Le p’tit gars du colon/03

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Editions Albert Lévesque (p. 22-34).


III

LES PREMIÈRES LEÇONS


E T l’enfant grandit.

Il regarda sa mère et son père : il les aima ; ses petits frères, et s’en réjouit ; aperçut la forêt, découvrit le ciel : tant de vert ! tant de bleu ! transports naïfs de sa jeune âme. Il cligna des yeux à l’ardent midi, fâché de ne pouvoir le fixer, comme l’aiglon, deux paupières ouvertes. Mais il sourit aux étoiles des nuits limpides, et s’en éprit, les trouvant belles pour leur douceur et leur poésie.

Il fut ravi de la blanche vision des neiges et cueillit, deux petites mains pleines, ces légers cristaux coloriés que la froidure et le soleil suspendent aux brindilles sans feuilles.

Il écouta l’harmonie sombre des vents du nord qui gémissent dans les sapinières ; ou les rafales, par les nuits d’hiver, hurlantes, réveillant même les tout-petits qui dorment si bien.

La musique des oiseaux le charma ; les cris du bois et des marais se fixèrent dans sa mémoire ; et plus tard, aux solitudes lointaines, seul en des forêts immenses, il reconnaîtra les appels de la faune pour guider son arme, ou parfois, simplement, pauvre isolé, pour récréer sa vue des envolées sveltes d’un écureuil.

L’âme paysanne communie au mystère de la nature ; elle s’en imprègne dès l’aube de sa journée terrestre. Elle pourra n’en rien dire, peut-être n’en rien savoir… elle le comprend, cependant ; elle le goûte, silencieuse et reconnaissante.

∗∗∗

Comme surtout dans vos cœurs bons et souples, jeunes campagnards, la foi s’enracine !

Il apprit à prier, notre petit François, de l’exemple et de la bouche de ses parents. Il acquit cette morale pratique qui fait agir pour Dieu et pour l’honneur ; la prière et le devoir s’enchaînent, se soutiennent, conduisent le chrétien vers sa grande fin surnaturelle.

Il s’initia, peu à peu, à la vie d’ici-bas et à celle de l’au-delà. C’est l’importante leçon. Dieu voulut, pour qu’elle se gravât dans nos mémoires, la revêtir d’un charme infini.

Le signe de croix qu’on s’exerce à tracer large, tranquille et réfléchi, dès son lever. Et les trois mots d’amour balbutiés d’abord, cueillis sur les lèvres de sa mère : Jésus, Marie, Joseph… Et que, très vite, on redit sans faute, parce que l’âme en est touchée ; parce que, pleins de grâce, ils vibrent d’onctueuse mélodie ; les trois mots qu’on n’oubliera jamais dans les orages de l’existence ; et qui reviendront, cri suprême d’espoir et de repentir, aux agonies parfois désolantes des vies bouleversées : Jésus, Marie, Joseph !

Tout doucement le programme s’étend ; prières du matin, du soir, des repas ; l’angelus ; le rosaire ; les saluts à la croix et devant l’église…

Et quand tout est connu de ce qui sauve pour les cieux, l’autre leçon, celle des choses qui donnent le bonheur calme et le pain quotidien.

∗∗∗

Est-ce un rêve ? François est assis devant son papa qui le tient de moins en moins, sur le cou du haut cheval dont il serre, un peu courbé, deux menottes crispées, la rugueuse crinière.

Il arrive à se tenir, le buste droit, bien seul, en plein milieu du long dos, frappant des talons les vieux flancs à côtes saillantes.

Il se retourne, rieur, vers le cher papa venant à pied, par derrière…

« Marche ! marche ! papa… »

Marche ! La monture prend l’ordre pour elle, se réveille, sursaute. Comme des deux mains folâtres, redevenues craintives, François se cramponne ! « Ho ! Ho !… arrête !… »

Au cher papa de rire : « marche ! marche ! Tiens-toi bien, mon petit homme !…

Voici la halte et le travail.

— Viens-t’en, mon petit garçon.

De ces hauteurs s’en venir ?

— Je peux pas tout seul.

Et si le papa ne tend pas les bras et fait mine d’aller sa route, un pleur dans chaque œil apprendra que le chagrin suit de près le bonheur.

L’azur brille après la pluie.

Les deux bras ouverts ont reçu l’enfant ; la grosse moustache paternelle égratigne la joue tendre et sèche les larmes.

Ah ! les bonnes rudes moustaches d’autrefois, perdues, si loin, dans les souvenirs d’enfance ; qu’on admirait, qu’on tiraillait aux heures nombreuses d’épanchement, grimpé sur les genoux du papa ; ou qui faisaient trembler à de certains jours néfastes, quand, de ces broussailles, sortait la voix grondeuse !

∗∗∗

Tiens… cette charrue renversée au seuil d’un sillon à creuser. François croit la relever d’une main, des deux mains, de tout l’effort des jeunes reins cambrés… Que c’est pesant, cette charrue que le père manie d’un bout du champ à l’autre bout, très loin, au pas régulier de l’attelage ! Qu’il est fort, mon papa, songe le bambin galopant, trébuchant, heurtant les mottes derrière la lourde fendeuse du bon sol ! Qu’il est habile ! On s’est retourné près du bois, à cette lisière où s’arrête le labour.

— Regarde, petit, est-ce tiré droit un peu, la belle rigole fraîche ?

Une beauté nouvelle entre parmi les idées premières de l’enfant.

Peut-être, aussi, trouve-t-il que son père est courageux ; il l’a suivi deux, trois longs tracés… Cette fois tout repart, sauf lui qui s’étale sur la mousse, au pied d’un tremble où, parmi les bourgeons entr’ouverts, sautillent et babillent des mésanges revenues.

Plus tard, paraîtront la faux large pour les foins, la faucille des blés mûrs, la hache d’automne entamant l’abatis.

Misère ! se dit petit François, soulever tout cela : quel poids ! Jamais, jamais je n’arriverai…

Tu crois, petit ? Laisse-toi grandir, laisse les forces te venir dans l’air vivifiant des campagnes résineuses… Tu verras se renouveler pour toi, cher enfant des terres neuves, le beau miracle des vaillances indomptables.

Entre temps, il écoute ; il retient le nom de tous les instruments, de toutes les occupations de cette profession d’agriculteur qu’il aime de race.

Il photographie, dans son intellect très ouvert, les nobles gestes de son père tour à tour bûcheron, laboureur, semeur, faneur, moissonneur, batteur de fléau, pour la danse joyeuse et réchauffante, aux après-midi froides de l’hiver, des petits grains frappés et rebondissants.

Il retrouvera l’image ; d’instinct, il reproduira le modèle.

Ainsi l’abeille de nos ruchers coule son alvéole comme faisait l’ancêtre lointaine chantée par le poète. Et nos hirondelles ont même nid d’argile au rebord du toit qu’aux âges de Tobie l’Aveugle.

∗∗∗

Le soir est venu.

Près de sa maman, babillant à l’aise, François raconte sa journée.

La leçon s’élève sans effort, dans une sphère plus belle.

— Vois-tu, mon petit François, comme ton père travaille dur pour nous faire vivre ? Et pourtant combien, dans ses fatigues, il est heureux !

Aime-le, ton bon père, mon petit enfant ; tâche peu à peu de l’imiter.

Le bonheur est dans le devoir.

Aime aussi la campagne, la culture de nos champs ; cherche son gai soleil. On respire ; on se chauffe, l’hiver : le bois ne manque pas !… on va, l’été, sous les grands arbres, dans l’ombre, dans la fraîcheur.

— Les maringouins, maman, les vilaines mouches noires, les brûlots…

— Quelques sacrifices pour le bon Jésus… Vois-tu, les petits garçons des villes ont à souffrir bien plus.

— Vrai, maman ? La ville ?…

Il interroge, il ignore jusqu’à ce nom ; combien davantage les mystères de douleur, de honte et de ruines qui peuvent s’y blottir.

La sage mère l’initie, par degrés, à ce dont il faudra fatalement, quelque jour, redouter l’attirance.

Tant, qui ne savaient pas, se sont laissés prendre !

— La ville ? Écoute, mon petit François : des maisons entassées, hautes, brisant la vue ; sans forêts ni cultures ; sans chemins de belle terre ; presque sans firmament par dessus les têtes…

— Oh ! c’est triste…

— Sans firmament, ou du moins, il faudrait le chercher par les toitures et les cheminées. La pensée et l’envie n’en viennent pas.

— C’est donc triste, maman ?

— Oui, mon enfant chéri, triste, pas beaucoup, sans doute, pour ceux qui sont nés là-bas ; pour nous, pour toi, venant de nos larges campagnes, ce serait à mourir de désolation.

— Je n’irai pas habiter cette ville… Et les petits garçons, ils y souffrent ?

— Tous ? non. Combien, cependant !

On étouffe, on gèle, on pleure de faim… tu ne peux tout savoir, tout comprendre. Crois ta maman : ne quitte jamais, jamais pour la grande ville, ta petite ferme heureuse.

— J’aime notre « chez nous ». Jamais je ne partirai, non, maman.

— Et surtout, François, trop de monde n’y prie point le bon Dieu.

— Ils vivent sans prier ?

— Souvent meurent sans prier.

— J’aurais peur. Rien déjà que d’aller dormir sans prière…

— Tu prieras fidèlement, chaque soir, comme maintenant… regarde : il se fait tard, le soleil s’en va dormir, lui aussi.

Joins tes mains, cher petit : « Mon Dieu, je vous remercie des grâces de cette journée. Je vous demande pardon… Bénissez papa, maman, les grands frères… et petit François. Bonne sainte Vierge Marie, je vous aime… »

La prière chrétienne est belle toujours. Celle du petit François le fut, ce soir, entre toutes. Il y mettait son cœur très pieux. Des reflets rouges, venus du couchant, pénétrant la forêt, caressaient le front grave de l’enfant. Une grive solitaire modulait dans le silence vespéral, l’hymne des soirées printanières.

Le chérubin s’endormit, bercé par la voix harmonieuse.

Un clair d’étoiles faisait la nuit ravissante. Pas un bruit, dehors, ne troublait la rêverie des campagnes.

Et paupières closes, mains croisées sur la poitrine, le souffle régulier, petit François était si beau, si gentil, qu’un long instant, sa mère le contempla dans ce rayonnement limpide venu de l’espace et le baisa sur son front pur. Petit François voyait des anges l’escorter par les forêts admirables, par les plaines merveilleuses où verdit le blé nouveau. Près de lui, sa maman radieuse montrait l’horizon, l’espace des lumières…

Un rêve.

∗∗∗

Le jour était levé ; François dormait encore.

N’avait-il pas, la veille, trotté derrière la charrue, dans les sillons ?

Alors, fatigué, monsieur faisait la grasse matinée.

Ah ! bien oui !

— Ançois ! Ançois !…

Dudule l’appelait.

— Viens voir, viens voir…

« Cloc…cloc…cloc… » La mère poule s’amenait avec sa couvée fraîche éclose, poussins trottinant, picorant, piaillant, s’évadant, revenant « cloc…cloc…cloc…» au signal angoissé.

— Oh ! les petits poulets jolis ! petits poulets mignons ! chantaient les deux enfants. Comptons : deux… cinq… sept… neuf… dix… tous noirs… qui s’en vont se blottir sous l’aile noire de maman-poule.

Mais là… là… ce onzième, en retard, qui se hâte, le pauvret… deux jambettes fébriles, deux embryons d’ailes battant l’air… Et tout blanc, tout blanc, lui. Pourquoi ?… Oh ! mais regarde, regarde, Ançois !

Deux canetons arrivaient, essoufflés, gauches, ridicules à plaisir avec leurs pattes palmées et maladroites sur le sol inégal, ce qui rendait leur course grotesque… et leur vilain bec, gros et plat, gazouillant d’inhabiles Coîn… coîn… d’apeurement.

Ce qu’ils riaient de bon cœur, les enfants !

Puis, soudain, François devenait sérieux. Voilà, c’était un mystère.

Les poussins noirs : poule noire, poulets noirs, très bien ! Comme rouge et blanc, le petit veau délicieux criant famine, tout près, dans l’enclos, à sa bonne vieille mère de vache blanche et rouge retenue dans l’étable.

Mais qu’une poule noire ait un poussin blanc, et surtout, Dudule, est-ce possible ? deux petits canards !!

Dudule sourit, lui qui savait :

— Tu comprends, Ançois, on glisse les œufs qu’on veut, quand elle couve…

Il retint, sans peut-être comprendre.

La voix de la maman :

— Mes petits enfants ?

Elle apportait plein sa chaudière de linge à sécher. Dudule, complaisant, tira un par un les morceaux frais lavés que sa mère secouait et fixait avec de longs éclats de cèdre fendus que lui tendait François.

Et Dudule, encore, très éveillé, courut chercher la gaule pour relever la corde, lourde de ces pièces bariolées. Du soleil les baignait ; le vent du matin les balançait. Petit François, naïf et joyeux, passa trois ou quatre fois sous la corde très haute, en se baissant « pour ne rien accrocher », disait-il…

On s’en revenait.

La poule noire parut avec ses poussins, brave petite mère : plumes du cou hérissées, pour les défendre ; deux ailes entr’ouvertes pour les abriter… « cloc… cloc… »

Marie-Louise avait ce don précieux d’instruire ses enfants des mille incidents quotidiens.

— Ah ! mes chers trésors, la poule nous dit bien des choses : charité pour tous, recevez sous votre toit les malheureux… les orphelins…

Ce mot lui fut dur à prononcer.

Elle le répéta cependant, lentement, avec une émotion qui fit lever les yeux tout chagrins aux chers innocents. Les orphelins… qui n’ont plus de maman, comme le petit poussin blanc, comme les deux petits canetons. La poule les aime autant que les petits noirs qui sont bien à elle.

— Ainsi, mes enfants, dans nos foyers canadiens sont recueillis, réconfortés sous l’aile d’un même amour, les petits dont la maman est partie pour le ciel.

Elle n’en sut dire davantage : des larmes lui montaient aux paupières.

Cette pensée de la mort lui revenait sans cesse.

Elle songea très vite que ses poussins trouveraient l’abri d’un cœur charitable ; elle sourit pour consoler les deux enfants que sa tristesse soudaine alarmait. On passait près du four rustique, fait de glaise durcie, pauvrement préservé des neiges et du soleil sous un toit d’écorces mal jointes :

— Tenez, mes enfants, j’oubliais : c’est jour de cuisson. Vous allez préparer le bois.

La besogne nouvelle plut énormément ; ce fut l’heureuse diversion.

Les deux frères apportèrent, par menues brassées, les rondins odorants de sapin dont s’active une flamme superbe ; on vient la regarder par les fissures de la petite porte de fonte.

Et la mère, entre temps, mesurait la nourrissante farine brune récoltée sur leur terre ; elle deviendra, ce soir, savoureusement, dans la chaleur douce, le bon pain d’habitant.

Et tandis que la vaillante femme, manches retroussées, longuement, péniblement à cause de sa frêle santé, pétrissait la pâte épaisse, petit François, muet, contemplait sa maman, comme il avait, la veille, observé son papa labourant le champ nouveau.

L’enfant recevait sa meilleure leçon de travail, d’énergie, d’héroïque fidélité à la loi divine : « vous mangerez votre pain à la sueur de votre visage. »