Le Vampire (Morphy)/35

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 221-229).

CHAPITRE XVIII

Vivante !

Jean-Baptiste Flack, portant le corps de la baronne de Cénac, était parvenu devant la mairie du XXe arrondissement.

Il attendait anxieusement.

Une voiture passant rapidement attira son attention.

Elle était chargée, mais le voyageur qui l’occupait arrivait à destination.

Il descendit et pénétra dans une maison voisine.

Le compagnon du Docteur-Noir se dirigea vers un banc et s’assit. À côté de lui, il dressa le corps inerte de Mme de Cénac.

Puis il héla le cocher qui fit avancer sa voiture.

— Ma femme est indisposée, dit Jean-Baptiste Flack. Nous demeurons loin d’ici. Conduisez-nous dans un bon hôtel.

— Entendu, bourgeois, Nous allons vous trouver ça.

Flack installa le corps dans la voiture. Il remarqua que la rigidité disparaissait peu à peu. Son maître devait avoir dit vrai ! Cette femme vivait.

La portière refermée, la voiture partit d’un bon train.

Le domestique se prit à réfléchir sur la bizarrerie de sa position.

Il se demanda s’il était bien éveillé, tant cette promenade nocturne lui semblait fantastique et invraisemblable.

— Mon maître n’est pas fou, cependant, et je ne dors pas… C’est un peu fort ! Je promène une déterrée… Je vais passer la nuit avec elle dans une chambre d’hôtel. Comment tout cela finira-t-il ?

Le cocher ne s’était aperçu de rien. Il voiturait une femme malade à n’en pas douter. C’était sa conviction. D’ailleurs il s’occupait davantage du pourboire qu’il allait recevoir que de l’étrange allure de ses voyageurs.

On arriva devant un hôtel de la rue des Pyrénées.

— Voilà votre affaire, patron, dit le cocher… Je connais la maison… Vous pouvez y aller de confiance.

— Soyez donc assez aimable de sonner, fit Jean-Baptiste Flack.

— On y va, ne bougez pas. Je me charge d’arranger ça.

Le cocher ne tarda pas à entrer en pourparlers avec une femme qui passa sa tête par le carreau de la loge.

— Qu’y a-t-il ?

— Pardi, c’est de la clientèle que je vous amène. Un brave monsieur et sa dame, qui est malade à ce qu’il paraît.

— C’est bien, on va les conduire à la chambre du premier… Seulement c’est cent sous, dites-leur ça.

Le cocher revint vers Jean-Baptiste Flack et lui dit :

— Vous pouvez entrer, et pour cinq francs vous aurez tout ce qu’il y a de plus distingué… Bonne chambre et bon lit.

— Ah ! tant mieux… car j’ai besoin de repos… Tenez, voilà pour vous.

— Merci, mon bourgeois… Ah ! bonne nuit… Je vais remiser le sapin.

Et l’automédon remonta sur son siège et fouetta sa bête.

Flack entra dans l’hôtel.

On avait réveillé le garçon de service, qui, à moitié endormi, monta l’escalier devant Flack qui portait toujours son étrange fardeau.

Ils arrivèrent au premier étage, et, après avoir essayé plusieurs clés, et approché sa lumière de la serrure, le garçon finit par ouvrir la porte.

Jean-Baptiste Flack déposa le corps sur un fauteuil.

Le garçon dormait debout, il ne faisait aucune attention au nouveau venu.

Il allumait un feu de bois.

— Vous inscrirez vos noms demain, n’est-ce pas, dit-il, en s’en allant. Bonsoir monsieur et madame…

La porte se referma lentement… Flack courut donner un tour de clé et poussa le verrou.

— Voilà le moment, fit-il. C’est une chance de m’en être tiré comme cela. Jusqu’ici, tout va bien.

Maintenant qu’il était en sûreté, tous les risques qu’il avait courus dans une pareille promenade lui venaient à l’esprit.

Il éprouvait un sentiment de gêne indéfinissable en face de ce corps affaissé sur le fauteuil…

— Allons, fit-il pour se donner du courage. Il faut faire ce qu’a commandé le docteur… Un lit chaud, a-t-il dit, et des frictions…

Flack surmonta le sentiment de malaise qu’il éprouvait et se mit en devoir de déshabiller la baronne de Cénac.

Ce ne fut ni long ni difficile, car sa toilette n’était guère compliquée. En un moment, elle était nue…

Le brave garçon prit courageusement le corps, dont le froid le pénétrait, et il le plaça dans le lit.

— Un lit chaud, répétait-il, un lit chaud ! c’est facile à dire…

Jean-Baptiste Flack n’avait point voulu demander de secours, ayant tout intérêt à se tirer d’affaire seul.

Il se demandait avec anxiété comment il parviendrait à réchauffer ce corps glacé qui contenait encore une étincelle de vie.

L’idée que Mme de Cénac était morte ne lui vint pas. Son maître avait affirmé qu’elle était vivante et il le croyait sur parole.

Tout à coup, il se frappa le front.

— Parbleu ! il n’y a que ça à faire… L’intention sauve tout… Et puis je suis sûr de moi, peut-être ?… À la guerre comme à la guerre… Mon digne Flack, il faut te transformer en bassinoire…

Sa gaieté originale reprenait le dessus.

Il se dévêtit entièrement.

Puis il se glissa dans le lit à côté de Mme de Cénac, et, se collant contre elle, il essaya de lui transfuser sa chaleur, sa vie.

Quand son épiderme toucha le corps nu et glacé, il ressentit une secousse aiguë… Néanmoins il continua de se serrer avec force contre la baronne.

Après quelques moments, il se releva. Le lit était tiède, et les membres de la malheureuse femme semblaient moins roides.

Flack était pris d’un froid insupportable ; il se rhabilla et se plaça près du feu.

Puis il revint vers la couche et, avec un morceau de flanelle, il commença à frictionner le corps nu.

Sous l’influence de ce massage un soupçon de vie semblait reparaître.

Flack redoubla d’ardeur. Ses mains refoulaient, la chair blanche qui reprenait son élasticité normale… Il roulait le corps dans tous les sens, frictionnant avec énergie.

Tout à la pensée de ce sauvetage, il oubliait la bizarrerie de sa position.

Soudain, il crut remarquer un léger frémissement des narines chez la baronne de Cénac.

Il appliqua ses lèvres contre les siennes, et produisit de la sorte un mouvement de respiration factice.

Il considérait la victime de Caudirol qui reprenait ses sens.

Un souffle imperceptible s’échappait régulièrement de ses lèvres.

Un battement de cœur, voilé et lointain, se fit sentir.

Mme de Cénac vivait !

Jean-Baptiste Flack se recula de quelques pas. En cet instant, son maître lui apparaissait avec des proportions surnaturelles. Ce n’était plus un homme c’était un dieu.

Le brave domestique avait lu, à de longs intervalles, dans les gazettes, des faits de résurrection analogues à celui qu’il avait sous les yeux. Il savait que la léthargie peut simuler la mort pendant des jours entiers.

Bien des fois, il avait frissonné en lisant dans les livres de science de son maître que, chaque mois, certainement, orienterait en France des individus vivants.

Tous ces détails lui revenaient en foule à la mémoire.

Il frissonnait saisi d’une crainte vague.

Il se rappelait le compte rendu d’exhumations qui avaient mis à découvert des cadavres dont les bras et les épaules étaient rongés… ou qui étaient retournés dans leur bière.

Des hommes et des femmes, sous l’influence de la catalepsie ; avaient été enfouis… Ils s’étalent réveillés vivants… L’air filtrant à travers la terre leur permettait de vivre… Mais prisonniers, dans un cercueil, immobilisés, paralysés, ils avaient dû attendre la mort dans des angoisses folles… La faim les tenaillait et ils s’étaient arrachés des lambeaux de chair de leurs propres dents ». Le suicide même leur était interdit… À plusieurs pieds sous le sol, ils avaient dû se débattre, se retourner dans leur cercueil, sentant se tordre après leurs membres les vers du tombeau… Leurs cris s’étaient éteints dans les entrailles de la terre…

Jean-Baptiste Flack considérait, avec un sentiment de pitié et de soulagement, cette femme qui allait échapper miraculeusement à cette torture épouvantable, sans pareille !

Il souffrait lui-même de ce supplice que son imagination lui retraçait. Il se demandait quel horrible réveil devaient éprouver ces victimes de la léthargie, quelle folie pleine d’épouvante devait tenailler leur cerveau.

Il respira à pleins poumons et chercha à chasser de son esprit ces visions terrifiantes.

Mme de Cénac vivait ; elle était sauvée à n’en douter.

Les soins que Flack venait de lui prodiguée, s’ajoutant au cordial que le Docteur-Noir avait laissé coulé entre les dents serrées de la malheureuse… tout cela avait produit la résurrection annoncée !

Un soupir souleva la poitrine de la baronne de Cénac.

Jean-Baptiste Flack n’avait ressenti aucune gêne, en maniant ce corps nu ;
Le rêve de Mme de Cénac.
en se collant contre cette femme endormie… À présent il ne se sentait plus à son aise.

Il profita de l’état d’insensibilité de la baronne pour lui passer une chemise et il ramena sur elle la couverture.

Cela fait, il prit un siège et s’assit devant le feu.

Il était temps.

La ressuscitée ouvrit les yeux lentement, et son regard flotta indécis sur ce qui l’entourait.

Aucune surprise ne se lisait sur sa physionomie.

Flack ne la perdait pas de vue… Il examinait avec attention la lueur étrange qui brillait dans son regard.

— Elle a recouvré la vie, murmura-t-il, mais la raison est perdue à jamais.

Mme de Cénac tourna la tête vers Jean-Baptiste Flack.

Celui-ci ne faisait pas un mouvement.

Il fixait toujours la pauvre folle.

Folle, en effet, et atteinte de la plus affreuse des hallucinations !

Elle ne se souvenait de rien. L’oubli de son passé était écrit sur son visage calme qui respirait la plus entière quiétude.

Lorsque le curé de Saint-Roch s’était jeté sur elle et lui avait asséné des coups de chenet, elle était déjà frappée d’insensibilité.

En marchant sur la main froide de la pauvre Pitchounette, en apercevant ce cadavre sous le lit du prêtre, elle avait été envahie d’une terreur si soudaine, si foudroyante, qu’elle avait été, pour ainsi dire, pétrifiée sur place.

Dans cet état, les coups qu’elle avait reçus ne pouvaient point la tuer. On sait qu’autrefois les convulsionnaires, dans leurs crises, subissaient impunément les chocs les plus violents, les supplices les plus raffinés.

On nous demandera si ce que nous retraçons n’est point une fiction ?

Nous appuierons sur ce point indiscutable que : tout ce qui est rapporté dans cet ouvrage est moralement et physiologiquement possible.

Notre droit de romancier est de choisir, dans le domaine de la réalité et en nous inspirant de précédents, les situations les plus passionnantes qui se peuvent imaginer.

Il n’est personne ayant acquis l’expérience de la vie qui ne puisse se flatter d’avoir vu de ses propres yeux des choses infiniment plus surprenantes et plus incroyables que celles qui sont relatées dans les romans les mieux combinés.

Ceci posé, revenons à la scène qui nous occupe.

La baronne de Cénac fixait depuis un moment le domestique du Docteur-Noir.

Son regard vague et flottant n’indiquait aucun travail intellectuel.

Jean-Baptiste Flack, immobile devant la cheminée, considérait avec une douloureuse attention la femme qu’il venait de ressusciter.

Il lui sembla que ses yeux s’éclairaient d’une flamme, d’un feu sombre… ses joues s’empourprèrent peu à peu.

Enfin, d’un mouvement caressant et suppliant, elle lui tendit les bras.

— Viens, murmura-t-elle.

Flack bondit sur son siège et recula jusqu’au bout de la chambre.

La baronne était dans la même attitude.

Elle s’était réveillée nymphomane !

Mieux eut valu la mort pour elle. Indifférente et insouciante à tout ce qui se passerait autour d’elle, la malheureuse exhumée était condamnée à se tordre, pendant le reste de ses jours, dans des crises d’hystérie.

— Oh ! viens répéta-t-elle.

Il y avait dans sa voix, dans son geste, quelque chose de la douceur d’une bête.

— Pauvre femme ! pensa le domestique, rempli d’horreur et de pitié devant cette lamentable scène de nymphomanie.

Il s’avança résolument vers le lit.

— Taisez-vous, commanda-t-il ; vous êtes souffrante, il faut vous reposer.

— Pourquoi ?… Oh !…

Elle resta une minute immobile et un spasme la prit qui la fit se tordre dans sa couche.

Quand elle revint au sentiment de la réalité, elle joignit les mains avec extase.

— Le beau rêve ! fit-elle.

— Dites-moi à quoi vous songiez ? demanda Jean-Baptiste Flack.

— J’étais au ciel… Il y avait des oiseaux et des anges… Une auréole m’éclairait… Une vieille femme est venue à moi et s’est agenouillée en me demandant l’aumône… Je lui ai donné tout ce que j’avais… et, aussitôt, elle s’est changée en un beau jeune homme qui m’a emportée dans ses bras à travers l’espace… Oh ! que j’ai eu de plaisir !… — Prends-moi ainsi, dis, veux-tu ?

Flack se détourna avec dégoût.

Mme de Cénac était folle ; il ne subsistait, dans l’écroulement de sa raison, que ses anciennes idées de dévotion, mêlées à une effrayante hystérie.

Les jouissances de la chair et du paradis se confondaient dans son esprit surexcité.

Elle ne voyait rien au delà.

Son existence devait se poursuivre ainsi. Elle ne vivrait plus qu’intérieurement dans un délire de nymphomane, qui ne lui permettrait de distinguer, parmi ce qui l’entourait, que des hommes pouvant satisfaire son incessante sensualité.

La baronne de Cénac était une monomane religieuse et hystérique.

La dévotion, cette maladie parasitaire du cerveau, avait préparé cette malheureuse à tous les détraquements de la pensée. La solitude volontaire dans laquelle elle avait vécu avait aggravé son état…

Un prêtre avait achevé l’œuvre de la religion.

Désormais, c’en était fait d’elle !

Jean-Baptiste Flack, vivement peiné de la triste issue de son sauvetage, considérait, avec une suprême commisération, la malheureuse baronne de Cénac.

Il se demandait si cette misérable créature, étendue sans pudeur devant lui, était bien la même grande dame, fière et dédaigneuse, qui avait occupé une place d’honneur dans la haute société !…

Flack resta longtemps accoudé au chevet de la pauvre femme.

Il remarqua que sa respiration était pénible et il lui offrit à boire, ce qu’elle accepta d’un signe.

Puis il la couvrit, sans qu’elle opposât de résistance.

Ses yeux se fermèrent et elle s’endormit souriante.

— Oh ! la malheureuse ! fit Jean-Baptiste Flack en tirant les rideaux du lit.

Le jour commençait à poindre.

Le domestique du Docteur-Noir était fort embarrassé.

— Où retrouver mon maître ? pensait-il… Chez lui, probablement. Il sera parvenu à escalader le mur… après avoir fait justice de ce misérable Caudirol… Quel monstre que ce prêtre !… Et il se faisait passer pour mort… Il doit l’être à l’heure présente !

Il marchait à grands pas dans la chambre.

— Je suis fort embarrassé. Cette pauvre femme est capable de mourir d’inanition, et pour de bon, cette fois-ci. Que faire ? Je n’ai rien à lui donner… Je ne sais d’ailleurs pas ce qui lui conviendrait… Du bouillon, sans doute.

Flack prit son parti sur-le-champ.

— Je cours chez le docteur…

Il sortit en refermant la porte avec soin, et il descendit jusqu’à la loge.

Le garçon de service était levé et cirait des bottines.

— Voilà dix francs, lui dit Jean-Baptiste Flack. Vous remettrez cinq francs à votre patronne pour prix de la chambre. Je vous donne le reste comme pourboire. Il faut laisser ma femme se reposer. Vous ferez monter une bonne, si vous en avez une, auprès d’elle.

— Il y a la fille de service.

— C’est cela. Vous veillerez à ce que ma femme ait du bouillon quand elle se réveillera. Pas autre chose ça lui ferait mal. Il ne faut pas faire attention à ce qu’elle pourra dire. Elle est très malade et quand je l’ai quittée, elle avait le délire.

— Pourquoi n’irait-on pas chercher le médecin ? demanda le garçon.

— J’y vais, mon ami. Ne vous occupez pas de cela…

— Très bien, monsieur, Elisa, la bonne de l’hôtel, va s’installer auprès de votre dame…

Jean-Baptiste Flack sortit précipitamment.