Le Vampire (Morphy)/40

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 255-259).

CHAPITRE III

Menace.

Jean-Baptiste Flack fut reçu par le président Bartier dans un salon d’une tenue sévère et glaciale. Il y avait quelque chose de roide et de gourmé dans chaque tenture, dans chaque meuble. C’était la salle de réception du magistrat.

Isidore Bartier, accoudé à la cheminée, affectait de se nettoyer les ongles avec une profonde attention.

Il releva la tête quand Flack fut à deux pas de lui.

— Que désirez-vous ? demanda-t-il d’un air compassé en refermant son canif.

— Je viens, non pas de la part du Docteur-Noir comme je vous l’ai fait dire, mais de la mienne… Mon excellent maître est en prison.

Le président regarda son interlocuteur et ne put maîtriser sa surprise.

— Ah ! fit-il, c’est vous…

— En effet, repartit Jean-Baptiste Flack avec aisance, nous avons déjà eu le plaisir de nous rencontrer à deux reprises différentes… Nous sommes de vieilles connaissances.

Isidore Bartier eut un geste de colère.

— Vous prétendez que cette sotte histoire de… de…

— Bullier, acheva Flack. Oui, monsieur le président. J’ai eu l’honneur de vous voir, il y a beau temps de cela, dansant à ce bal avec une demoiselle sur vos épaules. Je suis venu à votre aide comme on voulait vous faire toute une affaire pour cela.

— Vous n’étiez pas encore l’aide du bourreau à cette époque ? questionna M. Bartier avec un air de mépris.

— Je n’avais pas cet honneur, fit Jean-Baptiste Flack avec un sang-froid imperturbable.

— Et aujourd’hui… vous êtes en retraite ?

— Parfaitement. Les temps ont changé et je suis le très humble domestique de monsieur votre frère que j’estime profondément.

— L’objet de votre estime est à Mazas, fit le président.

— Il y a bien des honnêtes gens qui y sont, répondit Jean-Baptiste Flack, et tous les coquins n’y sont pas !

Il regardait le magistrat en face.

Après une pause, il continua sur le même ton :

— Pour en revenir à ce que nous disions, j’ajouterai que je vous ai vu une seconde fois, place de la Roquette. On allait guillotiner un jeune homme qui a caché son nom jusqu’à la fin…

— Général des Carrières, je crois ? interrompit le président.

— Votre fils, monsieur.

M. Bartier fit quelques pas dans la pièce en jetant à la dérobée un regard de haine sur le domestique du Docteur-Noir. Il cherchait en lui-même le moyen de se venger de cet homme qui connaissait si bien ses secrets. Il ne pouvait utilement le faire arrêter. Rien ne lui venait à l’esprit.

Il revint vers Jean-Baptiste Flack et, sans prendre la peine de réfuter son accusation, il lui demanda simplement d’une voix brève :

— Que voulez-vous ?

— La liberté de mon maître.

Isidore Bartier réfléchit un instant ; puis il répondit comme se parlant à lui-même :

— Mon frère, Lucien, le Docteur-Noir, est sous le coup de présomptions extrêmement graves… Toutes les preuves sont contre lui… Le scandale du drame du Père-Lachaise rejaillit sur moi… Si ma réputation n’était point faite ; je devrais me retirer… Heureusement je suis à l’abri des calomnies et nous vivons à une époque où chacun ne supporte que la seule responsabilité de ses fautes… Je suis donc à l’abri… Mais le Docteur-Noir ne m’en a pas moins causé un grand préjudice…

— Où voulez-vous en venir ? interrompit Flack.

— À ceci : Mon rôle dans cette affaire est de rester neutre. Je ne dois pas essayer d’étouffer le procès, Je resterai en dehors de tout cela. Voilà mon dernier mot.

Puis se reprenant :

— Je ne peux pas le sauver, d’ailleurs.

— C’est vrai, mais vous pourriez au moins l’essayer.

— Non, c’est impossible. Il est inutile de prolonger cet entretien. Mon
Il se roula sur le parquet dans un paroxysme de rage…
frère et moi n’avons jamais sympathisé. Nous sommes étrangers l’un à l’autre.

Flack se révolta devant ce jésuitisme.

— Vous oubliez le passé, s’écria-t-il. Vous avez un suprême pardon à demander à votre frère ou un horrible châtiment à subir.

— Des menaces chez moi !…

— Oui, violateur… Ah ! souvenez-vous de la femme de votre frère, morte de honte et de désespoir après avoir subi par la force votre ignoble contact… Monsieur le président Bartier, vous êtes un misérable !

— Oh ! c’en est trop, fit le magistrat affolé, cherchant le cordon de la sonnette. Je vais vous faire saisir.

Jean-Baptiste Flack le rejeta sur un fauteuil.

— Écoutez-moi, dit-il d’une voix que la colère faisait vibrer. Vous avez violé une femme, votre belle-sœur, morte aujourd’hui. Vous avez tué, après un long supplice, votre malheureuse épouse. Votre fils aîné est mort sur l’échafaud. Ces trois morts crient vengeance.

— Valet de bourreau ! fit le président en grimaçant de rage.

Jean-Baptiste Flack releva l’outrage.

Il se dressa devant le juge, frémissant d’indignation.

— Valet de bourreau, oui ! Mais le moindre des valets de bourreau vaut mieux que le premier des magistrats ! L’homme qui porte la robe est immonde… Prêtres et juges, vous êtes tous des monstres…

Il saisit le président au collet.

— Et quant à vous, fit-il, vous êtes le plus infâme de tous… Savez-vous les dernières paroles de votre fils avant d’être décapité ? Moi, valet de bourreau, je les ai entendues… Il disait en vous accusant : « Que mon sang retombe sur lui et lui brûle les yeux. » Cette menace aura son effet. Prenez garde ! Deux hommes l’ont juré : votre frère… et moi !

Jean Baptiste Flack sortit sur cette apostrophe, sans que le président, cloué sur son siège, fit un mouvement pour l’en empêcher.

Quand il fut seul, Isidore Bartier parcourut le salon comme un fou. Il écumait. Dans sa fureur impuissante, il tournait sur lui-même, cherchant à donner une issue à sa rage.

Soudain, il se rappela qu’il avait meurtri de coups le pauvre Georges quelques instants auparavant… Il allait passer sa colère contre le malheureux.

— Il n’en a pas eu assez ! fit-il en saisissant un tison de fer.

Et il se précipita vers la chambre où il avait enfermé Georges.

Il ouvrit la porte et entra…

— Où te caches-tu, scélérat ? interrogea-t-il en levant sa baguette de fer.

Il furetait partout sans résultat.

Ses regards tombèrent sur la fenêtre entr’ouverte.

Il y courut.

— Oh ! il s’est sauvé encore une fois… Je le tuerai… J’en ai le droit… C’est mon fils… Henri, où es-tu ?

Ces derniers mots du magistrat s’adressaient à son domestique qui continuait sa faction sous la fenêtre.

— Je suis ici, en bas… Je garde M. Georges.

Isidore Bartier se pencha sur l’appui et jeta son tison dans la direction du valet.

Heureusement pour celui-ci que le coup ne porta pas… L’arme alla frapper le pavé de la cour.

— Eh ben ! quoi ? interrogea stupidement le domestique,

— Tu l’as laissé fuir !… Il est parti !… Cours à sa recherche.

Le valet obéit et parcourut le quartier, questionnant les portiers de la cité et les agents de service.

Il revint sans avoir eu de nouvelles du fugitif.

Le président Bartier était toujours à la même fenêtre.

— Où est-il ? cria-t-il aussitôt qu’il aperçut le domestique.

Henri prit un air désappointé,

— Ni vu ni connu, monsieur. J’ai demandé à tout le monde.

Le juge quitta la croisée et se rua follement contre les murs. Il arrachait les tentures, brisait tout, ouvrait des tiroirs et déchirait les papiers… Cette crise insensée dura quelques minutes.

Il se roula sur le parquet dans un paroxysme de rage et, enfin, épuisé, il resta sans mouvement, les poings crispés, la face décomposée.

Dans une chambre voisine, Julie, la fille d’Isidore Bartier, pleurait et tremblait. Elle s’était cachée dans la ruelle de son lit et elle ne bougeait plus…

Le silence le plus profond régnait dans la demeure du président de la neuvième chambre.