Le Vampire (Morphy)/37

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 237-244).

CHAPITRE XIX

Fatalité.

Jean-Baptiste Flack chercha des yeux une voiture et n’en apercevant pas il ne perdit pas son temps à attendre.

Il courut dans la direction de Belleville de toute la vitesse de ses jarrets.

En passant devant l’église de la Trinité, il vit un fiacre s’arrêter devant le square.

— Cela tombe à merveille, pensa-t-il.

Il attendit que le voyageur descendit, afin de prendre sa place.

Un homme de haute taille sauta vivement en bas de la voiture.

Il passa un billet de cinquante francs au cochet qui se gratta l’oreille.

— Ah ! diable, c’est que je n’ai pas de monnaie. Je vais en aller chercher…

— C’est inutile, répondit l’inconnu d’une voix métallique qui fit frissonner Jean-Baptiste Flack des pieds jusqu’à la tête.

— Mais… reprit le cocher.

— C’est bien, mon ami, gardez tout.

— Oh ! monsieur, si j’avais su, s’écria l’automédon avec transport, je vous aurais voituré comme un prince !

L’homme s’éloigna en souriant.

— Comme un prince ? murmura-t-il… Non, mais comme un duc ! Au moins, je l’espère.

Flack ne pensait plus à monter dans le fiacre qui gagna la station voisine.

— Cette voix, ce regard, tout cela me rappelle le monstre en rut que j’ai entrevu cette nuit… C’est Caudirol, ou je rêve.

Et le domestique suivit l’inconnu en monologuant :

— Le défroqué n’avait pas de moustaches et n’était pas vêtu ainsi… Mais on peut se travestir… Oh ! c’est lui.

C’était bien Caudirol. La veille il avait quitté la Sauvage, sa maîtresse qui ne devait point prendre part à l’expédition.

En se quittant, ils s’étaient donné rendez-vous pour le lendemain matin à l’église de la Trinité.

Flack ne s’était donc pas trompé.

Caudirol fit le tour du square, gravit l’escalier et pénétra dans le monument.

Il ne s’aperçut point qu’on le suivait.

Sans affectation, il se découvrit et trempa ses doigts dans le bénitier.

Il fit le signe de la croix, avec une piété parfaite, et sembla balbutier une prière.

Puis il se dirigea vers le côté droit du temple.

— Oh ! le jésuite, pensait Jean-Baptiste Flack.

Caudirol marchait lentement. Un sourire vague errait sur ses lèvres…

Il s’arrêta à côté d’une jeune dame voilée.

— Me voici, dit-il à voix basse.

— Oh ! cher, je t’attendais avec une impatience !

Et la Sauvage releva sa voilette. Son visage reflétait le bonheur le plus grand.

— L’église est déserte, fit Caudirol, nous pouvons causer… Notre expédition a réussi. Nous avons récolté quelques bijoux…

— Il n’y a pas eu de sang ?

— Pas trop. J’ai réglé le compte de La Guiche, un lâche, et j’ai envoyé au diable un gêneur : voilà le résultat de ma nuit.

— Tu n’as peur de rien ! fit la Sauvage avec admiration. Que vas-tu faire, maintenant ?

Caudirol releva la tête.

— Je vais reprendre, pour mon compte, l’expédition manquée par Général.

— Ah ! les fameux millions dont Sacrais nous a parlé. J’ai peur que cela ne tourne pas bien.

— Du moment que j’entreprends quelque chose, le succès est au bout.

Et Caudirol se leva après avoir fait un nouveau signe de croix.

La Sauvage imita cet exemple sans mot dire. Sa nature violente était domptée ; elle n’avait rien à répliquer devant la volonté formelle de son amant.

Jean-Baptiste Flack, dissimulé derrière un pilier, les regarda passer.

Il les laissa sortir, et, à son tour, il quitta l’église précipitamment.

— Voilà un couple qui n’aura pas que du bonheur, se dit-il.

Caudirol et sa maîtresse parvinrent en promeneurs jusqu’à la rue de Rome.

C’est là que la Sauvage occupait un appartement. La police n’avait jamais eu l’idée de rechercher la femme de Général des Carrières dans ce quartier tranquille.

Les plus fins limiers de la sûreté essayaient de retrouver sa piste dans les bouges de Paris.

Flack vit entrer le couple dans une maison dont il prit le numéro.

— Maintenant, je le tiens, fit-il en revenant sur ses pas. Ils ne condamneront pas le docteur, ces bons juges !

Il gagna promptement une station de voiture.

Le hasard lui fit rencontrer le cocher qui l’avait conduit le matin rue des Pyrénées, à l’hôtel où était Mme de Cénac.

— Eh bien ! la bourgeoise va mieux ?

— Elle est tout à fait remise. J’ai pu vaquer à mes occupations et je reviens la prendre.

— Ah ! ah ! nous retournons là-bas. Tant pis ! c’est un sale quartier. On ne charge plus !

— Nous reviendrons par ici.

— Tant mieux ! alors. Hé hue donc, ma poule !

La voiture alla bon train.

Jean-Baptiste Flack se sentait dévoré d’impatience. Il avait perdu un temps précieux en suivant la piste de Caudirol.

— Plus vite, cria-t-il au cocher.

Le chemin était long et montueux ; le brave domestique dut contenir la fièvre qui le dévorait.

Il entendit crier une feuille dont le titre le frappa.

— Les Crimes du Père-Lachaise lire tous les détails… dix centimes !

Plusieurs camelots hurlaient ce placard à la portière de la voiture.

Flack acheta une de ces feuilles et la parcourut rapidement.

L’horrible drame de la nuit était assez bien reconstitué, mais le nom du héros n’était pas Caudirol…

C’était Lucien Bartier, son maître, qui était accusé de tous les forfaits de l’abominable défroqué.

Le digne ami du Docteur-Noir fut pris d’une indignation violente.

— Comment ! ce curé assassin pourra impunément commettre les attentats les plus monstrueux… Il tuera des femmes sans défense, il ouvrira des tombes pour satisfaire au plus monstrueux des désirs, il répandra le sang à flots sur son passage… et c’est le meilleur et le plus loyal des hommes qui paiera pour lui !

Il serrait les poings avec rage.

— Non, cela ne sera pas. Le hasard m’a mis sur sa route. Je saisirai ce monstre et je crierai à la justice : Le voilà, c’est lui le meurtrier, le Vampire, l’ancien prêtre, de Saint-Roch… Caudirol n’est pas mort !

Le malheureux garçon se promettait bien de s’emparer du défroqué, quand il aurait réglé la situation de Mme de Cénac.

Cet homme et cette femme une fois en sa possession, ou, entre les mains de la justice, il ferait aisément élargir son maître.

Le journal venait de lui apprendre que le Docteur-Noir, après un rapide interrogatoire, avait été dirigé sur Mazas, où il était enfermé à la 6e division, celle des accusés de marque.

La fatalité avait poursuivi le médecin.

S’il avait tué Caudirol dès le début de son attentat au Père-Lachaise, il eut débarrassé la société d’un monstre, et il se retirait sauf de son audacieuse entreprise.

Il avait reculé devant un meurtre et son irrésolution l’avait perdu.

Il était accablé par les plus funestes apparences et sa délivrance ne devait plus être que l’œuvre de son domestique.

La voiture qui conduisait celui-ci rue des Pyrénées arriva enfin.

Jean-Baptiste Flack n’attendit pas que le fiacre s’arrêtât.

D’un bond, il fut sur le trottoir.

Un sentiment d’inquiétude le tenaillait, sans qu’il pût analyser cette sensation.

Il avait le pressentiment d’un nouveau malheur.

— Allons ! pas de faiblesse, se dit-il. Tout ira bien.

Le bureau de l’hôtel était fermé, il grimpa quatre à quatre les marches qui le séparaient de la chambre du premier étage.

La porte en était ouverte.

Le bruit d’une conversation frappa son oreille.

— Pourvu qu’on n’ait pas fait causer cette folle, pensa-t-il.

Et il entra rapidement.

La patronne de l’hôtel et la fille de service étaient dans la chambre.

Flack jeta un coup d’œil effaré sur le lit.

Il était vide !

— Où est-elle ? demanda-t-il aux deux femmes.

— Je ne sais, monsieur, répondit la fille de service. Je me suis absentée un moment, tout à l’heure… Quand je suis revenue, Madame était partie.

— Partie ! répéta le compagnon du Docteur-Noir.
Il vit un fiacre s’arrêter devant le square.

— Et je l’ai vue passer, dit à son tour la patronne. Je n’avais pas de raison pour l’empêcher de sortir, n’est-ce pas ?

— Non, sans doute, fit Flack sans entendre.

— Elle aura été au devant de vous.

Jean-Baptiste Flack quitta l’hôtel, le cœur serré.

Une larme perlait sous chacune de ses paupières…

Mais, dominant cette émotion passagère, il courut vers sa voiture.

— Rue de Rome, dit-il au cocher en claquant la portière.

Son parti était pris, il allait faire arrêter Caudirol. C’était sa dernière ressource.

— Ah ! bandit, grondait-il, toi, au moins, tu ne m’échapperas pas.

La distance qui sépare Belleville du quartier de l’Europe fut rapidement franchie.

La voiture n’avait plus qu’à redescendre dans Paris.

Jean-Baptiste Flack fit arrêter le fiacre au bas de la rue de Rome.

— Eh bien ? la bourgeoise ne vous a pas attendu, patron ? fit le cocher.

— Non, elle a dû retourner à la maison… Voilà votre argent.

— Merci, et au revoir.

Flack remonta la rue jusqu’à la maison où habitaient Caudirol et la Sauvage…

Il combinait un plan.

L’arrestation de Caudirol n’était pas aussi simple qu’il l’avait pensé tout d’abord.

Pouvait-il requérir un sergent de ville de mettre la main au collet à un homme élégant, domicilié dans une maison bourgeoise ? C’était impossible.

Il eut passé pour un mauvais plaisant, ou du moins pour un fou, s’il avait été déclarer au prochain bureau de police que Caudirol demeurait rue de Rome.

Le curé de Saint-Roch passait pour mort.

Flack eut une autre crainte : Caudirol habitait-il bien dans cette maison ?

C’était probable, mais ce n’était pas sûr.

Et résolut de s’informer.

La concierge de la maison était sur le pas de sa porte et causait avec un homme en chapeau rond.

Flack s’approcha et entendit cette conversation :

— Alors la petite dame russe vous a vendu tout son mobilier ? Ce n’est pas avantageux pour elle.

— Eh ! eh ! on a toujours de l’avantage à traiter avec un marchand de meubles. J’ai versé comptant le prix convenu au monsieur et ils ont pu s’en aller tout de suite.

— C’était, paraît-il, son frère.

— Un grand, avec des moustaches noires ?…

— C’est cela. Il est venu il y a peu de temps et, déjà, il retourne en Russie. Il m’a dit ça, en me payant le loyer d’avance.

— Quel drôle d’homme !

— En effet, il a des yeux qui vous font passer des frissons dans le dos.

— Voilà deux locataires de moins pour vous, madame.

— Oh ! il en reviendra d’autres ; mais la petite dame était généreuse et son frère aussi. Sous ce rapport, il n’y a rien à dire.

— Et sous les autres rapports ?

— Dame, fit la concierge, ils n’étaient peut-être pas plus frère et sœur que vous et moi.

— Ah ! c’est méchant, ce que vous dites-là.

Et sur cette observation, le marchand de meubles et la concierge se quittèrent.

Jean-Baptiste Flack avait fait semblant d’examiner la vitrine d’un chapelier voisin, et il n’avait pas perdu une syllabe de cette conversation.

Il devint pâle comme un mort.

Pour lui, il était incontestable que l’on parlait de Caudirol et de la Sauvage.

En effet, le défroqué venait de vendre le mobilier de sa maîtresse et tous les deux avaient disparu. Ils n’avaient emporté qu’une valise et quelques menus objets.

Nos lecteurs devineront que c’était du côté de Nantes et non pas en Russie que le couple sanglant avait pris son vol.

Caudirol, on le sait, rêvait de conquérir la fortune et le titre des anciens duc de Lormière.

Flack restait dans la rue, immobile, comme pétrifié. Aucun espoir ne lui restait.

Son maître allait se trouver la victime d’une épouvantable erreur judiciaire, et tous les éléments de sa justification s’étaient évanouis…

Il rentra à la maison du docteur, où il retrouva Madeleine.

Son cœur avait besoin de s’épancher. Il raconta à la femme de chambre tout ce qui s’était passé, tout ce qu’il savait.

Elle demeura épouvantée à son tour.

— Oh ! c’est affreux. L’innocent sera condamné… Il n’y a plus d’espoir !

Cette phrase rendit une lueur d’énergie à Flack.

— Non, fit-il, c’est vrai. — Et cependant, j’espère !

La fatalité s’était acharnée sur d’innocentes victimes.

On se souvient que Lydia, la petite fille du père Marius, était en la possession de Sacrais et de la hideuse Mécharde.

Marita, la vieille Italienne, continuait de végéter dans la rue des Lyonnais, sans pouvoir venger sa Pitchounette.

Enfin, le Docteur-Noir était emprisonné et se trouvait sous le coup d’une accusation entraînant la peine capitale.

À côté de ces navrantes infortunes, le génie du mal était victorieux.

Caudirol triomphait.

Mais la situation changera.

Nos lecteurs verront, dans le deuxième livre de cet ouvrage, nos personnages reparaître et l’intrigue se poursuivre.

La suite du VAMPIRE s’appellera le DOCTEUR-NOIR.

Après la chance du bandit, nous devons décrire les luttes de l’honnête homme.

FIN DU VAMPIRE