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Le p’tit gars du colon/07

La bibliothèque libre.
Editions Albert Lévesque (p. 60-79).


VII

LA MORT D’UNE MÈRE


M ARIE-LOUISE n’avait qu’une santé précaire ; plus d’énergie morale que de résistance physique.

Les soucis multiples de la formation de ses fils, les soins du ménage… autant de blessures par où s’échappe la vie d’une mère de famille.

Alors trop vite vient l’usure ; l’enveloppe se déchire : l’âme prisonnière, faite pour l’au-delà, monte vers ce monde meilleur.

Un vilain rhume jeta l’alarme.

Dès ce moment s’aviva l’appréhension qui tourmentait son mari. Que serait l’avenir, elle partie ?

Cette question poignante, il se la posait plus souvent qu’il n’aurait fallu.

D’y songer dans son travail solitaire, des transes subites l’étreignaient. Il se surprenait, immobile et rêveur, devant l’arbre à bûcher, dans un sillon commencé, lui qui jamais n’arrêtait son labeur, et, d’une fatigue à l’autre, se reposait en changeant d’activité.

De ce rhume peu soigné, une faiblesse resta qui dégénéra en épuisement. Il devint nécessaire qu’une étrangère prêtât main forte à la malade.

Mai joyeux, qui fouette les sèves et partout fait éclore les vies nouvelles, n’eut pas d’assez ; doux rayons pour réchauffer cette existence que le froid terrible du trépas gagnait de plus en plus. Même l’été, parfois brûlant, vit ce corps anémié grelotter au moindre souffle rafraîchi ; défaillir quand pesait sur la poitrine haletante l’atmosphère lourde des nuits d’orage. Et vint septembre, l’automne, la saison mortelle, journées trop nombreuses de brume et de tristesse.

Le grand bois, que recule chaque période d’abatis, mais que l’on voit encore mélancoliquement, au loin, de son lit de souffrance, au travers du petit châssis par où glissèrent tant de soleil, d’amour et d’espoir, le bois frissonne. Les bouleaux et les trembles, à chaque rafale, perdent de leur frondaison.

Demain les rameaux seront tous sans une feuille. Et ces feuilles, qui furent les frais bourgeons, créant une joie dans le cœur, et le décor splendide de l’horizon, et l’ombrage aimé des heures de repos ; toutes ces feuilles découpées et peintes par Dieu, pour la consolation de celle qui n’a d’autre vue distrayante en sa vie laborieuse que le paysage de ce lot désert… toutes s’en vont, une à une, ou par bandes atterrés, brusquement emportées par la tempête qui se déchaîne.

Même les pins et les cyprès et tous les résineux qui restent verts, deviennent quelque chose de terne : on sent que la vie s’est arrêtée, et que plus rien ne renouvelle, chaque matin, le coloris vif et souriant des branches somnolentes.

On a vu, par le petit châssis sans rideau qui voile le mystère des adieux, les hirondelles s’attrouper, se compter, plus nombreuses de toutes les couvées écloses… et disparaître.

Puis, lentement, ce fut le défilé sombre des corneilles, grandes ailes noires, les premières à venir au dégel : le printemps ! Quelle fête !… les dernières à s’en retourner quand tombe la neige : deuil et froidure, c’est l’hiver.

Et de tous ces départs de la verdure, des oiseaux, des belles journées claires, des aurores frémissantes s’ouvrant à l’ardent soleil, des lumineux crépuscules, des soirs de juillet qui sont une merveille de reflets et de paisible bonheur, des midis charmants de fin d’avril quand un souffle tiède fait tressaillir d’allégresse ; de la fuite de tout un passé qui maintenant ne sera plus jamais renouvelé, l’automne, quand on va mourir, l’automne deux fois est triste.

∗∗∗

Pourtant la mère aimante et chrétienne songe davantage aux orphelins.

Pour elle, partir, c’est commencer la route du ciel ; pour eux et pour le père, qu’elle sait prompt à se décourager dans le malheur, ce sera gravir la pente rocailleuse du calvaire.

— Mon homme, sois vaillant ; je vais en paradis. J’en reviendrai, François, certain, certain… te soutenir… et nos petits.

Elle parlait si bas, de ce ton pitoyable qui sort de poumons éteints.

Une quinte affreuse a déchiré la phrase. Il a cru le râle étouffant la vie.

C’est à fendre l’âme, ce vigoureux affalé près de la couche, pleurant sur la main, étendue comme une main de morte, sur le drap blanc…

Il revenait de faucher durement un coin de seigle, mûr enfin celui-là, quand les avoines, presque vertes encore, n’échapperaient sans doute pas au désastre des premières pluies et des neiges qui enlisent les moissons non rentrées.

Son imagination, méchante conseillère, lui soufflait au cœur : « Rude, ton métier de colon des terres neuves. Vois ces forêts gardant le climat si froid… septembre n’est pas tout effeuillé que déjà l’hiver s’annonce. Et ta grange, peu vaste pourtant, sera-t-elle pleine… à moitié ? dis, François, à moitié ? pas même… De quoi vivras-tu, ces longs mois de froidure, d’une récolte manquée à l’autre, qui n’est qu’une promesse lointaine ?… »

Et lui voulait vivre. Que pense-t-il à vivre, quand la mort est assise à sa porte, fantôme hideux, attendant le signal du maître pour entrer, saisir sa victime, et disparaître… Quelle force l’arrêtera ? La prière ? Il est chrétien : sait-il encore prier ? jusqu’au miracle ? Quelle formule ? Pourquoi des formules ? Un cri suffirait : « Au secours, mon Dieu ! »

Voici la croix du chemin qu’il a plantée pour la bénédiction de son lot… de son lot de misère… Il a dit cela : son lot de misère, sombrement, presque en blasphémant.

Pauvre cœur humain !… Après quinze ans d’enthousiasme confiant, ces lèvres qui chantaient l’avenir, martèlent trois mots d’abattement parce qu’une épreuve frappe sa récolte et son foyer. Son lot de misère !…

Voilà bien la vérité : la force de cet homme fort était une faiblesse ; elle ne s’alimentait pas en lui-même ; vienne à tarir la source où elle buvait, confiante et illusionnée, son énergie succomberait…

Il en tremblait.

Devant la croix, il s’est découvert. Pourquoi ne pas s’agenouiller ? Y a-t-il songé ?… Son cœur n’est pas mauvais ; seulement, le chagrin, pour lui comme pour tant d’autres, c’est une main de fer qui brise l’élan. L’homme tombe sous ce poids ; s’il tombait à genoux, il se redresserait dans une vaillance nouvelle.

Tout de même, la croix, il l’a regardée, il l’a saluée… Et c’est une prière ; il en a conscience, car un tout petit espoir, timide étoile au firmament d’automne, éclaire un peu ses ténèbres…

Il rentre chez lui.

De la porte ouverte, il voit le grand lit, près du petit châssis sans rideau ; et dans l’ombre, cette forme étendue, sa femme.

Serait-elle morte en son absence ?

Il fallait qu’il la quittât, ce matin, pour l’ouvrage qui n’attend pas… lorsqu’on écoute l’appel du grain dans une éclaircie de soleil.

Même cette journée qui s’annonçait moins brumeuse serait bonne pour les épis languissants, et pour la chère malade.

Dans l’après-midi, tout s’est gâté. C’est le soir. Il est entré dans la maison triste. Il a frôlé, sans la voir, la mort accroupie sur la marche. Il est près du lit. Nous l’y voyons pleurer… Cette mourante est son épouse, la mère de ses quatre petits garçons. Elle est sa force. Elle va partir. Elle parlait du ciel… d’y aller, oui, vraiment… Et sa vilaine toux lui déchirait la poitrine. Elle n’en peut plus… Oh ! tout cela, quelle pitié !

∗∗∗

— François…

Une main s’est posée sur son épaule ; une voix très connue l’appelle ; il se relève :

— Monsieur le curé.

— Oui, mon ami, je viens visiter ta chère femme.

Le prêtre se penche un peu sur la malade.

— Eh bien ! mon enfant ?

Il cache son émotion, pour le mari qui voudrait un espoir qu’il ne peut donner. L’ombre de la chambre est complice : l’homme n’aura pas vu sur les traits du visiteur l’arrêt fatal.

La Providence envoie son ministre vers cette chrétienne pour préparer le grand départ.

— Priez, dit-il au mari ; priez, vous aussi, mes petits amis, car les enfants se sont glissés près du lit ; et si vous voulez, laissez-moi causer un peu avec votre maman.

Ils se retirent ; ils ont compris que l’heure de l’espérance ne remontera plus.

La malade, remise de sa crise, sept ou huit paroles l’avaient épuisée, sourit au prêtre ; elle est heureuse d’être encouragée, de s’humilier encore, toute confiante en la miséricorde, et d’implorer pour sa vie, le pardon.

Colloque intime où le prêtre surtout parla. Que furent ses paroles ? Confiance, abandon, sainte joie d’aller vers ce Dieu si compatissant, vers la Vierge, la Mère toute accueillante aux bonnes mères de famille… S’offrir en holocauste pour ceux qu’on aime et qu’on abandonne, c’est d’avance, pour eux tous obtenir force et bénédiction. Ses petits enfants ?… Jésus et Marie s’en occuperont, et mieux que ne sait faire la plus dévouée des mères… Les mots tombent lentement, suavement, des lèvres sacerdotales, en grâce divine, comme la fraîcheur du soir, vivifiante, sur le calice des fleurs que pourtant l’automne fera mourir…

— Acceptez-vous la mort ?

— Oui, mon Père.

— Comme Dieu voudra ?

— Mon Père, comme Dieu voudra.

— Mon enfant, regrettez-vous bien les fautes, les faiblesses de cette vie qui s’achève ?

De toute sa pauvre voix brisée, la femme répondit :

— Je demande pardon, à Dieu, à vous, mon Père…

Elle n’en put dire davantage.

Le prêtre se recueillit, joignit les mains, fit le signe auguste de l’absolution… te absolvo

Mystère ineffable ; bonheur intime de l’âme pacifiée, baignée de sang divin…

Plus d’autre parole, maintenant, ne peut être autant de lumière et d’allégresse que la dernière, au seuil des joies infinies :

« Proficiscere… monte au ciel, âme chrétienne… »

Mais sera-t-elle dite, cette parole ? Si la mort entrait soudainement, traîtreusement, sans que personne ne fût là ?

Dans la petite salle d’avant, le prêtre retrouva François Gaudreau et ses jeunes enfants ; ils disaient à mi-voix le chapelet. Ils achevaient la dernière dizaine. Le curé leur fit signe d’aller jusqu’au bout. « Gloire soit au Père, et au Fils… » on devina le reste qui s’étouffa dans un sanglot.

Ils se relevèrent.

— Gloire à Dieu, mes bons amis, fit le prêtre d’une voix émue ; votre sainte épouse, votre bonne mère est toute entière entre les mains de Notre-Seigneur. Ne pleurez pas sur elle qui va goûter la paix du ciel, ni sur vous qui sentirez sa bénédiction vous accompagner…

François, dit-il au père, venez ; me chercher, demain matin : je porterai la sainte communion.

Par pitié pour leur grande détresse, il ne prononça pas le mot de viatique qui fait trop songer au trépas ; ni celui d’Extrême-Onction qui sonne toujours, faiblesse de l’homme, douloureux comme un glas…

Cette nuit fut calme ; Dieu le voulut pour la récompense des pleurs sincères et des « ave » pieux : larmes et prières touchent le Père des cieux…

Lorsque, le lendemain, vers les huit heures, tinta la clochette d’église aux abords de la maison silencieuse, Dieu permit encore, pour la foi vive de l’humble famille, qu’un rayon de soleil jaillît des brumes et caressât délicieusement, jusque dans la pauvre chambre, la petite table, et la nappe blanche, et la custode d’argent, puis l’Hostie que le prêtre éleva et que tous adorèrent.

Corpus Christi.

Très simple ; tout sublime. Quand Jésus vient dans nos âmes et dans nos demeures, en même temps y entre, mieux qu’un soleil pâle de septembre, tout le rayonnement du paradis.

Alors, comme la grâce disposait au sacrifice, Monsieur le Curé dit avec douceur :

— Pour que le bienfait de cette visite de Notre-Seigneur soit complet, nous allons administrer la chère patiente.

Le père et les enfants, silencieux, restèrent à genoux ; le prêtre donna lentement les onctions ; sa voix grave répéta la formule de pardon : « Que Dieu, dans sa miséricorde toute de bonté, âme faible, te remette tes péchés ».

La cérémonie impressionnante s’achevait, lorsque la malade prononça clairement, d’une voix qui sembla de la santé revenue :

— Je suis heureuse ; ayez confiance.

Le soleil inondait la campagne de belles clartés quand Monsieur le Curé repartit dans la voiture de François Gaudreau.

∗∗∗

Les deux aînés s’en furent, à la pièce du seigle fauché, retourner les gerbes que la chaleur inespérée de ce matin radieux sécherait rapidement. Il y avait apparence de temps serein pour quelques jours. Il fallait se hâter de recueillir ce qu’on pourrait de la moisson compromise.

Le petit Eugène et François restaient au logis pour soigner leur chère maman. Elle venait de s’endormir ; les enfants, sur la pointe des pieds, se fâchant du moindre bruit, rangeaient la petite table, pliaient gauchement la nappe blanche.

Ils n’osaient parler pour ne point éveiller la malade ; pourtant, que leurs jeunes cœurs étaient pleins à déborder ! Ils pensaient : « Va-t-elle guérir ? Elle guérirait, si Jésus le voulait ; et pour qu’il le veuille, le bon Jésus, que va-t-on lui offrir ? »

Petit Eugène sourit doucement ; il sort.

François le voit s’éloigner vers la lisière d’un morceau de forêt qu’on a gardé intact, un massif de gros arbres. Pourquoi va-t-il là-bas ? Il entre dans le bois sombre…

Mais il semble à François que sa mère s’est réveillée ; il se retourne ; il voit son regard fixé sur lui ; il en a presque peur… il se le reproche, et très vite le voici près du lit.

Il prend de ses deux petites mains tremblantes, la main posée sur le drap blanc, inerte… cette main d’une morte, comme son papa s’était imaginé ; s’il l’élevait dans la lumière de l’étroite fenêtre, cette main, jadis travaillante et ferme, paraîtrait misérablement diaphane.

— Maman chérie, pourquoi ne dors-tu pas ?

— Je vais dormir si longtemps, répond la voix redevenue faible.

L’enfant n’a pas compris ; les mots ? oui, car pour mieux entendre, il a mis son visage tout près de ses lèvres… et sa maman l’a baisé… et ses lèvres sont froides comme la main… les mots ? oui, mais le sens triste : dormir au cimetière… ce long sommeil que rien ne trouble… il n’a pas compris, non…

Un silence. Petit François caresse la main froide que ses mains, si chaudes, les siennes, ne peuvent ranimer. Sa maman dit quelque chose… Il écoute.

— François, aime toujours… le bon Dieu… la Sainte Vierge… et la bonne terre… de… chez-nous…

La terre ! Elle y songe, en son agonie… elle l’aime ! Second silence, plus long… La poitrine respire, oppressée, toute soulevée par l’effort.

— François, promets-tu ?

L’enfant pleure ; il veut dérober ses larmes… elles tombent, brûlantes, sur la main glacée… Et cette main bénie, il l’étreint tout à coup, parce qu’une énergie soudaine lui monte de l’âme, de son âme jeune et vibrante, à lui, l’enfant du sol…

— Toujours, maman ! oui, j’aimerai le bon Dieu… et la Sainte Vierge… et notre bonne terre.

De mère en fils, c’est le cri du cœur, cher p’tit gars des terres neuves !

Son front se penche ; il appuie, il pèse sur la poitrine de sa mère… comme il faisait, bien plus petit. Il s’étonne que sa maman ne le presse pas, affectueusement… Il ne se doute pas que ce poids d’un front d’enfant sur une poitrine brisée, et pour une mère qui va mourir, est un poids immense de souffrance et d’angoisse.

Un léger bruit vers la porte. Il relève le front. Petit Eugène revient, essoufflé, de sa course rapide ; il a, dans le bois, cueilli d’immortelles sauvages, autant que peuvent serrer ses doigts frêles… Il tend son bouquet :

— À Sainte Vierge… pour maman.

Il veut que son grand frère François les place dans un bocal, devant la statuette.

François prend les fleurs, les porte à la malade :

— Voyez, maman chérie, le beau présent d’Eugène.

À peine entend-elle ; une somnolence la gagne.

Mais quand son petit Eugène s’approche du haut du lit, elle lui pose la main sur le front. Au contact de cette main qu’il n’a jamais sentie si froide, il tressaille. Sa mère s’en aperçoit : ce lui devient une douleur nouvelle.

Les fleurettes blanches prient silencieusement Notre-Dame. La Vierge sait tout ce qu’une mère peut souffrir. Elle a pitié ; elle envoie le sommeil qui repose et fait oublier… La main sur le petit front, la pauvre maman ferme ses yeux.

— Elle dort, souffle François.

Lentement, la petite tête se courbe ; la main froide glisse, sans vie, sur le drap blanc.

— Viens, viens,… François entraîne son jeune frère.

∗∗∗

Vers midi le père revint ; la malade dormait toujours. Il prit rapidement une bouchée ; attela la Grise sur la lourde charrette et partit, avec ses deux enfants, ramasser le seigle.

Il ne parla pas ; François et Eugène ne dirent mot non plus.

Quelques nuages paraissaient à l’ouest. Et comme on s’arrêtait près du grain fauché, de derrière la haute forêt fermant l’horizon, des coups de vent soufflèrent, espacés, puis par paquets humides ; Gaudreau en eut un accès de colère ; il se contint pour les enfants qui l’observaient ; il dit sèchement :

— Voilà la pluie… batêche ! Chargeons vite.

François saisit les cordeaux, se tenant seul sur l’échelette du véhicule ; le père reçut et rangea les gerbes que de droite et de gauche lui lancèrent Aimé et Théodule.

Le petit Eugène suivit, égrenant un épi, attrapant une sauterelle… silencieux puisque tous se taisaient, revoyant sur le grand lit la maman toute blême et dont la main lui avait paru si froide.

On devait se hâter. La pluie tombait, poussière d’eau qui s’épaissit, qui dura toute la soirée, puis toute la nuit, noyant les gerbes non rentrées, pourrissant sur pied les grains verts non fauchés. Le désastre prévu s’achevait.

Et l’humidité malsaine de cette nuit d’automne tuait sans bruit, sans secousse, lentement, dans son sommeil inconscient, la pauvre mère épuisée.

Une fois seulement elle s’éveilla. Le petit François ne dormait pas : tant de visions tristes l’obsédaient. Il s’était levé. Pas une étoile ne brillait au firmament ; le voile opaque de brume et de pluie dérobait leur clarté. L’enfant s’en vint au lit de sa mère. Une voisine charitable gardait la malade. Une mèche s’agitait, près de s’éteindre, sur le rebord du châssis. Cela faisait une lueur blafarde, infiniment désolée dans la grande nuit noire.

La pluie battait la vitre. Il y eut tout à coup le cri sinistre du hibou. Petit François tremblait ; il n’avait peur, ni de ces ténèbres, ni des oiseaux nocturnes. La mort invisible qui s’approchait du lit où reposait sa mère, c’est elle qui faisait trembler l’enfant.

Il ne le savait pas.

Il vint tout près. Sa maman, les yeux ouverts, agitait la main… Que cherchait-elle sous la couverture ?

Le petit garçon le demanda, se penchant pour saisir la réponse faible :

— Ma petite croix…

C’était le crucifix de cuivre, souvent baisé, toujours gardé sur la couche, à portée de la main qui le caressait et lui disait, à sa façon, l’ardent amour et la résignation de la mourante.

— Ma petite croix.

L’enfant chercha, releva un peu la couverture ; un reflet jaune parut dans le rayon mobile du lampion : c’était l’objet retrouvé.

François le mit dans la main de sa mère ; celle-ci péniblement souleva cette main… le bras…

Oh ! comme elle était sans force, sa pauvre maman ! Il l’aida à porter le crucifix jusqu’à ses lèvres pâles ; cela lui fendit le cœur… Sa mère lui souffla :

— Embrasse Jésus.

L’enfant posa son meilleur baiser sur le Christ en croix, vénéré par sa mère mourante. Mais qu’elle se mourait, il n’en savait toujours rien.

Et la voix qui parlait tout bas, avec un sifflement douloureux, dit au petit : « Aime… toujours… aime… Jésus… et ton papa… »

— Oui, oui, j’aimerai Jésus, et mon papa… et ma petite maman chérie.

Il embrassa la pauvre femme étendue, muette, blême, les yeux clos. Il l’embrassa, la retenant de ses deux bras, si fort… que la garde le fit s’éloigner :

— Tu fais mal à ta mère.

Et comme il quittait le lit funèbre, le lampion s’est éteint. Il fait tout noir dehors, et tout noir dans la chambre humide. Un long cri d’apeurement hulule vers le bois : le hibou se lamente sous la pluie persistante… Le chien des Gaudreau se met à hurler, lugubre, dans les ténèbres.

Alors, sans bruit, sans qu’on n’en sût rien, ni la bonne voisine qui veillait et voulait rallumer la flammèche tremblante ; ni le petit François couché, sans dormir ; ni le père, ni ses garçons harassés du long travail… Dieu seul le sachant et le permettant, la mort saisit la femme du colon et l’entraîna, sous la nuit morne d’octobre, vers l’au-delà…

∗∗∗

Rien n’est désolant comme l’enterrement, ce matin morose.

Le cadavre, en sa bière de planches nues, s’en va sous la brume lourde qui larmoie, sans un rayon, ni quelque teinte bleue, là-haut, dans le ciel gris-noir. Il s’en va, ce cadavre, chose finie, vers l’église.

Et comme il approche, le glas jette ses plaintes qui sont une prière. Les bonnes âmes l’entendent, se signent et murmurent : « Seigneur, donnez à la défunte le repos éternel. »

Tous savent que sous le drap sombre qui passe, il y a la pauvre mère de quatre petits garçons. La mort n’a pitié de rien, mais les bonnes âmes songent à la disparue ; elles ont une prière aussi pour les orphelins.

Pour eux, l’exil commence en ce départ de leur maman, car souvent, ceux qui restent portent seuls dans leurs âmes désorientées l’amertume de la séparation. Savent-ils combien grande est leur infortune ? Ils ne le savent pas autant que l’homme abîmé dans sa douleur, qui les accompagne. Lui, c’est le père, c’est l’époux, c’est le faible qui vient de perdre sa force ; et lamentablement son front tombe ; son âme fléchit.

L’église est obscure ; la clarté blafarde venant des cierges de cire jaune autour du catafalque, n’y répand aucune joie.

Ce n’est plus la grand’messe lumineuse et vibrante que fut celle toute belle, jadis, un gai dimanche de juin. Il s’en souvient, le petit François. Quelle surprise poignante, aujourd’hui ! Le voile terne piqué de larmes d’argent ; la plainte infinie du requiem, de ce mot qui revient si souvent, qu’il ne comprend pas, mais dont il sent bien à cause du frisson qu’il jette sur l’âme, et du froid qui saisit le cœur, que c’est le refrain mortel d’un adieu.

La cloche elle-même et la clochette de l’autel comme sa grande sœur du beffroi, toutes les deux rieuses et vibrantes dans les allégresses dominicales, les deux voix se lamentent, et c’est encore l’adieu répété, leur requiem porté sous les brumes d’octobre à l’horizon triste.

Mon Dieu ! mon Dieu !… oui, que c’est triste, l’enterrement d’une mère ! triste, pour les petits orphelins…

Le cortège s’est formé vers le cimetière. La pluie s’est arrêtée par pitié pour ce brave monde qui fait escorte. Mais le firmament reste chargé d’un brouillard obstiné : l’herbe morte, où se fanent des feuilles salies de boue, cette herbe mouillée s’écrase pitoyablement sous la marche pesante et ne se relève plus.

Le glas se remet à gémir dans le clocher, mêlant son harmonie suppliante aux derniers psaumes des chantres, à l’oraison du prêtre. Des bouffées de vent, froides et humides, menacent de souffler la flamme des flambeaux. Voilà qu’ils s’éteignent. Un tremblement frileux saisit la foule.

Et quand les porteurs ont glissé lentement, par saccades inégales, le cercueil dans la fosse, petit François, tout pris d’une immense compassion, s’est approché de plus près, tout près, s’est penché vers la fosse, a pu voir le grand trou creusé dans l’argile ocre, et, là dedans, tout au fond, descendre et s’immobiliser pour jamais la lourde boîte fermée où l’on a couché sa mère. Vision rapide, inconsciente. Une main très douce, une main de femme a saisi sa petite main froide :

— Viens, mon enfant ; ne reste pas ici. Viens, ta maman… le ciel…

On l’entraîne…

Et la voix charitable qui lui parlait de sa maman, du ciel, n’a su continuer, coupée par un sanglot.