Le Vampire (Morphy)/43

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 270-272).

CHAPITRE VI

Le Juge au Tribunal.

Depuis le jour où le président Bartier avait jugé une jeune fille qui accusait son père de vouloir en faire sa maîtresse, il n’avait cessé de songer à l’inceste… Ce monstrueux attentat lui semblait la suprême jouissance dans laquelle ses sens blasés eussent retrouvé leur vigueur.

Il était maintenu par une sorte de respect et de crainte pour son enfant.

Elle lui était presque étrangère, ayant toujours vécu e, pension ou près de sa mère. M. Bartier n’éprouvait aucun sentiment paternel : il n’avait moralement pas d’enfant.

Son fils aîné avait fui de son toit ; l’autre venait de disparaître également.

Il ne lui restait que Julie.

Et loin de reporter sur la jeune fille tout ce qui pouvait lui relier d’affectueux au cœur, il ne pensait à elle que dans le délire d’un désir honteux.

Dans la tourmente de ses appétits en éveil, le soir, il déshabillait en pensée son enfant…

Il rêvait de ses membres ronds et frêles, de ses seins naissants, de son être délicat ! Et ses tempes battaient avec violence ; sa face rougie se tordait dans un rictus de convoitise sauvage.

Tout le jour, les yeux voilés, il esquissait dans ses moindres détails le viol de la malheureuse.

Il avait, vingt fois déjà, perpétré l’inceste en pensée.

Et il se reprochait d’être lâche, de ne pas oser !

Le sens moral du misérable était oblitéré au point qu’il discutait en lui-même la légitimité de cet acte abominable.

Il faisait de la casuistique en débauche.

Pourquoi un père ne pouvait-il pas posséder sa fille ?

Cette horreur lui semblait naturelle.

Le jour où nous avons vu Jean-Baptiste Flack changer le contenu d’un flacon dans le cabinet du magistrat, ce jour-là, une affaire de presse se jugeait à la neuvième chambre.

La salle était comble.

Le banc des journalistes était au grand complet.

Nombre d’écrivains se mêlaient à la foule des curieux.

Les conversations s’engageaient.

— Voyez ! disait un journaliste à un confrère, je fais une description de la salle d’audience. Ce n’est pas neuf, mais ça tient de la place dans le journal. Je crois, ma parole, que les typographes escamotent ma copie. Je leur en donne toujours et ils n’en ont jamais !

Sur cette remarque, le tribunalier, — pour employer l’expression professionnelle, — se remit à écrire de plus belle.

Un colloque s’établit entre une notabilité de la presse et un avocat :

— Dites donc, faisait ce dernier, votre article de ce matin est bien joli, mais vos allégations sur X*** sont d’une adorable inexactitude.

— Que voulez-vous, très cher, la mauvaise foi est l’âme du journalisme !

Ces causeries rapides se perdaient dans le brouhaha.

Enfin le silence se fit. Le Tribunal venait de faire son entrée.

C’est à ce moment que Jean-Baptiste Flack se voyait refuser l’entrée de la salle d’audience par le municipal de service.

Il en avait profité, pour, accomplir sa substitution…

L’affaire qui se jugeait présentait un intérêt particulier, il s’agissait, d’un journal qui avait, au dire du procureur, commis le délit d’outrage aux bonnes mœurs.

Tout le monde plaignait sincèrement les prévenus d’être tombés sous la coupe d’un magistrat aussi foncièrement moral que M. Isidore Bartier.

Les réputations sont ainsi faites !

L’affaire tenait fort à cœur au ministère public.

C’était l’application d’une nouvelle loi sur la liberté de la presse.

Au banc des accusés se trouvaient l’auteur de l’article incriminé, les imprimeurs du journal, le propriétaire, le vendeur, le gérant et enfin un dessinateur qui se démenait désespérément pour établir son innocence.

— Avec la nouvelle loi, il faudrait mettre des rallonges au banc des accusés, avait dit un journaliste facétieux.

En effet une partie des prévenus étaient obligés de se tenir debout.

Le procès occupa toute l’audience.

M. Isidore Bartier, plus roide, plus pincé que jamais, prononça un jugement longuement motivé qui condamnait tous les prévenus à des peines variant entre deux années et six mois d’emprisonnement, sans parler des amendes les plus variées.

Ces condamnations prononcées, le tribunal se retira, et M. Isidore Bartier rentra dans son cabinet.

Il prit le flacon que Flack avait rempli d’un acide extrêmement violent.

Au moment de s’en servir il se ravisa :

— Au diable ! fit-il, cela m’ennuie à la fin. Ce sera pour demain. Je suis en retard pour mon dîner.

Et, après avoir quitté sa robe de magistrat, il sortit du Palais de Justice de son pas calmé et mesuré.