Le Vampire (Morphy)/38

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 245-250).



LES MYSTÈRES DU CRIME
LIVRE II

LE DOCTEUR-NOIR
SUITE DU VAMPIRE


PREMIÈRE PARTIE

L’INCESTE


CHAPITRE PREMIER

Le président Bartier.

La neuvième chambre correctionnelle se remplissait lentement. C’était la reprise d’audience et aucune affaire importante n’était inscrite au rôle. Donc peu de journalistes au banc de la presse et moins encore d’avocats au prétoire.

L’huissier annonça d’un air ennuyé l’arrivée des magistrats :

— Le Tribunal.

On se découvrit et chacun se leva par déférence pour les trois magistrats assis et le magistrat debout qui arrivaient en traînant leurs pas, sur l’estrade de la neuvième chambre.

Le substitut du procureur pris place au banc de l’accusation…

Les deux juges assesseurs avaient des physionomies frappées au coin de l’imbécilité. Tout ce que la morgue judiciaire a de plus grotesque et de plus vil se reflétait sur leur face ridée et grimaçante. Ils s’assirent sur leurs fauteuils et retirèrent leur toque.

Le président, une des gloires de la magistrature assise, se remarquait par son air méprisant et stupidement orgueilleux.

C’était M. Isidore Bartier, une étoile du Palais de Justice.

On pouvait blâmer sa sévérité excessive, mais, à l’encontre de ses confrères, il était d’une irréprochable honnêteté de mœurs. La presse la plus avancée était obligée de s’incliner devant cet homme d’une vertu antique. Telle était sa situation dans le monde.

Sa robe était tachée d’un large carré rouge, car, à la suite de procès politiques, savamment menés contre les ultra-républicains, il avait été décoré de l’ordre de la Légion d’honneur.

— Cette fois, avait dit le ministre de la justice en décernant ce titre à M. Bartier, l’homme ne sera pas honoré par la décoration. Il l’honorera.

Le président Bartier écouta d’un air indifférent les débats de plusieurs affaires.

Il semblait pressé d’en finir et il arrêtait au début toute tentative de défense de la part des accusés.

— C’est bien… la cause est entendue.

Et les condamnations tombaient dru comme grêle sur les malheureux prévenus.

L’audience allait se terminer…

Il ne restait plus sur le banc, devant les gardes municipaux, qu’une jeune fille qui se dérobait aux regards des spectateurs, et un jeune homme qui détournait la tête du tribunal.

La fillette était d’une pâleur mortelle.

Le président la regarda un instant et se tournant vers ses assesseurs :

— Elle est jolie, ma foi, cette petite.

— Je coucherais bien avec elle, fit le juge de droite.

— Et moi pareillement, approuva le juge de gauche.

Isidore Bartier fronça les sourcils.

— La magistrature, dit-il d’un air pédant, est au-dessus des faiblesses de l’humanité.

Ses deux collègues échangèrent un regard qui signifiait :

— Quel homme parfait ! quel lustre pour la justice française !

Le président Bartier commença l’interrogatoire.

Après que la pauvre fille eut donné son état civil, il lui connaître la prévention.

— Vous avez été trouvée en état de vagabondage à Paris. Vous vous êtes enfuie de chez votre père qui habile Melun ; il refuse de vous garder, en raison de votre inconduite. Est-ce vrai ?

La malheureuse domina son émotion.

— Oh ! monsieur, je vous en supplie, laissez-moi vous dire cela seule… sans tout ce monde… J’ai honte.

Le président secoua la tête avec un sourire de mépris.

— Mon Dieu ! c’est horrible, mais c’est la vérité… Je suis partie de chez nous… parce que mon père, qui boit toujours, voulait me faire prendre la place de ma mère qui est morte.

— Expliquez-vous, fit le président d’un air de dégoût.

Les assesseurs intéressés se penchèrent…

La jeune fille reprit d’une voix faible :

— Mon père voulait que je sois sa maîtresse… et je me suis sauvée.

Isidore Bartier se rejeta sur le dossier de son fauteuil, et deux minutes après, il prononçait une condamnation à quinze jours d’emprisonnement contre la pauvre fille.

Il se retourna vers le dernier prévenu et soudain il changea de couleur. Ce fut un coup de théâtre.

Enfin, il murmura à part lui :

— Georges… c’est ce petit misérable qui a pris la fuite… C’est mon fils !

Il consulta le dossier et y lut cette mention : vagabondage.

Le nom du prévenu était de fantaisie.

— Il a eu la pudeur de taire son nom, pensa Isidore Bartier. Quelle fatalité ! Mon fils aîné est mort sur l’échafaud sans dire le nom de son père. Celui-ci prend le même chemin… Oh ! il lui en cuira.

Le président questionna son fils sommairement.

Georges était un enfant de dix-huit-ans, au regard doux et à l’air tendre. Une souffrance indicible se lisait sur son visage d’adolescent. Il fallait que bien des souffrances l’aient assailli pour qu’il eût fui la maison paternelle.

— Pourquoi êtes-vous sans asile ? lui demanda son père qui conservait la rigidité du magistrat.

— Ma mère vient de mourir, dit le jeune homme, et je suis orphelin.

Les trails du magistrat se convulsèrent.

— Oh ! tu souffriras mille morts, gronda-t-il en lui-même.

Et, après avoir consulté ses collègues qui ignoraient le fin mot de cette scène, il acquitta son fils.

— Tiens ! fit l’avocat général à part lui, est-ce qu’il devient malade ?… Il acquitte !

L’audience était finie. Le public s’écoula en commentant de dernier jugement du tribunal qui contrastait si singulièrement avec les précédents.

L’opinion des avocats fut que M. Isidore Bartier perdait la raison depuis la mort de sa femme.

— Sans cela, fit un vieux stagiaire, expliquez-moi donc cet acquittement !…

Le président Bartier, sorti de la salle des audiences, se renferma dans son cabinet.

Il retira vivement sa robe et passa son pardessus.

Cela fait, il sortit d’un air impassible et descendit le grand escalier de pierre.

Parvenu dans la cour de la Sainte-Chapelle, il longea les bâtiments et gagna la façade du Dépôt.

— Il va sortir et je l’aurai ! murmura-t-il. Ce qu’il a subi jusqu’ici n’est rien… Il mourra de peur désormais avant d’avoir la pensée de fuir ma maison.

Il se promenait devant l’entrée du Dépôt de la Préfecture. Il n’ignorait pas que les prévenus renvoyés des fins de plainte sont ramenés au Dépôt pour la levée d’écrou et sont aussitôt remis en liberté.

Le président attendait en crispant ses poings de colère.

Son visage était déchiré par un sourire horrible. Tout en lui respirait la haine et la vengeance.

Le pauvre Georges, ce fils qui lui ressemblait si peu, eût tremblé s’il eût vu son père en cet état.

Isidore Bartier était dominé par deux pensées incessantes.

La première, c’était d’infliger un supplice atroce à son fils qui avait fui son hôtel après la mort de sa mère.

La seconde, plus immonde, plus incroyable, était l’inceste… La défense de la jeune fille qu’il avait condamnée lui revenait à la mémoire.

— Ah ! son père voulait se la payer, c’est drôle !

Et il souriait & cette idée qui s’ancrait dans son cerveau.

La vie du magistrat comme celle du prêtre est fertile en horreur. Le cerveau surexcité, le corps en repos produisent des déchaînements innommables.

Le juge passe son existence sur un fauteuil, jugeant à sa fantaisie.

La caresse énervante, molle, incessante du velours, attise les sentiments qui dorment dans les plus mauvais replis de la nature humaine…

Sous son masque d’intégrité, le président Bartier cachait des turpitudes inavouées, des vices hideux.

En ce moment, marchant à petits pas devant la prison de la Préfecture, il se rappelait qu’il avait mis dans ses meubles et entretenu un gamin aux passions inavouables.


La voiture s’arrêtait devant la maison de M. Bartier.
Par excès de précautions, il avait donné une gouvernante à cet enfant pour sauvegarder son existence corrompue.

Il avait veillé à la vertu de ce gamin, comme une mère jalouse de l’innocence de son fils.

C’était dans de tels raffinements qu’il trouvait encore quelques soupçons de plaisir.

Il réfléchissait à l’inceste auquel la jeune condamnée s’était soustraite.

Lui aussi avait une fille !…

Tout son passé d’hypocrisie et de débauches lui revenait dans une bouffée de souvenirs écœurants.

Il chassa ces idées qui faisaient craquer son crâne dans un désir de jouissances inconnues, inouïes, nouvelles !

— Julie !…

Il répétait le nom de sa fille.

La porte du Dépôt s’était ouverte lentement, comme à regret, et roulait avec des grincements sourds sur ses gonds massifs.

Les acquittés sortaient de cet antre du bon plaisir policier et judiciaire.

Des femmes, des enfants attendaient.

Ils se jetaient dans les bras de leurs parents, plus heureux que d’autres qui restaient là en contemplation, d’un air morne, devant le Dépôt.

— Oh ! misère, misère ! tel était le cri qui sortait de la bouche de ces réprouvés.

Le président Bartier examinait un à un les sortants.

Une tête blonde apparut dans l’encadrement de la sinistre porte.

C’était Georges… c’était bien lui.

Et le magistrat courut derrière l’enfant qu’il rejoignit sur le quai.

Des voitures passaient. Le président Bartier en arrêta une. Il saisit Georges et le poussa dans le fiacre, avant que le pauvre petit eût pu se reconnaître.

— Mon Dieu, gémit-il douloureusement.

— Ah ! gredin ! fit M. Bartier en l’asseyant violemment sur le siège.

L’enfant ne répondit rien, mais deux larmes coulèrent sur ses joues.

Le président avait donné son adresse au cocher qui fouetta son cheval en maugréant.

La voiture roula rapidement vers l’hôtel du magistrat.