Le Vampire (Morphy)/27

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 165-172).

CHAPITRE VIII

À l’île Saint-Ouen.

Vers huit heures du soir, plusieurs hommes longeaient le parc de Saint-Ouen, se dirigeant vers la Seine, du côté de l’île.

— Nous y v’là, les amis, fit l’un d’eux.

— Oui, et pourvu qu’il n’arrive pas d’avaro… Vois-tu, Bambouli, j’ai la frousse !

— Poltron ! parce que l’autre chef est encore pincé, faut cependant pas se décourager. Il y a encore de beaux jours pour la pègre.

— Dame ! ça ne doit pas être l’avis de La Louise, ce pauvre mioche ! Ils l’ont descendu, les sergots !

— Oh ! les vaches ! si je les tenais, aussi vrai que je m’appelle Tord-la-Gueule !

Ils continuèrent leur chemin jusqu’à la berge, en devisant entre eux.

Les hommes de la bande de Saint-Ouen étaient sous l’impression de la nouvelle de l’arrestation de Caudirol, qu’ils ne connaissaient que sous le nom de Renaud.

Depuis l’affaire de la rue Rambuteau, ils n’avaient pas eu de bonheur dans leurs expéditions.

Chacun subissait un découragement instinctif, qui se traduisait différemment.

Tord-la-Gueule, pour se donner du courage, jurait et tempêtait.

Bambouli, le beau parleur de la bande ne disait mot.

Zim-Zim perdait complètement sa bruyante gaieté.

Quant à La Guiche, Tintin et l’Asticot, ils avaient franchement peur, et ils ne le cachaient pas.

C’étaient, d’ailleurs, les personnages secondaires de la bande de Saint-Ouen.

Pour achever de les démoraliser, une autre nouvelle les attendait.

Comme ils mettaient le pied sur l’escalier, qui conduit à la berge, ils furent rejoints par un de leurs camarades qui approchait en se démenant et en sautillant.

— Tiens, la Puce ! firent les bandits.

— J’ai du nouveau, dit-il à voix basse. Prenons un bateau et traversons.

Je vous conterai ça tout à l’heure.

Tord-la-Gueule appela un batelier.

— Ohé, du canot, y a personne ?

Un homme accourut.

— Voilà, voilà, messieurs. On va vous passer.

Ils prirent place dans un bateau, et deux minutes après, ils abordaient dans l’île, devant le restaurant Bourrache.

Après avoir payé le batelier, ils s’enfoncèrent sous les arbres.

Le temps menaçait. Le tonnerre grondait au loin. Le vent se déchaînait par rafales. Il devait faire déjà de l’orage à Paris. La tempête allait bientôt s’ébattre sur l’île.

La route était déserte.

Seul, le restaurant Bourrache était éclairé et semblait vivant au milieu de cette solitude.

On entendait les accords du piano et les chants des Parisiens attardés, qui attendaient, en se divertissant, que le temps changeât.

— Eh bien, La Puce ? questionnèrent les bandits.

— J’ai reçu comme vous la communication de Sacrais. Je me suis rendu le premier à l’endroit indiqué.

— Ensuite ?

— J’attendais les camarades en revenant tranquillement sur mes pas, quand j’aperçois Sacrais avec deux bonshommes. Je vais pour lui parler, mais d’un coup d’œil il m’arrête. Je comprends tout… c’étaient des agents.

— Malédiction, hurla Tord-la-Gueule, Sacrais aussi est au clou ! C’est un sort !

— Je passe derrière eux, poursuivit La Puce, et je me mets à les suivre de loin. Les roussins donnaient le bras à ce pauvre Sacrais.

— Et où l’a-t-on remisé ?

— Là-bas, à la gendarmerie. D’après ce que les mouchards disaient, un panier à salade viendra le prendre ce soir à onze heures et demie. L’un d’eux a même dit à Sacrais : « Voilà longtemps que je suis sur ta piste ; mais enfin ça y est. » Et comme Sacrais haussait les épaules : « Oh ! tu ne t’en tireras pas. Pour plus de sûreté, je serai moi même dans la voiture qui t’emmènera. »

— Rien à faire, firent les bandits.

Ils se dirigèrent vers le restaurant Bourrache.

Les bosquets étaient vides, en raison de la saison avancée et du mauvais temps.

En revanche, la salle, du rez-de-chaussée était pleine de mondes. Des Parisiens avaient profité de la journée, assez belle, pour faire une partie de plaisir ; ils buvaient et riaient.

Une canotière déterminée s’était hissées sur une table et une bouteille d’une main, son verre de l’autre, elle braillait une chanson bachique.

Au refrain, tous les consommateurs l’accompagnaient en tapant des pieds et en choquant les verres, tandis que la chanteuse levait la jambe en l’air et simulait une danse.

— C’est rien gentil ! cria une voix de gavroche.

C’était La Marmite qui, en attendant ses amis, regardait avec délices la scène qu’il avait sous les yeux.

Les bandits allèrent à lui.

— Monseigneur, votre local est prêt, leur dit-il plaisamment ;

Et appelant le patron.

— Voilà l’aimable société que je vous ai annoncée. Conduisez-la dans ses appartements.

— Ces messieurs désirent monter là-haut, sur la terrasse ? demanda Bourrache, un marseillais, grand sec et haut en couleur.

— Eh ! oui, mon bon, je te le dis depuis deux heures, répondit La Marmite en le contrefaisant.

— Qu’est ce que ces messieurs prendront ?

— Ils prendront l’air, reprit La Marmite.

— Alors, fit Bourrache, ce sera trente centimes par personne, comme si vous preniez le café.

— Farceur ! grasseya La Marmite, apporte-nous de quoi licher et disparais subito, troun de l’air !

Les bandits traversèrent le jardin et montèrent un escalier de bois.

Ils traversèrent un salon où quelques amateurs avaient improvisé un concert et ils se placèrent à l’extérieur sur un balcon garni de feuillage.

— Ici on peut causer, fit La Marmite, les paroles s’envoleront.

Verba volent, dit Bambouli.

— Oh ! la la, maladie ! y parle javanais… Qu’est-ce qui t’a appris ça ?

— C’est Sacrais, un fort en latin.

— Et ça veut dire ?

— Les paroles, ça fout sa course, raide comme balle…

— Si c’est pas honteux, fit La Marmite, de parier charabia quand c’est si chouette de dire la chose, en français très bath… Parle plus chinois ou j’t’étrangle.

Mais le cynique voyou s’aperçut que ses plaisanteries n’avaient pas d’écho.

— Eh ben quoi, qu’est-ce que vous avez, tous ?

Les bandits s’étaient installés sur le balcon de la maison.

De cette hauteur, ils voyaient, à la lueur des éclairs qui déchiraient de raies lumineuses l’horizon sombre, l’orage qui grondait sur Paris…

Dans la salle voisine, l’orchestre improvisé faisait rage.

D’en bas, montaient des chants et des éclats de rire.

Ce bruit de gens avinés, mêlé à la musique grandiose de la nature, faisait un contraste propre à impressionner des hommes à la conscience moins troublée… La Marmite ricanait.

— Assez ! hurla sourdement Tord-la-Gueule. Tu ne sais donc pas, moucheron, que le chef et Sacrais sont empoignés.

— Sacrais aussi… Oh ! ça, c’est pas de la chance, fit La Marmite… À propos, vous savez que la Sauvage, en apprenant que M. Renaud était coffré, s’est livrée d’elle-même à la police.

— Il ne manquait plus que cela ! s’écrièrent en chœur les bandits.

Ce fut une consternation générale.

La Sauvage était leur Égérie, leur bon ange, comme ils disaient entre eux. Elle perdue, tout s’effondrait.

— Il faut nous séparer, dit Tord-la-Gueule.

— De quoi ! de quoi ! cria La Marmite, qui savait que le chef était en liberté… Est-ce que vous croyez que M. Renaud n’est pas homme à se tirer des pattes des argousins… et, lui sorti, nom de nom !… mais Sacrais… et la Sauvage seront libres… C’est un homme !

— Il est de fait ! approuva Tord-la-Gueule.

La porte de la terrasse s’ouvrit,

— Les v’là, s’écria La Marmite en trépignant d’enthousiasme.

En effet, Caudirol et la Sauvage venaient d’apparaître.

Elle se suspendait à son bras avec des câlinements et des regards idolâtres.

Caudirol avait repris son manteau et supprimé ses moustaches postiches.

Ce fut une acclamation.

Les bandits qui, une minute auparavant, étaient prêt de se séparer, se seraient volontiers prosternés aux pieds de leur chef.


À l’île Saint-Ouen.

Tord-la-Gueule fut le premier qui put faire entendre une parole.

— Mais, nous croyions que vous étiez arrêté !

— Est-ce qu’il y a des geôliers pour garder sous leurs clés un homme comme moi ? dit-il orgueilleusement.

L’otage qui se déchaînait brusquement produisit un instant d’accalmie parmi les bandits.

La conversation languit.

On se tut.

Après quelques éclats de tonnerre, la pluie commença à tomber en larges gouttes.

La foudre apparut en raies livides.

Le ciel, illuminé d’une façon fantastique par les éclairs, présentait un spectacle d’une sombre horreur, mais plein de poésie.

La Sauvage posa sa tête sur la poitrine de son amant.

Caudirol apparaissait plus grand et plus tragique dans ce cadre admirable.

— Quel bonheur de vivre ! fit-il en serrant contre lui sa maîtresse pâmée.

— Sans indiscrétion, questionna La Marmite, où avez-vous retrouvé la bourgeoise ?

— Devant la porte du Dépôt, au moment où elle soulevait le marteau de fer, repartit Caudirol. Déjà on lui ouvrait : « Qu’est-ce que vous voulez ? lui demandait le portier. » Je m’élançai : « Nous voudrions voir un de nos amis arrêté », dis-je au cerbère. « Avez-vous une permission ? » nous fit-il d’un air rogue : « Non, » m’empressai-je de dire. « Alors, allez en chercher une. » Et l’imbécile nous a poussé la porte sur le nez.

— C’est vrai, approuva la Sauvage. Il m’a sauvée.

— Il ne s’agit plus de cela, interrompit Caudirol, quelles nouvelles me rapportes-tu, mon ami ?

Cette question s’adressait à La Marmite.

Le gamin prit la parole.

— J’ai été à l’hôtel de M. de Cénac, dit-il. C’est d’un beau ! À propos, le bonhomme a cassé sa pipe… refroidi, le baron !

— Ah ! fit Caudirol d’un air singulier.

— Je suis de la maison, ou à peu près, continua La Marmite. On avait besoin de quelqu’un pour faire des courses… J’ai été agréé par le valet de chambre… Qu’on dise encore que j’inspire pas confiance !

— Sais-tu quelque chose d’intéressant ?

— Pour sûr, patron. D’abord, et je guigne à propos de ça un coup fameux, on enterre la baronne avec ses bijoux, boucles d’oreilles et bagues… Ordre du mari ! Les domestiques prétendent que ça vaut cinquante mille francs comme un sou.

— Diable ! fit Tord-la-Gueule… Ça donne envie d’être fossoyeur.

— Pour enterrer la morte ?

— Non, pour la déterrer, mon p’tit.

Tous les bandits approuvèrent.

La tempête devenait formidable. On ne distinguait plus le bruit de l’orchestre dans la pièce voisine.

Cette conversation, au milieu de ce déchaînement des éléments dans la nuit, avait quelque chose de terrifiant.

Caudirol et la Sauvage semblaient éprouver une jouissance suprême à écouter les effroyables détonations que l’écho répercutait.

— Cela vaut la peine d’être vu, fit-il en se tournant vers ses hommes. Il sembla chercher quelqu’un.

— Tiens !… à propos, où donc est Sacrais ?

Les bandits s’entre-regardèrent.

— Sacrais, fît La Marmite, il est là-bas, dans cette direction, vous voyez…

— Et que fait-il ?

— Il attend sa voiture, l’aristo !

Tord-la-Gueute ne goûta pas la plaisanterie.

— Toi, gosse, tu vas taire ton bec, ou sans ça, nom de Dieu !

Et s’adressant à Caudirol :

— Patron, il est au clou… La rousse l’a poissé. Dans un moment, le panier à salade viendra le prendre. Encore un de foutu !

Le chef parut se consulter lui-même.

— Bah ! dit-il, jusqu’ici ça ne va pas trop mal pour ce brave Sacrais.

— Par exemple ! et la voiture qui va l’emmener ?

— Bien ne dit qu’elle ne s’arrêtera pas en route. Allons ! mes amis, le temps est bien vilain, mais la besogne nous attend… Levons le siège ! Il ne faut pas craindre de se mouiller un peu pour sauver un camarade dans la peine…

— Le sauver ? firent les bandits stupéfaits.

— Parbleu ! répondit Caudirol avec audace en se levant résolument.

On suivit le chef avec une admiration qui n’était pas exempte de crainte.

— Quel homme ! mes enfants, fit La Marmite.

Caudirol et ses acolytes traversèrent la salle du premier étage.

Il songea qu’il n’avait plus d’argent.

D’autre part, il lui répugnait de laisser un autre régler les consommations.

Il eut une idée géniale.

Sans hésiter, il sortit et descendit suivi de ses bandits par l’escalier extérieur.

Au lieu de rentrer dans rétablissement au rez-de-chaussée, il continua sa route à travers le jardin jusqu’à la berge.

Mais la patronne, Mme Bourrache, accourut à leur rencontre, malgré la pluie battante.

— Messieurs, vous avez oublié de…

— Nous avons payé à votre mari, la commère, affirmé effrontément Caudirol.

Et il ajouta tout bas à La Marmite :

— Mon petit, pince le derrière de cette bonne femme jusqu’au sang, et qu’elle nous fiche la paix.

— Oh ! la la, chaleur ! s’écria le voyou en exécutant l’ordre qu’il venait de recevoir.

Mme Bourache s’enfuit en poussant des clameurs affreuses.

Les bandits poursuivirent leur chemin dans la direction du pont, en pataugeant dans la terre détrempée.

— Il a une façon d’enrichir les mastroquets qui a son charme, le chef, non, je n’en reviens pas, fit Zim-Zim en forme de conclusion.

Malgré la pluie battante, tout le monde avait repris sa gaîté.

Pendant qu’ils disparaissaient, une scène du plus haut comique se passait dans l’établissement du Marseillais Bourrache.

Le patron s’était précipité au secours de son épouse et avait recueilli ses tristes doléances.

Il rentra furieux dans la maison.

— Les gredins ! hurlait-il, les monstres ! ils ont pincé Mme Bourache… où ça ne doit pas se faire, té… Et, encore ! s’ils avaient payé leurs consommations… Mais, troun de l’air ! ils ont pissé à l’anglaise… Oh ! les bougres !