Le Vampire (Morphy)/42

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 265-270).

Madeleine et Georges Bartier.

CHAPITRE V

Jean-Baptiste Flack.

Plusieurs jours allaient écoutés depuis les évènements que nous venons de retracer.

Le président Bartier continuait de se rendre au Palais où il se faisait remarquer par un redoublement de sévérité.

Un homme, dissimulé au dernier rang du public, assistait à toutes les audiences de la neuvième Chambre correctionnelle.

C’était Jean-Baptiste Flack.

Il parcourait le Palais de Justice, écoutant les conversations, et s’initiant aux mystères des couloirs et des allées de cet immense bâtiment.

Il avait certainement une idée fixe et il travaillait à sa réalisation.

Son mutisme était absolu. Ni Madeleine ni Georges ne savaient ce qui se passait dans son cerveau.

Disons en passant que le fils du président était installé dans la maison du Docteur-Noir et qu’il n’en sortait pas.

Sa santé se rétablissait et il reprenait les vives couleurs de la jeunesse.

Georges, malgré qu’il eût atteint l’âge de l’adolescence, était un véritable enfant. Sa taille mince, son visage imberbe et sa voix timide lui donnaient l’air d’une fille plutôt que d’un jeune homme.

C’était une nature délicate et sensitive à l’excès. Il vivait par le cœur, et son existence s’écoulait dans un immense besoin d’amour.

La mort de sa mère l’avait plongé dans un désespoir sans bornes ; mais à présent il pouvait pleurer celle qui lui avait donné le jour sans être forcé de cacher, ses larmes.

Sa douleur trouvait un écho

Madeleine, l’ancienne femme de chambre, ou plutôt l’amie de Mme Bartier, mêlait ses regrets aux siens.

La petite maison de Noisy eut abrité le calme le plus parfait, si le Docteur-Noir n’eût pas été emprisonné, sous le coup d’une prévention terrible.

Jean-Baptiste Flack partait de bonne heure pour Paris et ne revenait que le soir.

Il savait que Georges et Madeleine n’avaient rien à craindre.

La propriété de Noisy était à son nom. Par bonheur, son maître, ne voulant pas être dérangé à la campagne, n’avait point voulu acheter la maison lui-même.

C’était son domestique qui avait fait l’acquisition en se donnant comme rentier.

De la sorte, le Docteur-Noir pouvait se reposer de ses fatigues sans être requis à tout moment d’aller donner des soins aux malades du pays.

Sa renommée était grande et si l’on avait su à Noisy que le célèbre médecin habitait la contrée, c’eut été une révolution.

Jean-Baptiste Flack était donc, nominativement au moins, le propriétaire de la maison.

Il avait emporté de l’appartement de Paris tous les objets auxquels le Docteur tenait particulièrement et il les avait transporté à Noisy.

Voilà où en étaient les choses à l’instant où s’ouvre ce chapitre.

Flack, suivant sa coutume, était parti par le premier train.

Arrivé à Paris, il se dirigea du côté de Mazas et rôda autour de l’immense prison.

Il secoua la tête avec découragement en regardant le mur haut de dix mètres.

— Impossible de déguerpir en sautant par dessus cela. C’est le vieux jeu ! Les évasions ne se font plus ainsi !

Après avoir fait le tour des trois hectares de terrain qui composent l’ensemble de la prison, Jean-Baptiste Flack se retrouva devant la porte unique de la maison d’arrêt.

Devant lui se trouvait le bâtiment qui sert de logement aux employés. Derrière, les galeries de la prison s’étendaient en éventail.

À côté de lui était le poste de soldats.

— Comment l’arracher de là ? se demandait-il ?

Il sembla chasser cette préoccupation de son esprit et, d’un pas rapide, il s’éloigna de la prison.

Après une demi-heure de marche, il se trouvait devant le Palais de Justice.

Il jeta un coup d’œil dans la poche de côté de son-pardessus et il se dit à demi-voix :

— Je sais le chemin que prend le président pour rentrer chez lui… Je choisirai un endroit et un moment propice, et je lui lancerai le contenu de cette fiole au visage. La menace de son fils sera exécutée. Notre promesse sera tenue. Le monstre aura les yeux brûlés jusqu’au crâne !

Il traversa la cour et pénétra dans le bâtiment de la police correctionnelle.

L’audience de la neuvième chambre n’était pas encore ouverte.

Jean-Baptiste Flac alla flâner dans la salle des Pas-Perdus.

La conversation de deux avocats attira son attention.

— Je viens de rencontrer le président Bartier.

— Ah ! en voilà un pète-sec !

— Il est de fait qu’il n’est pas commode… ni même poli.

— Bah ! Comment cela ?

— Dame ! je l’ai salué comme il passait à côté de moi… et pas même un signe de tête… rien !

— Il ne vous aura pas vu.

— Si fait, certainement

— Je vous répète qu’il ne vous a pas vu. De quel côté étiez-vous par rapport à lui ?

— J’étais à sa gauche.

— C’est cela même… il ne voit que de l’œil droit.

— Pas possible !

— Je tiens la chose de son oculiste pour qui j’ai plaidé dernièrement.

— Tiens ! c’est curieux.

— Oui, M. Bartier est atteint d’une maladie des yeux. Il ne distingue guère que le jour de la nuit avec l’œil gauche. Quant à l’œil droit il est encore bon ; mais il se soigne, notre président.

— Que fait-il ?

— J’ai remarqué que, dans son cabinet, au Palais, il a un flacon d’eau blanche et un petit godet d’une forme spéciale. Il doit baigner l’œil qui lui reste en sortant de l’audience.

— Alors, il est borgne ?

— Oui… Et l’on dit que la justice est aveugle !

— Pas tout à fait… Il reste un œil…

— Qui est malade !

— Vous êtes méchant, mon cher confrère.

— C’est le métier qui veut ça.

— Chut ! voilà un particulier qui nous écoute. Il ne faut pas mettre le public dans le secret des Dieux.

Sur cette réflexion, ils se séparèrent.

Jean-Baptiste Flack avait écouté avec attention les plaisanteries des deux avocats.

— Ah ! il est déjà borgne, le scélérat, se dit-il ; c’est utile à savoir !

Et il regagna le bâtiment des chambres correctionnelles.

L’audience était ouverte.

Flack voulut pénétrer dans la salle, mais le garde municipal l’arrêta au passage.

— Êtes-vous assigné ?

— Ma foi non.

— On n’entre pas… Il n’y a plus de place.

Le compagnon du Docteur-Noir entra dans le couloir qui longe la neuvième chambre.

Il dépassa les salles d’attente des témoins et l’entrée des accusés détenus.

Devant lui se trouvait une porte vitrée à double battants.

Dans un bureau se tenait un huissier qui lisait son journal.

C’était là qu’il fallait s’adresser pour communiquer avec les magistrats.

Les cabinets des juges et de l’avocat général devaient être libres, le tribunal étant en séance.

— Sans ce diable de bureaucrate, tout irait bien, murmura Jean-Baptiste Flack.

Comme s’il avait entendu cette réflexion et qu’il voulût complaire au domestique, l’huissier se leva lentement.

Flack s’empressa de battre en retraite…

L’huissier ouvrit la porte qu’il tira derrière lui et il se dirigea d’un pas compassé vers les cabinets.

Flack entendit pousser le verrou.

— Bon appétit, mon brave, fit-il, et ne te presse pas !

Il alla jusqu’à la porte vitrée qu’il ouvrit sans bruit.

D’un coup d’œil rapide, il s’orienta.

Cabinet de M. le substitut, lut-il sur une porte. Ce n’est pas ça.

Il se dirigea vers une petite entrée tapissée.

Cabinet de M. le Président ; voilà mon affaire.

Il se glissa vers la porte qui portait cette inscription en lettres blanches et il tourna le bouton.

— Ce n’est pas fermé, tant mieux !

Flack entra dans une petite pièce garnie de tentures vertes et meublée d’un secrétaire et de quelques sièges.

Dans un angle se trouvait une table couverte de journaux ; au-dessus était une tablette sur laquelle se trouvait un flacon et un petit bain en verre pour les yeux.

Jean-Baptiste Flack prit la bouteille et en renversa le contenu dans un crachoir.

Puis, tirant de sa poche une fiole remplie d’un liquide d’un blanc légèrement jaunâtre, il en vida le contenu dans le flacon du président.

Cela fait, il remit tout en place…

— Ah ! fit-il sourdement en étendant le poing dans la direction du tribunal… Vous vous croyez à l’abri de tout. Eh bien, non ! car au-dessus de la loi il y a la justice… et l’initiative individuelle vaut bien une procédure. Le code vous protège, mais la conscience humaine vous châtie. Gare à l’acide nitrique, mon président !

Flack sortit comme il était entré, sans soulever le moindre bruit sur ses pas.

L’huissier n’était pas revenu à son bureau.

Le domestique gagna le grand escalier sans avoir été remarqué de personne.

Il marchait allègrement.

La conviction d’avoir rempli avec bonheur un devoir terrible lui donnait des ailes.

La vengeance a de ces voluptés… La haine comme l’amour ont leurs joies.

Jean-Baptiste Flack agrandissait son rôle à ses propres yeux.

— Il est juge, disait-il avec une foi farouche… Moi, je suis justicier.

Le domestique du Docteur-Noir, si aimable de caractère et si bon, en était arrivé là dans l’exaltation de son dévouement pour son maître.

Pour la première fois depuis l’arrestation du médecin, il éprouvait un sentiment de satisfaction sans mélange.