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Le p’tit gars du colon/02

La bibliothèque libre.
Editions Albert Lévesque (p. 16-21).


II

AUTOUR D’UN BERCEAU


D ÉJÀ deux fils égayaient le jeune ménage quand parut le troisième.

On l’accueillit joyeusement.

On lui donna le nom de son père : « François ».

Et petit François fut l’ange du ciel apportant lumière et chaleur en l’humble maisonnette.

Oh ! sans doute, sur les bois rêveurs, octobre étendait sa mélancolie, présage des journées tristes réservées à l’enfant. Mais le père et la mère ne songeaient pas beaucoup à l’automne, non plus qu’aux lendemains sombres. L’heure présente avait son bonheur ; ils l’aimaient, s’en contentaient, remerciant la Providence.

∗∗∗

C’est le privilège des benjamins de trouver, à leur entrée dans la famille, la cour mignonne de leurs admirateurs.

De plus grand matin, l’heureux père réveillait les deux garçonnets dormant ferme dans leur commune couche de mérisier.

— Petits ! petits !

Il tâchait d’assourdir sa rude voix pour la mère qui reposait tout près, sur le haut lit.

Mais elle ne dormait pas.

Elle-même avait dit à son mari :

— Va ; qu’ils viennent l’embrasser.

Et les deux endormis, sans rien soupçonner de la joie nouvelle, se frottaient longuement les paupières toutes rougies et closes à demi. Quatre poings vigoureux, fiers petits bouts d’homme, passaient sur deux paires d’yeux qui prétendaient toujours ne pas s’ouvrir.

Le père en avait pitié ; il le reprochait à la mère :

— Un crime : faire lever nos innocents… ce qu’ils dorment de franc cœur !

— Non, non, François ; qu’ils viennent donc : le « nichouet » les appelle…

— Ah ! ça, tais-toi ; tais-toi, la mère ! fit l’homme exultant ; le nichouet ! parle-t-il seulement ? c’est-il vrai qu’il les appelle ?…

Il se penchait sur le berceau, caressait maladroitement le marmot minuscule de sa bonne grosse main de manieur de hache et de charrue ; caressait et badinait :

— Parle-t-il, le nichouet gentil ? sait-il crier, ce petit Gaudreau-là ?

Il riait ; la mère souriait.

L’homme ne tarissait pas : il s’attardait, savourait son bonheur.

La femme insista doucement :

— Va chercher les petits frères.

— Tiens, tiens, c’est vrai…

De quelle extase revenait ce travailleur des grands espaces déserts pour qui le monde entier tenait dans son foyer ?

∗∗∗

Les deux endormis avaient quitté la couchette. De se frotter les paupières, les yeux leur piquaient : le sommeil était loin.

Et puis certainement, il y avait là-bas, du côté du grand lit, quelque chose d’inaccoutumé, quelque mystère. Nos jeunes braves s’avançaient donc, voulant s’enquérir… Curiosité plus qu’obéissance ; mais ils venaient.

Vont-ils se présenter au bébé, fraîchement arrivé ?

D’abord Aimé, « mon plus vieux », disait le père. Il n’avait que quatre ans !

Et derrière Aimé, craintif un peu, lui, devant l’inconnu de ce berceau qu’il ne se souvient pas d’avoir occupé — voilà pourtant de cela pas tout à fait deux années —, Théodule, un blondinet rose et joufflu qui bégaie des petits mots charmants.

À qui lui demande : « Comment se nomme le petit garçon ? » il répond délicieusement, avançant en rond ses menues lèvres, s’enflant la gorge et roucoulant : « Dudule »…

Quand on ne lui plaît pas, il se tait. On a des principes…

Aimé, c’est un noiraud, vrai jeune campagnard épris du grand air vif, tout basané des brûlants soleils d’été, quand les rayons grillent la peau, et des soleils d’hiver, lorsque la neige les reflète et hâle le visage.

S’il y avait des poches à ses culottes déjà trop courtes, il fourrerait là-dedans ses deux mains, comme font les grands hommes : il a bien vu.

Maintenant, il les tient croisées derrière le dos : c’est encore une pose de grand homme.

Et planté, crâne et muet, devant le « ber », il examine son petit frère nouveau, prend son temps, pèse la décision, puis, relevant son minois calme, où parlent deux yeux foncés :

— Il est joli.

— Vrai, mon Aimé ?

Et la maman radieuse !

— Il est joli, oui, pour le sûr.

Jugement sans appel : le ton ne ment pas.

— Comment que c’est qu’on va l’appeler ?

— « François », fait le papa rayonnant d’allégresse et de fierté.

— Oui, mes petits : François, comme votre père ; c’est un beau nom, n’est-ce pas ? demande la bonne mère.

— François ? Oui, c’est beau, prononce Aimé.

Théodule qui ne dit rien — songez, donc : pas seulement vingt-quatre mois — veut pourtant saluer le nichouet gentil, si peu de chose à côté de lui ! Le frais manège recommence : menues lèvres arrondies, petits yeux mi-clos, sur le front, ce pli têtu de l’effort — certainement il arrivera dans la vie, Dudule sifflote, escamotant la double consonne initiale, impossible, voyons, à son âge : « Ançois… Ançois… »”

Frrançois, rectifie l’aîné, roulant, sonore, le r de victoire : Frrançois, dis comme moi.

Et Dudule croit dire « François… » et répète : « Ançois… Ançois… »

Du poupon ligoté n’émerge qu’un tout petit visage cramoisi, juste assez ; d’espace pour que, se baissant drôlement — ils ne se sont pas vus — Aimé puis Théodule puissent l’effleurer de leurs bonnes lèvres chaudes.

∗∗∗

Scène de famille, scène délicieuse, faite de rien, faite de tout !

Joie si réelle des foyers dont la peur de l’enfant n’a pas éteint la flamme vive des vrais bonheurs.

Demain, la fête sera plus grande et la joie complète : la cloche d’Hébertville sonnera le baptême d’un nouveau chrétien en terre canadienne.

Deux bambins suceront des dragées en l’honneur du petit roi François qui trônera dans ses langes grossiers, en la cabane du colon.