Le Vampire (Morphy)/39

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 250-255).

CHAPITRE II

Pauvre Georges !

Que s’était-il passé depuis la mort de Mme Isidore Bartier ? Comment se faisait-il que Georges eût pris la fuite ?

C’est ce qu’il est nécessaire de retracer en quelques lignes.

Le président Bartier était un homme brutal et haineux. Il lui fallait une souffre-douleur. Dès le début de son mariage avec Mme Bartier, il en avait fait sa victime.

Puis un fils lui était né. Il avait reporté ses mauvais traitements sur cet enfant. Celui-ci avait grandi dans la haine de son père et, arrivé à l’adolescence, il s’était enfui.

Le malheureux, livré à ses instincts et poussé au mal par la misère, s’était fait bandit. Il avait péri sur l’échafaud condamné à la peine capitale sous le surnom de Général des Carrières.

Le président avait eu l’infamie d’assister à cette exécution.

Privé de son souffre-douleur ordinaire, il avait fait endurer le martyre à sa pauvre femme. Deux enfants étaient nés cependant de cette union si peu assortie : Georges et Julie…

Mme Bartier s’était laissée aller un instant à un sentiment d’amour véritable. Elle avait aimé son beau-frère, Lucien Bartier, autrement dit le Docteur-Noir.

Georges était le fruit de cette faute. Cela explique pourquoi l’enfant était si peu fait à la ressemblance du président. Autant celui-ci était violent et mauvais, autant le jeune homme était doux et bon.

Quant à Julie, elle semblait être le portrait vivant de son père. Au moral, son air de résignation triste rappelait plutôt sa mère.

Le magistrat, après avoir hypocritement suivi le cercueil de sa femme au cimetière, était rentré chez lui et avait fait maison nette.

Il n’avait conservé pour tout domestique qu’une vieille bonne et son valet de chambre, garçon inoffensif et craintif, qui lui obéissait sans réflexion, avec l’inconscience d’un caniche.

Depuis la mort de sa femme, il prenait ses repas dans un restaurant des boulevards.

Georges et Julie vivaient ainsi à l’abandon.

Le frère et la sœur prenaient ensemble leurs leçons qu’un maître ennuyeux et rude, choisi par le président, venait leur donner.

Ils ne voyaient plus leur père que le soir.

Sa rentrée glaçait les jeunes gens d’épouvante. D’ailleurs le président, fidèle à ses anciennes habitudes, se vengeait toujours sur Georges de ses ennuis et de ses tracas.

C’est sur le pauvre enfant qu’il passait à présent ses mauvaises humeur.

Il éprouvait une satisfaction cruelle à voir les humiliations du malheureux Georges.

Le sentiment de la paternité n’avait jamais existé chez ce monstre égoïste et sournois…

Ce qui résulta de ces violences, on le devine, ce fut le départ de Georges. Mais sans amis, sans ressources, il ne pouvait subsister dans Paris. Une nuit, on l’arrêta, et après une journée passée au Dépôt, il fut traduit en correctionnelle pour vagabondage.

Son père avait été son juge.

Mieux eût valu pour Georges être condamné à la prison. Son acquittement devait être la plus terrible des peines.

En ce moment, affaissé dans le fond de la voiture, il songeait au sort qui l’attendait. Malgré tout son courage, il avait des défaillances.

Le président le tenait par le bras, et les ongles du misérable lui entraient dans la chair.

Il eut un cri de révolte suprême.

— On ne me laissera pas entre vos mains… Je ne suis plus un enfant.

Isidore Bartier lui broya le pied d’un coup de talon.

— Oh ! vous n’êtes pas mon père ! cria Georges.

Le président était blême de colère contenue.

— Attends un peu, gronda-t-il.

La voiture s’arrêtait devant la maison de M. Bartier, située en haut de la rue des Martyrs, dans la cité Malesherbes.

Georges eut une seconde l’idée de lutter contre son père pour ne pas entrer dans l’hôtel…

Mais il eut honte devant le monde.

Il rentra avec le président, qui affectait de lui donner le bras.

Quand la porte se fut refermée sur eux, Isidore Bartier jeta sur Georges un regard empreint d’une joie hideuse.

Le jeune homme marchait résolument. Sa gracieuse tête brune aux cheveux bouclés et son air chétif, auraient apitoyé un autre homme que le président.

Il cessa de feindre et, emporté par un accès de colère folle, il enleva Georges dans ses bras… Sans effort il le jeta dans une chambre.

Il ferma la porte à clé ; les fenêtres étaient closes…

— Déshabille-toi, hurla-t-il.

Et il courut vers un coin de la pièce où se trouvait un jonc énorme.

L’enfant, très pâle, demeurait immobile.

Au moment de frapper, le juge s’arrêta et, se croisant les bras, il regarda Georges avec un sourire hideux.

Il retardait sa vengeance pour la savourer dans toute son horreur.

— Ah ! tu t’es sauvé de chez moi !… T’y voilà revenu… Sale être ! Tu as bien le caractère de ta mère… Tu crèveras comme elle… Je m’en charge… Allons ! bas les effets !

Et il arrachait les vêtements de Georges qui n’opposait aucune résistance.

Le regard du malheureux avait quelque chose qui ne peut se rendre. En ce moment où il allait souffrir un supplice honteux, il pensait à sa mère et c’était en souvenir de cette douce martyre que ses paupières devenaient humides.

Le président avait arraché jusqu’à la chemise de Georges.

L’enfant était nu. Son pauvre corps d’adolescent tardif semblait si frêle qu’un coup eût dû le briser.

Isidore Bartier se recula et brandit son jonc qui retomba sur les épaules de sa victime. Un cri étouffé s’échappa des lèvres de Georges qui fit quelques pas.

Le président s’excitait lui-même.

— Petit misérable !… gredin !… tu finiras comme ton frère aîné… Ah ! tu veux commencer comme lui.

Et la canne s’élevait et retombait sur l’enfant accroupi, qui hurlait sourdement de douleur.

Chaque coup dessinait une raie d’un bleu noirâtre sur le corps du petit martyr.

Bientôt des raies rouges apparurent. Le jonc frappait aux mêmes endroits et la peau crevait, laissant échapper des filets sanguinolents.

Le président s’aveuglait dans cette ignoble vengeance. Il ne regardait plus où sa canne tombait. La tête, les bras, le dos, les jambes de sa victime, ruisselaient de sang.

Et il s’acharnait sur l’enfant.

— Tu as dit que je ne suis pas ton père ! Tiens, fils de putain !

Il frappa un tel coup sur la hanche du pauvre Georges que son bâton se brisa.

Il se rua sur le corps étendu devant lui sans mouvement et il le cribla de coups de pied et de poing.

L’enfant ne faisait plus entendre qu’une plainte vague qui se répétait par instants.

Enfin le monstre s’arrêta, épuisé.

Il proféra une dernière menace et sortit de la pièce en refermant la porte à clé…

Georges resta longtemps sans donner d’autre signe de vie que ce râle indistinct qui s’échappait de ses lèvres.

Mais, brusquement, la vie et la raison lui revinrent.

Il éclata en sanglots.

— Oh ! maman ! maman !

Sa mère ! c’est la seule pensée qui se dégageait de son être dans son écrasement…

La douleur le brûlait. Une sensation de cuisson atroce le faisait se rouler sur lui-même.

Il était anéanti. Toutes ses forces avaient disparu. Le pauvre enfant rêveur semblait terrassé par la souffrance.

Chacun de ses mouvements lui arrachait une plainte.

Il avait cet âge passif où l’adolescence commence dans un état de langueur…

Sa nature aimante et douce n’avait que des crises d’énergie. Il lui fallait le bonheur, l’amour de ses parents, le grand air de la liberté… Au lieu de cet le existence heureuse, il supportait depuis sa plus chétive enfance toutes les douleurs qui peuvent accabler un adolescent.

Il se souvenait de sa mère, si bonne pour lui, qui avait tant souffert, elle aussi !

Au milieu de ses larmes il la revoyait et son désespoir augmentait encore dans le délire de cette chère vision.

Comme il se trouvait seul au monde !

Il se releva à demi, en refoulant ses cris par un dernier reste de volonté, et il remit péniblement ses habits. Puis il resta affaissé.

— Ma pauvre mère, redit-il encore, oh ! qu’elle a dû souffrir !…

Un coup de sonnette retentit à la porte de la rue.

Il se traîna jusqu’à la fenêtre, mû par un mouvement de curiosité instinctive.

En bas le domestique de son père était en faction.

En entendant sonner il était resté indécis, ne sachant s’il devait quitter son poste ou aller ouvrir.

Le président apparut sur le perron.

— Allez voir ce qu’il y a, commanda-t-il d’une voix dure en rentrant dans la maison.

Georges tourna la poignée de la fenêtre.

Le domestique de M. Isidore Bartier ouvrit la porte de fer.

Un homme à l’air franc et intelligent pénétra vivement dans l’hôtel.

— Qui faut-il annoncer ? demanda le valet de chambre en courant derrière la nouvel arrivé.

— Jean-Baptiste Flack, de la part du frère de M. le président.

Le domestique inclina la tête d’un air niais et remonta les quelques marches du perron d’un pas lourd, tandis que son visiteur le suivait…

Georges ouvrit sa fenêtre…

La nuit commençait à tomber.

Il regarda sous lui… Un étage seulement le séparait du sol. Dominant sa souffrance, il enjamba la balustrade et se laissa glisser le long du mur.

Il s’en fallait d’environ deux mètres qu’il ne touchât la terre. Sans hésitation il lâcha prise et retomba sur le pavé de la cour.

Le pauvre Georges faillit se trahir. Une torture épouvantable le tenaillait. Sa chute venait de redoubler ses souffrances, il retint le cri qui allait lui échapper. C’est à peine si un gémissement étouffé filtra de ses lèvres crispées.

Il gagna la porte et l’ouvrit avec précaution…

Personne ne l’observait ; il referma doucement la grille extérieure et prit sa course du côté de la rue des Martyrs.

Comme il parvenait l’extrémité de la cité, un vertige le saisit, il s’affaissa dans un coin.

La peur d’être repris ne put lui donner les forces nécessaires. Il essaya de se relever, mais aussitôt il retomba sans connaissance…