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Le p’tit gars du colon/05

La bibliothèque libre.
Editions Albert Lévesque (p. 44-51).


V

LE DÎNER SOUS BOIS


D EUX ou trois ans après.

Ils se sont rendus au village, ce matin, en grande charrette, leurs semences finies de la veille.

Ils allaient ainsi, chaque printemps, porter la laine de leurs moutons, les peaux sauvages de la chasse d’hiver.

Au fond, c’était une échappée de leur solitude, une détente au gai soleil de la vie paroissiale.

Et voici déjà le retour…

L’on dépassait midi, certainement, car le soleil descendait vers les hauts bouleaux qui, tout à l’ouest, barrent l’horizon de leurs silhouettes blanches.

Aimé le fit remarquer ; il ajouta :

— J’ai faim.

Il cria :

— Marche donc, la Grise… traîneuse !

Théodule fit écho :

— J’ai faim, j’ai faim… on va dîner… quand ?

Seul notre François songeait à plus noble festin ; il se rassasiait de contempler, au défilé de la route longue, les belles campagnes mises en culture ; il déclara :

— C’est beau par chez nous.

L’aveu spontané toucha Marie-Louise, mieux que l’humaine détresse des affamés :

— As-tu regret d’être venu ?

— Oh ! maman, non ! non !…

Ses mains naïves battirent d’enthousiasme ; deux flammes brillèrent dans son regard.

Soudain : « Papa ! Papa ! »

Les deux voix, en même temps, d’Aimé et de Théodule reprirent :

— Papa, la Grise… »

C’est que la vieille jument, désertant l’habituel parcours, s’avance sur un tracé d’occasion, parmi touffes d’airelles et de mil sauvage, buissons d’aulnes et d’aliziers… vers des ravins… vers des buttes sablonneuses… pour quelle aventure ?

Et cela recule le repas indéfiniment.

— Papa…

— Voyons, voyons, les amis, c’est moi qui « mène » ; je sais ce que je fais, sans doute ?

Il ne fallait plus se lamenter ; à quoi servirait ?

La maman souriait malicieusement ; c’est donc qu’un mystère joyeux se cachait sous le masque fâché du cher papa ?

D’ailleurs de francs rires éclatent : une branche de cyprès malencontreuse abat le feutre paternel, et pique à l’œil, François ; un mérisier séculaire, accablé de lichen, gît en travers de ce beau chemin : la voiture penche, c’était fatal, et les passagers de se heurter…

— Débarquons ! débarquons ! fait le père allégrement, nous écrasons. Sauve qui peut !

La bonne humeur du chef : le salut de la troupe. Et l’on s’en fut bellement sur la mousse et sur le gazon ras qui végète dans l’humus pauvre des sablés gris.

Mais pour la bête et son carrosse, tenter plus loin devenait impossible : un ravin coupait la marche ; deux ou trois troncs vermoulus jetés par dessus, laissaient aux seuls piétons d’avancer prudemment.

Alors, volte-face et retour ?

Que non pas. La Grise est dételée, attachée du licou, solidement, à ce cyprès qui lui donnera de l’ombre, car le soleil frappe d’aplomb ces taillis mal plantés d’essences chétives.

La mine d’Aimé s’allonge ; Théodule est rêveur. Le dîner sera… quand ?

La complainte reprend…

Le père, très calme, commande :

Aimé, du foin pour la jument : il en reste à l’arrière de la voiture.

Il y va ; d’une brassée ramasse le tout et découvre une boîte… L’énigme… Soulèvera-t-il la toile sur le contenu ?…

— Viens-tu ?

La voix du père ; il se hâte ; il souffle au passage, à Théodule :

— Il y a une boîte.

Deux jeunes cervelles en travail…

François Gaudreau, la Grise soignée, revient à la voiture, charge la caisse sur son épaule, se dirige vers la passerelle, et du ton le plus merveilleusement indifférent :

— Allons dîner.

— Dîner ?… Dîner dans le bois ?… Papa, dans le bois ?… Maman, quel bonheur !

Allégresse délirante ! On gambade, on pirouette, on saute, on rit…

— Papa, donnez la boîte.

— Trop pesante, mes petits.

— Ah ! tant mieux, plus c’est lourd !

Les enfants entourent leur bonne mère.

— Venez, maman, n’ayez pas peur… les billots sont solides… celui du milieu…

Dieu leur pardonne le joli mensonge !

Aimé s’empresse, prend la main de sa mère, l’aide à passer sur l’autre rive de la coulée tortueuse où glisse sous la fougère et les aulnes un filet d’eau très claire.

∗∗∗

Et l’on s’est groupé ; on déballe les provisions : du pain bis de vrai froment ; du beurre naturel d’un jaune d’or exquis ; et là, ce rôti de porc superbe, découpé en tranches. Ah ! que ce sera meilleur que le gros lard salé de presque tous les jours…

— Mais dans ce coin de la boîte, maman, sous ce linge… quoi ?

— Regarde, petit François.

— Un bocal.

— Et dedans ?

— Confiture aux framboises… j’en veux ! j’en veux, moi !

Il reste au fond de la boîte un plat.

— Mon doux !… une tarte aux bleuets !

— Quel régal !

Oui, quel régal ! préparé par la bonne mère, à l’insu des chers petits, pour la surprise de ce jour de repos !

Un petit suisse, éveillé, nerveux, par l’odeur alléché, rôde aux alentours, trottine, approche, disparaît, revient, se risque tout à fait. François lui jette un morceau de viande… Le gentil glouton ! Saisie, l’aubaine ! Et psit ! vers le trou. Festin, délices : on en parlera, sous terre, au logis du petit suisse.

— Elle est contente, la fine bête, observe Théodule.

— Et ne l’êtes-vous pas, vous aussi, mes bons enfants, demande la mère ?

— Oui, oui, maman, très contents.

Tout à coup, Aimé se lève.

— Ne bougez pas, silence.

Prudemment — qu’a donc vu son œil exercé de chasseur en herbe ? — ramassant un bout solide de branche sèche, il se glisse par le dédale des troncs… Vlan ! l’arme lancée frappe la perdrix sotte qui picotait, confiante, les premières fraises des bois.

Il revient, triomphant, portant, haut le bras, l’oiseau lamentable.

Un mets succulent s’annonce pour demain : ripaille, mes frères, en la demeure du colon !

Le repas fini, Marie-Louise ramasse les couverts, remet dans la boîte bocal et plats vides. Tous ont fait honneur au festin. On sait comme tout cela devient meilleur dans la fraîcheur d’une forêt printanière.

∗∗∗

La douce créature souriait, de ce sourire un peu triste qui trop facilement alarmait son mari. Lui, robuste, courageux, dur à toute besogne, il se prenait à trembler, devenait faible et sans ressort à la pensée que sa femme tomberait malade et peut-être s’en irait… Mon Dieu, quelle catastrophe ! Il resterait seul avec ses fils. Et quand tous seraient à bûcher, à labourer, à moissonner, la maison demeurerait vide ; personne, au retour, n’accueillerait leur fatigue d’un mot d’espérance et d’affection ; personne n’aurait dressé la table ; personne…

Et ne voilà-t-il pas que devant le sourire voilé de son épouse, un fantôme de deuil serrait son cœur et jetait une ombre sur la joie de cette fête, tel, parfois, un nuage, venu par quelque sentier de l’espace, couvre de noir, quelques instants, le plus brillant rayon de juin.

Il se ressaisit, alluma sa pipe, fredonna le refrain d’une ronde populaire. Il en voulait à sa mélancolie. Il ne fallait pas, aujourd’hui surtout, que sa femme, que ses enfants eussent le soupçon…

Précisément, Aimé, suivi de Théodule, revenait du ruisselet, apportant l’eau pure.

— Donne, garçon, le vin des oiseaux et des honnêtes gens…

Il but une gorgée, une seconde, longuement, et rendit la cruche de grès.

— Je vous le dis : la belle eau claire, ça vous remet son homme…

L’on remonte en voiture.

Dix fois, on a revécu les détails de la journée…

Ils sont arrivés à destination. Un peu plus de souvenirs heureux sont, avec eux, entrés dans la maisonnette tranquille. Des émotions ont remué leurs âmes.

Une page se tournait du livre de la vie ; Dieu permet que s’y gravent des sourires et des larmes… Et souvent, dans les années d’enfance, par pitié, moins de peines que de bonheurs…