur un banc… et j’écoute la conversation… V’là c’qu’on narrait : La mère Poivre-et-Sel, elle a une fille de quinze ans, un bouton, quoi ! Censément, c’est sa nièce… Figurez-vous que c’tendron a une dot épatante, prélevée sur les p’tits bénefs de la maison de confiance à maman.

— Je sais cela, fit Sacrais.

— Oui-dà… Eh bien, elle se marie avec un colonel… Y’s sont rien pas durs dans l’armée ! On m’a conté l’histoire du contrat… C’était touchant. Et la nièce a signé en tremblant… Soutiens-moi, Sacrais, que j’m’évanouisse dans tes bras.

— La mère Poivre-et-Sel n’est pas en nom dans l’affaire, bien entendu ? demanda Sacrais, forcément intéressé par ce récit entrecoupé de gestes voyous et de grimaces.

— Ça va d’soi… C’est égal… j’pige la bobine du colonel quand il apprendra un beau jour la parenté d’sa femme ; S’crongneugneu, m’ame Poivre-et-Sel, foutu chopin qu’j’ai ramassé. Subséquemment, j’la trouve mauvaise… V’là c’que dira M. Bléchard.

— Bléchard ! fit Caudirol, en se levant brusquement.

Depuis quelques instants il n’écoutait plus La Marmite et s’était absorbé dans ses réflexions. Ce nom le réveilla de sa torpeur.

— Eh ben, oui, Bléchard, répéta La Marmite. Qu’est-ce qui y a ?

Caudirol pressa son front dans ses mains.

— Ce nom me rappelle un mauvais souvenir. Il y a longtemps… très longtemps… un certain Bléchard, officier… a fait-une chose infâme… Ah ! il est colonel, maintenant !

— Et il ajouta à part lui :

— Voilà comme on s’élève en grade, en tuant une famille sur la dénonciation d’un lâche… Et c’est moi qui ai armé ce Bléchard contre les enfants du père Marius… Je ne regrette pas mes crimes… non… j’en suis fier. J’ai risqué ma vie… Mais, sous la Commune, en écrivant de Nantes à l’autorité de Paris, en livrant ceux qui se confiaient à moi… J’ai été bien vil… Ah ! quand la passion s’en mêle, je suis fou.

La Marmite examinait curieusement son chef.

— Vous connaissez le bonhomme ? fit-il.

— Oui, répondit Caudirol, et s’il épouse la fille d’une prostituée, ce n’est pas sans le savoir. Pour ces gens-là, l’argent passe tout.

— Moi, j’aime pas ça, approuva La Marmite, faut avoir le respect de soi-même.

Sacrais rappela le gamin à l’ordre.

— Veux-tu, oui ou non, nous parler de la Sauvage !

La Marmite perdit toute sa gaieté.

— Vrai, j’aimerai autant que vous appreniez la chose d’un autre que de moi… C’est pas d’là blague… J’gobe le patron et…

Caudirol devint pâle.

Il craignit soudain qu’un malheur ne fût arrivé à la Sauvage. Il l’aimait follement, sinon exclusivement. Cet homme forcené pouvait désirer dix femmes sans que la possession le fatiguat. La Sauvage disparaissant, c’était une corde de son cœur qui se brisait. Il souffrait cruellement. Les caresses brûlantes de la Sauvage lui revenaient à l’esprit… En fermant les yeux, il la revoyait se tordant dans ses bras, la veille au soir, dans le fossé des fortifications. Il croyait encore sentir cette fille de feu écraser ses seins fermes contre sa poitrine puissante, le mordre, l’embrasser, l’égratigner, dans sa crise suprême d’amour, dans son délire de femelle en rut qui a enfin trouvé un mâle de sa force.

Son front se couvrit de sueur.

— Elle s’est tuée, dis, réponds ? interrogea-t-il avec épouvante.

— C’est pire que ça, fit La Marmite.

— Quoi, alors ? Parle ou je te brise contre, la muraille, s’écria Caudirol menaçant !

— Puisque vous le voulez absolument, voici, la chose : J’étais tranquillement assis, me la coulant douce, quand je vois arriver la mère Poivre-et-Sel, avec un air de l’autre monde. J’lui demande ce qu’il y a. Elle me dit comme ça que la Sauvage en apprenant votre arrestation a fichu l’camp en écrivant sur un chiffon de papier qu’elle allait vous r’trouver au Dépôt… pour aller à la place de la Roquette ensemble… Vous avez voulu savoir de quoi y retourne… eh bien, v’là l’paquet !

Caudirol, avec sa promptitude d’esprit habituelle, prit son parti sur-le-champ.

— En route ! commanda-t-il.

Et se ravisant, tant il savait commander à ses sentiments du moment, et mener de front toutes ses passions :

— La Marmite, dit-il, sais-tu où se trouve l’hôtel du baron de Cénac, dont la femme a été assassinée ?…

— Nous connaissons ça, répondit avec empressement La Marmite ; tous les journaux en ont causé. Ça se rattache à l’affaire Caudirol… Un drôle de particulier encore ! N’est-ce pas, monsieur Renaud.

— Peu importe, tu rôderas autour de l’hôtel et tu feras en sorte de t’y introduire pour savoir s’il n’y a pas un coup à faire… Occupe-toi des détails de l’enterrement… ça pourra me servir…

Une idée horrible, persistante, tenace, s’était ancrée dans le cerveau de Caudirol.

— Oui, se dit-il, quand je devrais la déterrer avec mes ongles, je la

reverrai, et je… Oh ! un cadavre de femme, la nuit, dans un cimetière, il y a là des sensations d’une horreur délicieuse…

Mais il secoua cette pensée de vampire.

— Retrouvons la Sauvage, fit-il en se dirigeant vers l’escalier.

La Marmite et Sacrais suivirent leur chef.

Ils descendirent silencieusement et sortirent de la maison de Sacrais qui servait de magasin de décors à ces comédiens du crime.

— Allons Chez la mère Poivre-et-Sel, fit Caudirol à Sacrais… Toi, La Marmite, va où je t’ai dit… À ce soir, chez Bourrache, dans l’île Saint-Ouen.

— Entendu, patron.

Et le jeune gredin prit sa course.