Aller au contenu

Le p’tit gars du colon/06

La bibliothèque libre.
Editions Albert Lévesque (p. 52-59).


VI

VEILLÉE D’HIVER


P ARFOIS une visite animait la solitude du foyer.

Un soir de février, tout glacé, tout traversé de neiges folles, battues par le vent du nord, dans la petite demeure de François Gaudreau, qu’il faisait bon, cette heure-là !

Une bûche de cyprès sec flambait dans le poêle attisé ; le père fumait sa pipe, combien délicieuse après le dur exercice. Ne revenait-il pas, le vaillant, d’une journée d’abatis ?

Tenace dans son rêve, il la ferait avancer, je vous le dis, et à coups de hache, et d’une coulée à l’autre, oui, ceinturon ! la pointe qui finit aux trois gros bouleaux tout au fond, près du ruisseau.

Quelle belle ajoute de terre neuve ça donnerait au printemps !

— Qu’en dites-vous, vous autres ?…

— Tu te feras mourir, mon homme, fit doucement la mère.

L’homme sourit ; tendit ses deux bras musclés :

— À peine de quoi les dégourdir un brin dans ces froids sans pareils.

Pauvre femme, elle avait peur toujours. Quel pressentiment lui parlait de mort, quand tout réclamait la vie généreuse des parents ? Les petits n’étaient certes pas vieux encore. Aimé, tout fier de ses treize ans, et de pouvoir aider son père en sa lourde tâche quotidienne, réparait en ce moment, penché sous la lampe, l’une de ses raquettes dont un chicot de malheur avait rompu la maille. Théodule, onze ans déjà, s’il vous plaît, brisait en longueurs égales, un fil de cuivre qui sera le piège aux lièvres, vous savez : ces traîtres nœuds coulants où se font étrangler les sottes petites bêtes blanches. L’expérience et la réflexion lui avaient appris que plusieurs gros lièvres morts valent mieux, pour le ragoût, qu’un seul petit imbécile vivant… qui s’évade.

Le petit Eugène, arrivé depuis au foyer du colon, reposait gravement ses quatre longues années d’existence sur l’épaisse couverture du lit paternel. C’était le philosophe de la bande.

Et notre François, en équilibre sur le bord d’une chaise, les talons sur le barreau, essayait de ne pas bouger et de tenir bien ouverts ses jeunes bras sur qui pesait l’écheveau de laine lourde que dévidait sa mère. Il la regardait, sa bonne mère active, et semblait dire :

— Maman chérie, si ce n’était pas pour vous !

∗∗∗

Soudain le bruit, dehors, dans la bourrasque, de grelots secoués. Un cheval s’est arrêté qui rejette les neiges prises dans sa crinière.

Trois coups rapides ; la porte s’ouvre ; un tourbillon glacial frappe la lampe : elle s’éteint.

Et subitement, par cette noirceur, les flancs du poêle paraissent tout rouges : vision douce de chaleur dans la salle refroidie.

Puis un timbre sonore et sympathique :

— Mes bons amis, voilà que je vous apporte les ténèbres.

On rit dans l’ombre rougeâtre.

— Eh ! Monsieur le curé, fait Gaudreau, je puis, un peu comme le bon Dieu, créer de la lumière.

Une allumette craqua, jeta sa flammèche vive ; et, sans rancune pour le soufflet du vent, mais porte close, la petite lampe se remit, joyeuse et bonne, à briller dans la chambre.

L’abbé dégrafa sa pesante pelisse de peau d’ours, accepta près du feu la chaise berçante, offerte avec cette aisance simple et cordiale de nos chères familles rurales.

Et l’on jasa. Il revenait de chez ; le vieux Ménard, tout au bout du rang.

— Alors, bien malade, le vieux ?

— Oui… non… le poids des années, le froid glissant par les murs de bois rond… et tout un passé de ces fatigues journalières, oubliées, et qui d’un coup, vous reviennent, au soir de l’existence, pour endormir du long sommeil.

Un silence.

— Braves colons, braves gens, reprit le pasteur ému, vous tous qui défrichez ; nos plaines, et semez, les blés nouveaux.

— Monsieur le Curé, interrompit Gaudreau, ce sont vos paroles, ce sont vos prières, c’est votre bénédiction, portée de foyer en foyer, qui soutient l’œuvre commune et la fait prospérer.

— C’est le bon Dieu, remarqua le prêtre.

— Mais c’est vous son représentant, monsieur le curé, insista la mère.

— C’est vrai, ma bonne dame, acquiesça l’abbé, puis, souriant, et par manière de digression : « Mais que vous auriez tous mieux aimé le curé Hébert !…

— Tiens, pensa étourdiment à haute voix Théodule, Hébert… Hébertville : ça fait bien.

— Tais-toi, le petit garçon, gronda le papa.

Il se tut, rougit, courba le front, s’absorba dans les pièges aux lièvres blancs, qui, plus heureux, ne pensent jamais à rien.

— Dis-moi, Théodule, reprit doucement le prêtre : sais-tu à quelle époque il vint, dans le pays, le curé Hébert ?

Et tout un récit commença, raconté surtout pour les trois garçonnets qui n’en perdirent pas un mot… Comment, en l’été de 1849, l’abbé Nicolas Hébert, alors curé de Saint-Pascal, vint avec quelques hommes, explorer la contrée, toute en bois, en savanes, en richesses inconnues…

— Mais pourquoi venait-il si loin ? questionna Aimé.

— Ils n’avaient donc plus de terres chez eux ? ajouta Théodule.

Cela fit plaisir au curé, de voir qu’ils s’intéressaient au sujet.

Petit François qui n’oubliait pas sa belle grand’messe, demanda :

— Il y avait notre belle église, déjà ?

L’abbé sourit — discrètement pour ne pas attrister l’enfant, — et répondit aux interrogations :

— L’église ? oh ! non, petit ami : de la forêt, pas une cabane, pas un sentier seulement.

— Comme au fond de notre lot : la partie non-défrichée, expliqua le père.

— Absolument.

— Ce n’était pas gai, murmura Théodule.

— C’était courageux, prononça la mère.

— Plus encore, renchérit le curé : c’était de l’héroïsme.

— Et pourquoi venait-il ?…

La question muette se lisait dans les regards fixés sur le bon prêtre.

— Pour empêcher le monde des campagnes de s’en aller vers les villes… jusqu’aux États-Unis, où l’on peut trop facilement perdre la santé du corps… et son âme.

Mes chers enfants, ne l’oubliez ; pas, si la tentation vous en venait, un jour…

Alors, dans ces vieilles paroisses du côté de Québec, tout le sol étant habité, nos terres nouvelles donnaient de l’espace à la jeunesse désireuse de s’établir.

— Ah ! oui, je comprends, dit Aimé, avec un beau sérieux.

— Moi aussi, fit Théodule.

— Et notre pays leur plut, remarqua le père, puisqu’ils revinrent.

— Oui, continua le curé : dès le printemps suivant, l’abbé Hébert, plus une quarantaine de défricheurs nouveaux, toute une caravane, avec bétail et provisions ; l’installation marcha rondement : parcelles déboisées, maisonnettes et chapelle… Hébertville était fondée, se peupla, s’élargit, devint le beau village que vous habitez.

— Mais souvenez-vous, insista le prêtre, vous surtout, les jeunes, que rien de stable et de prospère ne s’établit sans la croix et la souffrance. Vous devinez s’ils en eurent, des sacrifices et de la misère, nos premiers Hébertvilliens ! Vous le raconter serait trop long… Il se fait tard… Je voulais, en passant, vous saluer… et me réchauffer.

Il se levait, s’enveloppait frileusement de son épaisse capote de poil :

— Brrrou ! ce qu’on va regeler dehors !

— Monsieur le curé, hasarda Aimé, s’en fait-il encore, des paroisses neuves ?

— Mais sans doute, un peu partout dans notre province, et dans le Canada entier ; les beaux terrains inoccupés ne manquent pas, je vous assure.

Souriant, le bon prêtre ajouta :

— Et quand Hébertville n’aura plus de lots vacants, on essaimera d’ici vers le nord. C’est la conquête des moissons sur la forêt, la marche en avant de la colonisation. Et voilà : qui de vous, alors, en sera, de la fondation nouvelle ?

— Moi… chanta la voix claire du petit François, tout surpris, le premier, de l’exclamation.

Qu’avait-il compris de la question ?

On rit, comme à l’arrivée, le rire spontané des cœurs simples ; le curé souhaita le bonsoir, ouvrit la porte avec précaution et s’enfonça dans la nuit d’hiver.

Un bruit de grelots vite enfui. Le vent reprit ses plaintes qu’on entendit mieux de la chambre redevenue silencieuse.

∗∗∗

Quand fut reparti monsieur le Curé, la famille heureuse parla d’espérance et d’avenir… et de projets sans fin. Vienne le renouveau ! Paraissent les grands sillons neufs aux abatis vigoureux ! Et la richesse, un peu ! Et le bonheur… beaucoup ! Nulle voix n’ajouta : pas du tout. Espoir ! Corolle aux pétales arrachés, douce chimère, ange fugitif aux ailes envolées…

Hélas !

Aux joies attendues pour cette terre et qui s’annonçaient de plein rapport, le père, les enfants, ne feront que goûter sans rassasier leur faim.

Quelques mois encore… et dans ce champ des âmes, pluie longue des douleurs, froid hâtif de la mort, une catastrophe détruira tout.