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Le p’tit gars du colon/01

La bibliothèque libre.
Editions Albert Lévesque (p. 7-15).


I

LE FOYER NOUVEAU.


J ADIS, dans une échancrure de la forêt d’Hébertville, le logis du colon François Gaudreau s’élevait rustique et solitaire, tout de bois rond solide.

Solitaire, combien ! Deux points de l’horizon, l’ouest et le nord, obstrués d’épinettes, de trembles, de bouleaux : fouillis sombre, piqué de blancheurs, désert et sans fin. Mais du côté des soleils levants, un petit sentier serpente, parmi les souches d’un premier abatis, sous la futaie haute, dans l’ombre et le silence, vers cette clairière qui débouche à des cultures neuves…

Et cette maisonnette ? cette fumée vers le soleil ou les étoiles ?… Ces jappements d’un roquet ? Ce cri d’enfant ? C’est la vie, la famille, l’oasis… le premier voisin.

On n’y vient pas tous les jours.

Là, d’un cran de roche grise, on aperçoit le village par les temps clairs.

Hébertville, petite reine agricole, fleur de vaillance, éclose à quelques milles à l’est du Lac-Saint-Jean. Si belle, avec son léger clocher tendu vers les cieux pour porter à Dieu l’oraison d’un peuple, et, dans l’azur, cueillir les bénédictions de l’au-delà. Toute égayée par le blanc de ses maisons qui, presque toutes, servent de demeures heureuses à des cultivateurs… Le pastel se dessine dans le cœur : on l’emporte, ravi.

Et la musique douce des syllabes : Ville d’Hébert ! Le nom glorieux ! Le prêtre magnanime, avec ses braves, déblayant le terrain… Un sillon dans la forêt… l’église sur la colline souriant au sillon… « Venez, venez, bonnes gens : la paroisse est ouverte ! »

Et l’ancêtre lointain du premier Québec, ce Louis Hébert, qui, préférant à Paris le libre espace de la France Nouvelle, saisit merveilleusement le rêve de Champlain : donner aux blés nourrissants le généreux humus des érables canadiens.

L’a-t-il réalisé, le grand rêve fécond ?

L’histoire se répète : on trouve en ce pays, large et fertile, la trace des héros du sol, taillant leur domaine immense à tous les espoirs, à tous les amours.

∗∗∗

De l’un d’eux, voici donc le foyer nouveau.

Ni grand ni riche.

Petite ferme caressée d’une joie tranquille, qui grandira sous l’effort robuste.

N’y a-t-il pas l’exemple entraînant de ceux qui bûchent, qui labourent, qui sèment, qui moissonnent ?…

François Gaudreau et sa jeune épouse, Marie-Louise Boily, ont eu foi en des lendemains meilleurs.

Ils se sont mis à l’œuvre, bonnement, ne se doutant même pas de l’héroïsme de l’entreprise.

Trois mots remplissaient leur programme ; ils les savaient par cœur ; ils les trouvaient si naturels : entrer dans la forêt, « faire » de la terre, nourrir des profits du sol la famille qui naîtrait.

Depuis cinq ans, la tâche s’élaborait ponctuellement. Dieu merci, tout prospérait.

Parfois ils se redisaient leur histoire naïve…

∗∗∗

Un soir d’avril, ils s’en étaient venus dans la neige fondante, et par quels chemins d’alors, misère de misère ! Ils en rient encore.

La jument soufflait, s’enfonçait, brisait d’un coup traits et brancard, mais s’arrachait victorieuse, elle et son « quat’ roues », de cette glue printanière.

Puis, on s’était risqué sous bois, par ce tracé d’hiver où, gaillardement, glisse le traîneau, mais qui devient affreux quand la neige disparue met à découvert fondrières, chicots et racines.

Les traits, rafistolés vaille que vaille, et le brancard blessé, bandé de gros fil de laiton, en frémissaient d’épouvante.

Marie-Louise avait eu peur :

— Arrive-t-on, François ?

— Regarde, regarde : vois-tu l’abatis ?

— Quel beau travail, mon homme !

— Et vois-tu notre maison ?

La voix et la main du bûcheron tremblaient d’émotion.

— Qu’elle est grande ! qu’elle est belle !

Pauvre femme ! Et c’était sincère…

Cabane de troncs rugueux, sans cave ni grenier ; point d’étage, la porte basse ; deux étroits châssis donnant sur la forêt ; un toit d’écorce…

Mais, par dessus, le firmament brillait. L’amour enjolivait toutes les choses.

∗∗∗

L’hiver précédent, le courageux François avait besogné rondement sur son lot de forêt vierge.

Profitant des neiges hâtives, il partait de « chez eux », au lendemain du Jour des Morts. Et sur le traîneau, le seul de la famille, on arrimait le sac de farine, le baril de lard salé, des ustensiles de ménage — oh ! les plus rudimentaires — et la tente qui serait la demeure provisoire sous les branches des sapins.

Tout près de lui, surveillée d’un regard protecteur, la hache était posée, l’arme du combattant, l’outil merveilleux qui chantera victoire aux longs échos du bois sonore.

En marche vers Hébertville !

Enfin, voici les premières habitations, l’église qu’il salue d’un élan confiant. Elle sera bientôt la sienne. Et tout au défilé des rangs, de l’autre côté de la paroisse qu’il trouve belle et qu’il aime déjà pour son air de bienvenue, son lot dûment payé, sa terre à lui, François Gaudreau, premier du nom.

La forêt. Des arbres tassés d’une limite à l’autre. Mais, par exemple, du bois de rapport superbe.

Il a tout calculé. Le travail s’activera. Deux parts seront faites : les troncs vulgaires — il s’en trouvera, car il est difficile, Tardent jeune homme — chaufferont la maison future ou brûleront sur place, par gros tas ; leur cendre engraissera le sol. Et l’autre part, celle qu’il soignera et qu’il voudra grande, énorme, de tout son cœur et de ses deux bras vaillants, les beaux arbres coupés en longueur de vente, et les pièces choisies pour les quatre murs de sa demeure.

Quel rêve ! qu’il y songera durant sa besogne pénible et solitaire !…

Non moins active et songeuse, là-bas, sous le toit de ses parents, celle qui doit venir au printemps, préparera l’humble trousseau.

François avait fixé la tente, brassé la couche molle et odorante de branchettes de sapin, puis dormi tout d’un somme, cette première nuit, dans la forêt calme de son domaine.

Au point du jour, il avait choisi l’arbre qui tomberait avant tous les autres ; un bouleau magnifique. Fiévreusement, il passa la pierre sur le taillant neuf de sa bonne hache ; elle brilla, joyeuse et décidée, sous le rayon de novembre ; il fit sans hâte, pour l’aide de Dieu, son signe de croix… Et vlan ! Et vlan ! Des copeaux volent et revolent ; des éclairs passent et repassent… l’acier dans le soleil montant ; des craquements sinistres ; un bruit sourd : le choc lourd de l’arbre tombant, s’écrasant dans un linceul de neige froide, sur tous les petits cadavres des feuilles jaunies et froissées de l’automne.

∗∗∗

Deux mois furent vite écoulés ; Noël ramena le cher absent, qui retourna, à sa terre, après « les fêtes ».

Trois mois encore : long carême de labeur et de séparation…

Quand carillonne l’alleluia pascal, François est revenu.

Quelle joie du retour ! La fierté de la nouvelle heureuse : « La terre est prête pour les sillons de mai. Le petit logis aussi… »

Le bon garçon ! plus rien ne vint de la phrase commencée.

Quelle sève sensible sous l’écorce du paysan !

Le père avait souri malicieusement : « Là, là, mon fils, c’est bien. »

La mère ajoutait : « Dieu te bénisse, mon cher enfant. »

Une jeune voix entrait soudain : « François, François, que je suis contente ! »

Ils se mariaient dans l’allégresse des Pâques — Blanches, puis montaient, joyeux, un soir d’avril, vers le « home » nouveau, blotti sous la feuillée renaissante.

∗∗∗

Ah ! leur histoire naïve !

Ils se la redisent aux veillées intimes et se rappellent comment, à la « brunante », par un tiède crépuscule de mai, François revint de ses labours achevés, fatigué mais radieux :

— Femme, demain nous semons le premier blé sur notre lot.

Le matin de ce jour émouvant se leva dans la splendeur du renouveau canadien.

L’homme était sorti, serrant dans le sac en bandoulière, comme le diacre porte l’étole pour l’Eucharistie, les grains dorés qui donnent la moisson de l’automne et le pain de l’hiver.

Marie-Louise l’avait suivi jusque sur le seuil de la cabane. Son regard ému vit François s’arrêter à l’entrée du champ, se découvrir ; et, comme avant le premier coup de hache sur l’arbre de la forêt, pour mieux jeter la première poignée des grains dans les sillons impatients, le colon fit le signe de la croix.

Son épouse traça, pieusement, elle aussi, le geste qui fait Dieu s’incliner pour bénir.

Mais rieuse, bientôt, jeune, toute à sa joie des espérances débordantes, elle leva les yeux sur le paysage.

Deux grives, à cinq pas, construisaient leur nid dans le cèdre géant épargné pour son ombre :

— François ! François ! Les merles vont nicher…

Il ne répondit pas.

Des mouches à miel allaient et venaient en quête de suc ravivé ; l’immense frondaison des conifères, toujours verts, reprenait sa teinte rafraîchie ; les trembles joyeux agitaient leurs feuillettes neuves, et tous les cerisiers fleurissaient.

François, lui, n’écoutait que l’appel de la terre, ne regardait que ce champ taillé de ses mains. Qu’il lui semblait grand maintenant, tout labouré, tout soigneusement hersé ! et beau surtout, avec ses mottes menues, brunes et humides, réfléchissant le rayon matinal et printanier !

Grave, de son pas régulier, de son geste ouvert royalement, une allégresse au cœur, il passait parmi les souches, reprenait la ligne droite, aidait l’œuvre divine des créations annuelles.

Et puis, quelques mois plus tard, les gerbes étaient rentrées, lourdes d’épis généreux.

Alors aussi vinrent les enfants.